Il était une fois, une tribu de petites souris qui vivaient toutes ensemble dans le grenier d’un vieux chalet.
La plus âgée de tout le clan, prénommée Grisette, ne cessait de rappeler à ses congénères les consignes élémentaires de prudence que lui avait prodiguées sa propre mère et pérennisait la lignée. Car, dans ce chalet, résidait également un chat. Les souris l’avaient baptisé Mort-aux-rats, parce qu’il semait la terreur parmi tous les rongeurs du coin.
Ainsi, grâce aux bons conseils de Grisette, la famille vivait en toute sécurité bien cachée dans leur grenier. Un beau jour, pourtant, une petite souris pointa le bout de son nez et, rapidement, on s’aperçut qu’elle ne ressemblait en rien à toutes les autres souricettes du grenier. Elle avait bien le poil gris et les moustaches qui frisottaient par temps de pluie, pour ça, oui ! Mais, contrairement aux autres, elle avait le goût du voyage et se lassait très vite des recommandations de Grisette, tant et si bien qu’on avait fini par la surnommer L’Intrépide.
« Reste près de moi ! » criaient les plus inquiets.
« Reviens immédiatement ! » invectivaient les plus inflexibles.
« Rapporte-nous un bout de parmesan ! » l’encourageaient les plus intéressés.
« Miam miam ! » ronronnait Mort-aux-rats, en se pourléchant les babines.
L’Intrépide cherchait à rassurer les inquiets, alors elle voyageait dans sa tête.
L’Intrépide négociait avec les inflexibles, alors elle s’autorisait quelques sorties.
L’Intrépide aimait rendre service aux intéressés, alors elle se glissait jusqu’au garde-manger.
L’Intrépide n’avait que faire des ronronnements d’un chat grognon, alors elle faisait des pieds de nez — ou plutôt des pattes de museau — à Mort-aux-rats.
À ses dix ans, L’Intrépide en eut assez de son grenier. Elle fit son baluchon, embrassa ses sœurs, apaisa Grisette, tira une dernière fois la langue à Mort-aux-rats et prit la poudre d’escampette.
Elle sautilla de pierre en pierre, y rencontra Ollaire, un hérisson plus doux que le cocon dans lequel elle dormait dans son grenier.
Elle courut le long des torrents, s’en abreuva quand elle avait un peu soif.
Elle chevaucha une feuille d’automne pour glisser tout en bas de la colline sur laquelle trônait son chalet d’origine.
Un soir d’orage, elle voulut se réfugier dans le nid d’un écureuil, mais ses petites pattes n’étaient pas habituées à grimper sur un arbre et elle tomba. De rage, elle cria : « Ah non ! On m’appelle L’Intrépide et rien ne m’arrête ! »
Alerté par le bruit, le propriétaire des lieux descendit la rejoindre. La tête en bas, l’écureuil lui demanda ce qui la tourmentait. La souris lui déclara, fière :
« Je m’appelle L’Intrépide, ton arbre semble l’ignorer ! »
« Mon chêne sait tout du courage, répliqua l’écureuil, un peu vexé. Il le puise dans la profondeur de la terre grâce à ses racines. Il a survécu à des tempêtes et m’en protège. Et toi, que connais-tu de la bravoure, hormis qu’elle compose ton nom ? »
Ne sachant que répondre à cette question, la petite souris poursuivit son chemin pour trouver un nouvel abri. Elle vit non loin de là un tronc creux couché au bord d’un cours d’eau. Elle s’y glissa et y passa la nuit.
Le lendemain matin, l’orage était parti arroser d’autres vallées. L’Intrépide s’étira puis se décida à reprendre l’aventure, mais se retrouva entourée d’eau. Son refuge avait été emporté par les flots et elle naviguait à présent sur une rivière. La petite souris considéra d'abord ce nouveau moyen de locomotion à son goût, car le paysage qui défilait sous ses yeux était inédit. Au bout de quelques heures, toutefois, l’endroit lui parut moins accueillant et bien plus exigu que son grenier. Après avoir étudié différentes stratégies, elle dut se rendre à l’évidence : elle était coincée sur ce billon qui suivait inexorablement le courant. De dépit, elle marmonna : « Pourtant ! On m’appelle L’Intrépide et rien ne m’arrête ! »
« Quoâ ? » croassa une voix dans les profondeurs du tronc d’arbre. La souris sursauta. Un crapaud vint alors à elle. Elle lui lança :
« Je m’appelle L’Intrépide, ton ruisseau semble l’ignorer ! »
« Tu croâ ? Plonge donc, qu’on le voâ ! »
Ni une ni deux, la petite souris releva le défi. Mais l’eau était agitée, après avoir été nourrie des pluies de l’orage, et l’expérience était bien différente de ses baignades dans l’étang devant son chalet. L’Intrépide nagea de toutes les forces de ses minuscules pattes, but quelques tasses, chercha la rive et enfin la trouva.
Tout essoufflée, elle s’offrit quelques heures de répit pour se sécher et se reposer avant de reprendre la route.
Elle grimpa le long d’un sentier très escarpé et rocailleux. La vue était imprenable. Elle donnait sur un lac majestueux.
Comme elle avait faim, la petite souris voulut cueillir quelques baies qui rougeoyaient dans un buisson bordant le chemin. En se servant, elle se piqua les pattes. Le massif était fait d’épines. De douleur, elle gémit : « Aïe ! On m’appelle L’Intrépide et rien ne m’arrête ! »
Le buisson se mit à frémir sous l’impulsion d’une brise passagère. On aurait dit qu’il était pris d’un puissant fou rire.
« Je m’appelle L’Intrépide, tu sembles l’ignorer ! » grogna la souris en lui tournant le dos.
« Ne sais-tu donc pas que c'est le vent qui le fait danser et rire ? » dit alors une hirondelle en se posant auprès de la souricette.
« Ho ! Je croyais qu’il se moquait de moi », répondit-elle.
« Je t’observe depuis hier, petite souris intrépide. Tu ne manques pas de courage. Où vas-tu ainsi ? » demanda l’hirondelle.
« J'explore le monde ! » claironna la petite souris.
« Te plaît-il ? » interrogea l’oiseau.
« Oui ! Mais mes pattes ne courent pas assez vite pour tout découvrir », commenta la souris.
« Veux-tu monter sur mon dos ? » proposa l’hirondelle.
Bien entendu, L’Intrépide ne refusa pas cette offre et s’envola poursuivre son périple à travers les airs.
Que c’était grisant ! La petite souris reconnaissait à peine le paysage. Vu d’en haut, tout semblait si minuscule. Pour la première fois, elle vit des champs, des montagnes et des forêts. Elle n’aurait jamais cru que le monde était si grand.
Tout à coup, l’hirondelle plongea. Elle évita de justesse un convoi de canards en départ pour la migration. La petite souris s’accrocha de toutes ses forces aux plumes de l’hirondelle, mais l’embardée fut telle qu’elle tomba dans le ciel.
Sa chute se termina dans une cheminée d’un vieux chalet. Après avoir repris ses esprits, L’Intrépide secoua la poussière de son pelage et se redressa. Devant elle, une série d’yeux écarquillés la fixaient. Parmi eux, Grisette s’exclama : « Par la moustache de Mort-aux-rats ! C’est une souris ! »
Ce à quoi L’Intrépide répondit : « Je ne suis pas n’importe quelle souris ! Moi, j’ai rencontré un arbre plein de courage, j’ai dormi sur une rivière, j’ai entendu rire un buisson et j’ai touché les nuages ! »