「Hiver 1888 - Demeure de Zeref, Angleterre」
« Mademoiselle Alice ! »
L’écho de ces deux mots, arrachés entre quelques bouffées d’air, s’évanouit dans les méandres interminables des corridors.
Cette voix – bien qu’elle fût familière à Alice – portait l’autorité habituelle de sa gouvernante, Beatrice. Pour d’autres, ce ton tranchant aurait pu être une sommation implacable, une menace à peine voilée. Mais Alice n’était ni impressionnable, ni docile. À ses oreilles, ce n’était qu’un râle lointain. Une vague réprimande étouffée par l’adrénaline qui pulsait dans ses veines.
Elle filait à travers l’un des nombreux passages étroits du manoir, légère et discrète, malgré la précipitation. Le silence, qui régnait jusqu’alors en maître, fut brisé par le grincement du parquet sous ses pas rapides. La jeune femme avalait la distance en quelques foulées, son souffle créant de fugaces volutes blanches dans l’air glacé. Mais derrière elle, une démarche bien plus lourde martelait les planches, réduisant à chaque seconde l’avance chèrement acquise.
« Arrêtez-vous immédiatement, ou cela finira mal pour vous ! »
Un sourire moqueur étira les lèvres d’Alice.
« Lâchez-moi un peu ! Ce n’est qu’une montre ! » répliqua-t-elle, l’ombre d’un défi dans la voix, sans prendre la peine de se retourner.
Ce n’était qu’une montre, oui. Une simple montre de gousset, prise sans permission dans la chambre de son frère. Pourtant, la réaction disproportionnée de Beatrice et des autres domestiques laissait supposer que l’objet recelait bien plus qu’un simple mécanisme de rouages et d’aiguilles. Ce détail n’avait pas échappé à Alice, mais pour l’instant, elle avait des préoccupations plus urgentes.
Par moments, ses pieds s’enfonçaient dans l’épaisseur des tapis, adoucissant à peine ses foulées. Pourtant, cela ne suffisait pas à masquer entièrement sa fuite. Elle sentait toujours la tension dans ses muscles et la brûlure dans ses poumons. Son cœur battait à tout rompre, frôlant la tachycardie. Sa respiration devenait erratique et chaque foulée lui coûtait de plus en plus.
La jeune femme peinait à garder un rythme soutenu, mais se forçait à ne pas ralentir. Rien ne lui paraissait plus terrifiant que de sentir la main de Beatrice se refermer sur son bras. Il ne s’agissait pas seulement de la rancune d’une gouvernante : Alice savait que tout dans cette demeure, et la stricte éducation qui lui était imposée, cherchait à la maintenir en place. Abandonner maintenant, signifiait s’avouer vaincue.
Le corridor s’ouvrit soudainement sur une grande baie vitrée. Un instant, son reflet se fondit dans la lumière vespérale. Ses longs cheveux de jais, qui fouettaient son visage à chaque mouvement, prirent des teintes orangées. Et l’ombre d’Alice, projetée sur le sol par cet ultime éclat du jour, s’étira un instant.
En une fugace silhouette de sa fragile liberté.
Au-delà du verre, l’hiver étendait son manteau spectral : la brise glaciale sifflait entre les branches dénudées, les pins en contrebas ploiaient sous le poids des flocons incessants, et les corbeaux, silhouettes sombres découpées sur un ciel sanglant, lançaient leurs croassements funestes.
Mais Alice ne voyait rien de tout cela. Pour elle, ce paysage figé dans un éternel hiver n’était qu’un décor muet, un théâtre immobile où se jouait une traque impitoyable.
Elle tourna brusquement à l’angle d’un couloir, manquant de peu de faire tomber un vase ancien qui trônait sur une console de marbre. Le heurt fut si proche que la porcelaine vacilla légèrement. Puis l’objet cliqueta dans un tintement discret, avant de retrouver un équilibre précaire. À peine le vase avait-il cessé de trembler qu’Alice reprit sa course.
La jeune femme ne perdit pas une seconde. Pas même un regard en arrière, pas même un soupir de soulagement. Le temps des excuses ou de la prudence n’était pas venu. Elle fendait l’espace à toute allure, sa robe effleurant les murs. L’aile ouest du manoir, qu’elle connaissait mieux que quiconque, s’étendait devant elle en un labyrinthe de couloirs peu éclairés.
Les hautes fenêtres gothiques, ornées de vitraux, laissaient filtrer la lueur mourante du jour. La poussière dans l’air se muait alors en millions de particules lumineuses, virevoltant silencieusement comme une nuée d’insectes insaisissables. Et dans cette atmosphère de plus en plus sombre, Alice s’accrochait à la seule certitude qui la galvanisait : son butin, bien gardé au creux de sa main.
Au bout du couloir, elle bifurqua soudainement à droite. Ses jambes la portaient toujours avec hâte, mais son pied glissa sur un tapis replié. Son équilibre fut mis à rude épreuve, et elle sentit son corps basculer l’espace d’un instant. Le sol se rapprochait dangereusement. Dans un réflexe désespéré, elle se rattrapa de justesse contre la tapisserie murale, manquant quand même de s’affaler de tout son long. Son cœur, déjà affolé par l’adrénaline, rata un battement.
Toujours là.
Profitant de ce bref arrêt, elle ouvrit sa main et ses doigts fébriles rencontrèrent le contact glacé du métal. La montre était encore nichée dans sa paume. Une onde de soulagement la traversa. Le boîtier finement ciselé, dégageait un étrange réconfort. Comme si ce simple objet avait le pouvoir de lui donner la force de continuer.
Alice prit une profonde inspiration pour tenter de calmer la panique qui menaçait de l’envahir. De calmer les battements erratiques de son cœur.
Puis, dans l’obscurité grandissante, elle jeta un regard derrière elle. Le couloir lui parut plus long, plus profond. Les ombres s’étirant et se déformant sur les murs, créèrent des silhouettes mouvantes qui s’avançaient, puis reculaient en un ballet irréel. L’illusion fugace d’un gouffre sans fin la traversa. Mais derrière elle… rien. Aucune silhouette, aucun bruit, aucune menace immédiate. Pas de Beatrice, ni de domestiques alertés par sa fuite.
Un sourire soulagé étira ses lèvres. « Ils ne me rattraperont jamais… » murmura-t-elle, gonflée d’une assurance nouvelle. Ses pieds effleurèrent de nouveau le sol, elle repartit au trot, ralentissant juste assez pour ménager ses jambes fatiguées. À ses yeux, ce manoir qu’elle avait longtemps considéré comme une prison labyrinthique devenait un terrain de jeu où elle avait l’avantage.
Pourtant, avant même que l’idée de sa victoire ne se solidifie dans son esprit, une force invisible la frappa de plein fouet. Le choc fut brutal. Si puissant qu’elle tomba à la renverse, emportée dans un tourbillon de douleur et de surprise. Elle sentit l’air lui échapper alors que son dos heurta violemment le parquet ciré. L’impact se répercuta jusqu’à l’arrière de son crâne dans un bourdonnement qui emplit ses oreilles. L’élan de sa course s’évapora en un instant. Tout son corps était devenu une poupée de chiffon jetée au sol.
Rien ne devait entraver son chemin. Pourtant, elle avait clairement heurté quelque chose. Ou quelqu'un.
« Hé ! Regardez où vous allez ! » s’écria-t-elle, la colère masquant à peine la douleur qui pulsait dans son crâne.
Toujours au sol, une main pressée contre sa tête, Alice tenta de rassembler ses esprits. Pendant une seconde, elle eut la sensation que le temps s’était arrêté. Puis une voix grave, posée mais légèrement exaspérée, fendit l’air.
« Ce serait plutôt à toi de faire attention à où tu mets les pieds… Alice. »
Un avertissement.
Alice releva le menton, lentement. Sa vision trouble peinait à discerner la silhouette devant elle, mais la carrure de l’inconnu se dessinait déjà avec une évidence implacable. Et même dans la semi-obscurité, elle reconnut sans peine le regard d’onyx qui l’observait avec un mélange de contrariété et de curiosité. Des prunelles qu’elle aurait reconnu entre mille. Son souffle se coupa et son cœur se serra brièvement.
Son frère aîné.
« Zeref. »
Le prénom s’échappa de ses lèvres dans un murmure.
Zeref se tenait droit au milieu du couloir, enveloppé d’un long manteau sombre qui descendait presque jusqu’au sol. Son visage, blafardement éclairé par les derniers rayons du soleil couchant, restait impassible et chaque ligne de son corps exprimait une maîtrise absolue. Le choc n’avait eu aucun effet sur lui. Mais la cadette n’arrivait pas à savoir ce qui la troublait le plus : l’ampleur de sa carrure ou l’aura d’assurance silencieuse qu’il dégageait.
Pendant un instant, ils restèrent immobiles, scrutant chacun le visage de l’autre.
Alice, elle, sentait son estomac se nouer. Mauvais, mauvais, mauvais. Ses doigts se crispèrent autour de la montre comme si elle pouvait encore échapper à cette confrontation. Son pouls, affolé, se réverbérait contre le métal froid. Elle savait que Zeref ne ratait aucun détail ; il avait probablement déjà remarqué la tension dans ses gestes et l’objet dissimulé dans sa paume.
Derrière son aîné, un homme encapuchonné se tenait à distance respectable, sa présence aussi obscure que l’ombre qui l’avalait presque entièrement. Son visage disparaissait sous un lourd capuchon de velours noir, ne laissant deviner qu’un menton et une bouche figée dans une expression impénétrable. Il ne bougeait pas, ne parlait pas, et pourtant, son aura était écrasante. Quelque chose d’indéfinissable se dégageait de lui, une tension sourde, latente, semblable à un animal en embuscade prêt à bondir au moindre signe d’agitation. Une tension à laquelle Alice n’était pas habituée.
La jeune femme sentit la nervosité grimper en elle lorsqu’elle réalisa l’ampleur de sa maladresse. Elle venait de heurter de plein fouet son frère. L’homme dont l’autorité dans ce manoir ne souffrait d’aucune contestation.
Un rire nerveux menaça d’éclater sur ses lèvres, mais elle l’étouffa à temps. À la place, un sourire crispé illumina son visage de manière fugace alors qu’elle s’efforçait de masquer son malaise. « Ah… Désolée… Je ne t’avais pas vu. »
Puis, elle se rendit compte à quel point son excuse était futile.
Elle aurait pu jurer entendre Zeref soupirer avant même qu’il ne le fasse réellement. Le son qui s’échappa de ses lèvres était long, pesant. Révélant une patience déjà bien entamée.
Il secoua légèrement la tête, une mèche de ses cheveux sombres glissant devant ses yeux avant qu’il ne la repousse distraitement d’un revers de main. Visiblement, il luttait contre le désir de la sermonner sur-le-champ. Mais l’habitude de gérer les frasques d’Alice semblait avoir émoussé sa colère immédiate. Ses larges épaules se détendirent à peine.
Toutefois, avant qu’il ne puisse formuler le moindre mot, Alice, agile tel un chat, bondit sur ses pieds. Dans le même mouvement, elle fit volte-face, prête à reprendre sa course. Son souffle court trahissait son état de nerfs, et elle déglutit pour chasser l’angoisse qui menaçait de l’étreindre. L’idée de rester une seconde de plus sous le regard autoritaire de son frère la mettait mal à l’aise.
« Pardon, mais j’ai des tâches importantes qui m’attendent ! » lança-t-elle précipitamment.
Elle s’élança sans attendre de réponse, filant dans la direction opposée. Ses jambes, encore ankylosées par sa précédente course, répondirent à l’appel de l’adrénaline, la propulsant à toute allure. Le soulagement effleurait déjà son esprit quand soudain, un craquement sec retentit dans son dos.
Un bruit fracassant.
Un instant de silence suspendu.
Puis le son clair et cruel de la porcelaine se brisant.
Interloquée, Alice se retourna, les sens en alerte. Juste à temps pour assister à l’explosion d’un précieux vase chinois. L’eau qu’il contenait s’épancha sur le parquet, formant une mare scintillante autour des tessons. Les pétales de magnolias et de lys blancs, dérivèrent ici et là, dérangées dans leur quiétude.
La jeune femme se figea, les yeux écarquillés. Un frisson la traversa de la nuque aux talons et son cœur bondit dans sa poitrine. Elle connaissait ce signal. Elle savait exactement ce qu’il signifiait : Zeref n’admettait jamais qu’on lui tourne le dos en pleine conversation. Et elle venait de franchir une limite.
L’air lui parut subitement plus lourd, plus dense, vibrant d’une tension menaçante. Même de dos, même sans poser les yeux sur lui, elle savait ce qui était en train de se produire. Ses iris avaient changé.
Là où Zeref arborait d’ordinaire des yeux aussi sombres que la nuit elle-même, une couleur brûlante venait sans doute d’y naître, un violet incandescent, spectral, témoin de sa frustration grandissante. Une manifestation d’une énergie qu’il peinait à réfréner.
Le maître des lieux n'était pas humain, et tous les habitants en avaient pleinement conscience. Car eux non plus ne l’étaient pas, mais Zeref particulièrement, inspirait une terreur profonde, et à juste titre.
« Alice. »
Un ordre et une menace mêlés en un seul mot. La jeune femme sentit la peur lui enserrer la poitrine, mais elle tenta de garder contenance, serrant malgré elle la petite montre de gousset dans sa paume.
« Quand je te parle, j’exige que tu m’écoutes. »
À ses côtés, l’homme encapuchonné ne réagit presque pas. Mis à part un léger mouvement de tête signifiant qu’il avait bien enregistré la colère de son camarade. Pourtant, malgré son mutisme, Alice sentit que cet inconnu pouvait, en un claquement de doigts, semer la terreur autour de lui.
Et alors qu’elle avalait sa salive pour s’obliger à rester calme, elle entendit un autre son, bien différent, qui se rapprochait.
Aussitôt, la troupe d’employés du manoir, éreintés et transpirants, surgit du couloir adjacent. Menés par Beatrice, ils avaient couru dans tous les sens à la recherche de leur jeune maîtresse. La gouvernante, les joues cramoisies sous l’effort, peinait à retrouver son souffle. Ses cheveux bruns, d’habitude tirés à la perfection, s’échappaient en quelques mèches folles de son chignon.
Elle s’arrêta net en apercevant la scène : Alice figée devant son frère, le vase en miettes à leurs pieds, et l’aura menaçante qui s’élevait autour de Zeref comme un orage en gestation. Les autres domestiques, à bout de souffle, se concertèrent du regard, incertains quant à l’attitude à adopter. D’un revers de main, Beatrice essuya son front, tâchant de masquer son essoufflement. Puis, dans un réflexe de discipline, elle redressa les épaules et prit une profonde inspiration, tentant de retrouver une contenance digne de son rôle.
Alice détailla le groupe avec un mélange d’amusement hautain et de mépris mal dissimulé. Malgré la sueur qui perlait encore sur leurs fronts et la façon dont leurs poitrines se soulevaient au rythme d’une respiration haletante, elle trouvait leur lenteur risible. Pathétique. Pour des démons. Mais bien vite, la tension écrasante que dégageait Zeref étouffait toute trace de légèreté, lui rappelant que ce n’était pas le moment de fanfaronner. Il n’avait jamais eu le sens de l’humour lorsqu’il s’agissait de ses affaires personnelles.
« Nous vous avons enfin rattrapée, Mademoiselle Alice ! » s’exclama Beatrice irritée, son souffle encore court. « Vous nous avez donné bien du fil à retordre. »
Alice esquissa un rictus, haussa les épaules, faignant l’innocence. Mais elle se ravisa aussitôt lorsque Zeref, d’un mouvement imperceptible, braqua son attention sur Beatrice et ses subordonnés. Il les scrutait de haut en bas, son expression indéchiffrable, mais son regard – ce regard tranchant comme dague prête à fondre sur sa cible – disait tout. « Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ici ? »
Beatrice, qui avait déjà connu la sévérité de Zeref, tressaillit. Son assurance, qui n’avait jamais été bien grande face au maître des lieux, vacilla. Désormais, l’angoisse crispait ses gestes : elle ajusta maladroitement son chignon, ses doigts tremblant sous le poids de l’attention qui pesait sur elle.
Derrière elle, les autres domestiques, pétrifiés, gardaient le silence, le visage marqué par la fatigue de leur vaine poursuite. Mais la chaleur de l’effort s’était évaporée. Chacun d’eux semblait vouloir disparaître dans l’ombre, conscients que la moindre inflexion de leur part pouvait leur valoir la désapprobation du maître des lieux.
Les pupilles de Beatrice, oscillant entre crainte et soumission, se levèrent vers lui avec prudence. Malgré son âge, malgré son rôle de gouvernante chevronnée, elle ne pouvait masquer la crainte qu’il inspirait. Celle d’un être bien supérieur à elle. « Oh... Jeune maître ! » finit-elle par s’exclamer, à la fois nerveuse et soulagée. « Vous... vous êtes rentré. » D’un index tremblant, elle désigna Alice . Et cette dernière perçut dans ses prunelles, une lueur oscillant entre l’admiration qu’elle vouait au frère aîné et la satisfaction d’avoir l’occasion de mettre la cadette à sa place.
« Votre sœur s'est faufilée dans votre chambre pendant votre absence et... elle a pris quelque chose. »
Ses paroles s'évanouirent dans le lourd silence qui suivit.
Le teint d’Alice se durcit et elle foudroya Beatrice du regard. Cette vieille fouine. Toujours prête à rapporter, à dénoncer, à jouer les parfaits petits chiens de garde de son frère. Certes, elle s’était introduite dans la chambre de Zeref, mais la gouvernante la dénonçait comme si c’était l’acte le plus grave que l’on puisse commettre au sein de cette demeure. Et, à en juger par l’expression presque triomphante qui flottait sur les traits de la vieille femme, Beatrice s’enorgueillissait de ce rapport. Puis dangereusement, Alice sentit l’agacement l’envahir, une vague d’irritation qui lui donnait envie d’envoyer valser cette femme trop zélée.
Zeref, immobile, laissa passer plusieurs secondes sans mot dire. Il n’en avait pas besoin. Son mutisme était une arme aussi acérée qu’un ordre direct. Finalement, il reporta son attention sur sa cadette, dont la nervosité se lisait désormais clairement dans ses prunelles écarlates. Alice sentit son estomac se contracter. Ce regard-là, elle le connaissait. Ce n’était pas celui d’un frère irrité ou ennuyé. C’était celui qui disséquait, qui perçait au-delà des mots, celui qui lisait en elle avec une lucidité terrifiante. Il ne se contentait pas d’observer. Il savait.
Puis, en silence, il tendit la main vers elle. Un geste lent et mesuré. « Alice. » Une paume ouverte qui constituait une demande qui n’avait rien d’un simple souhait. Il ne réclamait pas. Il exigeait. « Donne-le moi. »
Alice serra la mâchoire. Son cœur, jusqu’alors affolé, s'alourdit dans sa poitrine. Sa gorge s’assécha et un mince sourire crispé se dessina sur ses lèvres fines. Une moue qui trahissait plus d'agacement que de défi.
Il n’y avait ni place pour la négociation, ni même pour la discussion. C'était un ordre auquel elle ne pourrait se soustraire. Elle regrettait déjà d’avoir agi si impulsivement, et pourtant, une part d'elle se rebellait. Lui hurlant de ne pas céder si facilement. Elle baissa les yeux vers sa main. La montre, nichée dans sa paume, paraissait si légère, mais son importance pour Alice était immense. « Ce n’est rien de grave, je te le promets… » hasarda-t-elle, sa voix à mi-chemin entre la supplication et la justification.
Un battement de silence. Puis un autre.
Elle recula d’un pas, serrant toujours l’objet contre elle. Mais Zeref, immuable, resta le bras tendu, les doigts légèrement écartés, réclamant ce qu’il estimait être sien de droit. Beatrice, derrière lui, guettait la scène avec une satisfaction peinte sur le visage.
Alors, le regard d’Alice dévia un instant vers l’homme encapuchonné qui n’avait pas émis le moindre mouvement depuis le début. Son immobilité, conjuguée à la puissance qui émanait de Zeref, donnait à l’instant une connotation presque rituelle. Un jugement auquel elle ne pouvait échapper.
À contrecœur, elle rouvrit ses doigts crispés et déposa son butin dans la paume de son aîné. Et lorsqu’elle exécutait ce geste, elle eut la désagréable impression qu'une part d'elle-même se détachait, lui arrachant une dernière lueur de résistance. Mais elle se résigna finalement à céder. Jamais un objet ne lui avait paru aussi lourd qu’en cet instant où elle devait s’en séparer.
Zeref referma sa main autour de la montre, et laissa son regard en parcourir les moindres détails, sans qu’aucune émotion ne transparaisse sur ses traits. Son visage demeurait stoïque, mais Alice percevait dans ses pupilles sombres, l’ombre une curiosité. Il prit une inspiration, ou plutôt un souffle à peine audible, tandis qu’il se tournait de nouveau vers sa jeune sœur.
À ce moment précis, une tension différente émana de lui. La jeune femme pouvait presque ressentir les rouages s’activer dans l’esprit de son frère. Il la sondait, l’évaluait, cherchant la source d’un comportement qu’il jugeait sans doute puéril. « Si je ne m’abuse, » reprit-il d’une voix basse et réfléchie. « Tu as déjà tenté de t’approprier cette montre par le passé. Que représente-t-elle donc pour toi ? »
La question la heurta de plein fouet. Parce qu’elle-même ne savait pas comment y répondre. Alors, elle se sentit exposée. Et les regards braqués sur elle – ceux des domestiques, de Beatrice, mais surtout celui, incisif, de Zeref – lui donnaient rien de plus que l’impression d’être coincée dans un piège. Que ce moment n'était que le début d'une confrontation plus profonde et plus personnelle.
Incertaine, Alice ouvrit la bouche, cherchant une réponse qui ne venait pas. Elle eut presque envie de glisser une remarque ironique, mais sa gorge sembla se nouer et seul un murmure rauque s’y échappa. « Je… »
Ce n’était pas la première fois qu’elle volait – ou tentait de voler – cette montre, oui. Et pourtant, jamais elle n’avait réussi à comprendre l’étrange force qui l’y poussait.
Pourquoi cet objet en particulier, parmi tous ceux qui remplissaient le manoir, l’attirait-il de manière aussi irrésistible ? En apparence, ce n’était qu’un bijou de plus, une mécanique usée par le temps. Mais Alice sentait qu’il y avait autre chose.
Cette fascination qui la poussait à braver l’interdit était-elle due à un simple caprice ? Un geste enfantin né de son aversion pour les règles qu’on lui imposait sans cesse ? Ou peut-être y avait-il quelque chose de plus profond, un désir qu’elle ne pouvait pas nommer.
Une curiosité obsédante, une impression indéfinissable que cette montre contenait quelque chose qu’on lui cachait.
L’impression que cette montre de gousset lui appartenait réellement.
Zeref l’observa un moment encore, attendant un éclaircissement. Quand elle demeura silencieuse, il haussa un sourcil avant de trancher d’un ton plus sec : « Peu importe. » Le verdict tomba dans un claquement sec. Il estimait que l’affaire ne méritait plus d’être prolongée. Alice, elle, devint soudain pâle, réalisant qu’elle venait de rater sa seule occasion de justification. « Tu ferais mieux de te concentrer sur des choses plus essentielles. Demain, tu seras soumise à un test pour évaluer les connaissances que tu étais censée acquérir en mon absence. »
La jeune femme releva la tête d’un coup, frappée d’incrédulité. Elle laissa échapper un « mais… » qui mourut aussitôt sur ses lèvres. Elle voulut plaider sa cause, expliquer que demain… elle avait un programme, un moment important. Son anniversaire. Toutefois, son visage s’assombrit immédiatement lorsqu’elle comprit que son frère n’était pas homme à laisser ce genre d’opportunité.
« Ne crois pas que je vais t’épargner avec une excuse aussi futile. » Zeref lui coupa la parole sans ménagement. « Beatrice, je vous laisse gérer la suite. Et tâchez de ne pas la laisser filer, encore une fois, entre les doigts. »
L’ordre était clair. Sans même attendre la réponse de la gouvernante, il fit volte-face et s’éloigna, son acolyte lui emboîtant le pas. Beatrice, fidèle à son rôle, s’inclina devant la silhouette de Zeref, disparaissant dans l’obscurité du couloir, comme pour réaffirmer sa loyauté au maître des lieux. Une fois hors de vue, elle retrouva son maintien rigide et sévère, le menton légèrement relevé pour rappeler à Alice qu’elle n’avait plus d’échappatoire.
Au delà de sa nature démoniaque, la gouvernante était une surtout une femme de principes, incarnant la discipline dans cette demeure. Rien n’était plus important à ses yeux que de maintenir l’ordre, même face à une jeune maîtresse rétive. L’expression d’orgueil satisfait qui traversa un instant son visage trahissait sa petite victoire. Elle avait accompli son rôle, et Zeref avait soutenu son autorité. Elle ne se priverait pas d’exercer ce pouvoir retrouvé.
Néanmoins, en constatant le mutisme de la jeune femme, Beatrice pinça les lèvres. Elle jeta un coup d’œil rapide aux domestiques encore présents, leur indiquant silencieusement qu’ils pouvaient se disperser. Certains s’éloignèrent avec hâte, le visage baissé, soulagés de quitter cette scène étouffante. D’autres restèrent en arrière, curieux ou inquiets. « Venez, mademoiselle. » tenta-t-elle, tâchant de tempérer la tension ambiante. « C’est terminé, maintenant. Vous avez entendu votre frère. Nous devrions retourner à la bibliothèque. »
La gouvernante accompagna ses paroles d’un bref geste du bras, signifiant à sa jeune maîtresse de la suivre. Puis, sans un mot de plus, elle se tourna, convaincue qu'Alice emboîterait le pas sans hésiter. Comme elle l’avait toujours fait à chaque fin d’altercation.
Cependant, droite au milieu du couloir, Alice demeura figée, le souffle bloqué dans sa poitrine. La fureur et la frustration bouillonnèrent en elle, mais l’autorité de Zeref exerçait un poids tel qu’elle ne parvenait pas à bouger, ni même à prononcer le moindre mot. La réalité s’était imposée, brutale et inébranlable.
Comment aurait-elle pu espérer un geste tendre de sa part ?
Après tout, son anniversaire n'avait jamais été une raison suffisante pour lui. Comme chaque fois, elle ne pouvait qu’encaisser, contenir la rancœur qui la rongeait. Pendant un bref instant, la silhouette de Zeref s’imposa encore à son esprit. Une part d’elle, celle toujours bercée par l’enfance, se demandait parfois s’il lui restait, sous sa froideur et ses silences, une once de compassion pour elle. Ou si les années d’absence et de responsabilités l’avaient véritablement transformé en un être aussi dur que les pierres fondatrices de ce manoir.
Un profond sentiment de lassitude envahit Alice. Elle se sentait lasse de toutes ces contraintes, de toutes ces attentes. Son poing se referma à vide, cherchant la montre qui n’y était plus. L’impression douloureuse d’un lien brisé persistait, comme si ce petit objet métallique emportait avec lui son espoir d’évasion, ou du moins l’illusion qu’elle en avait.
Alice soutint du regard la silhouette de Beatrice qui s’éloignait. Mais à l’intérieur, mille émotions s’entrechoquèrent. La colère de s’être fait humilier ainsi. La déception de voir une fois de plus ses espoirs piétinés. L’envie presque irrépressible de hurler sa frustration. Et surtout, ce voile de tristesse qui accompagnait toujours ces moments familiers de solitude.
Finalement, la jeune maîtresse se résigna et avança d’un pas lent. Elles disparurent dans la galerie suivante, laissant derrière elles les éclats de porcelaine brisée.
Et dans le silence revenu, seule la nuit fut témoin d’une subtile anomalie : l’ombre qu’Alice laissait sur le parquet, à peine visible dans la pénombre, se déforma de manière imperceptible.
Mue par sa propre détresse.
Personne ne s’en aperçut, pas même la principale intéressée, trop engluée dans sa peine et son désir de révolte muette.