« Le dernier en bas est un gros caca ! » lance P-O. Nicolas et Gaïa, piqués au vif, se laissent prendre au jeu, ils déboulent le rocher et disparaissent derrière les sapins rabougris. Étienne comprend assez vite que ses genoux vont le lâcher ; en tant que grosse merde de la descente rapide, il ralentit en assumant se faire torcher.
- Grand-papa est un caca ! Cri Gaïa en le voyant arrivé au loin.
- Eh, sois poli avec ton grand-père, c’est Monsieur Caca, réplique P-O.
- Comment va Nancy ? s’informe Étienne, encore essoufflé de la marche.
- Tout va bien, je viens de lui donner de l’eau, une chance que j’ai parqué la voiture à l’ombre, il commençait à faire chaud là-dedans, lui répond P-O.
- C’est moi en avant, réserve Nicolas en se jetant sur la portière.
- Pas de trouble, c’est moi qui conduis, réplique P-O.
- Je veux conduire, ose Gaïa.
- Pardon ?
- Je veux conduire. Depuis notre départ, c’est toujours toi ou Grand-papa, argumente Gaïa.
- Euh… Il y a tout plein de raison pour ça, hésite P-O, surpris de l’audace de sa fille.
- Laisse-là donc essayer, il n’y a pas trop de polices dans le coin ;) Tu te souviens, je te permettais de conduire à l’occasion sur la route devant le chalet, remémore Étienne.
- OK ça me va. Tu t’assois sur moi, tu prends le volant et je m’occupe du reste. Ça te convient ? Propose P-O.
- Pour de vrai ? Oh, merci papa !
La langue entre les dents, les sourcils froncés, l’air sérieux, l’apprentie pilote dirige son véhicule sur le chemin rocailleux, supportée par les indications de son père. « Au bout, tourne à droite », « croise les bras », « surveille tes angles morts », « attention au nid-de-poule ». Les passagers, secoués, s’accrochent aux accoudoirs. P-O augmente la vitesse de croisière, 15, 20, 30 km/h. La petite se débrouille très bien, la vraie fille de son papa.
Un intense sentiment de liberté gagne les voyageurs, il n’y a plus de secret, plus de peurs, plus de règles, le mana est rechargé ; l’ambiance est électrique. Dans la voiture, c’est le grand concours des cris défouloirs. On hurle à en perdre la voix et à se péter les tympans. Nicolas abandonne le premier ; les mains sur les oreilles, on avait presque oublié sa mésaventure avec les Androïdes du CHSLD. OK, on change de jeu. On se raconte des blagues. Elles y passent toutes : Pète pis Répète, le gars qui voulait rentrer dans police, les deux grenouilles sur le bord de la route, même les newfies refont surfaces. Alors que l’énergie est à son maximum : Court-circuit. « Ding ! »
- C’est quoi cette lumière qui vient d’allumer entre les cadrans ? s’informe Gaïa.
- Ah… un phare, ça va, rassure P-O.
- Une nouvelle… (ABS)… C’est normal aussi ?
- Euh, non…
- Et celles-là ? s’inquiète Gaïa.
Sur le tableau de bord scintillent une dizaine de voyants ; portière ouverte, lave-glace vide et batterie défectueuse se sont invités au party du check engine, une vraie boule disco. L’auto donne des coups, son moteur toussote et puis tout s’arrête, fin de la fête. Gaïa, les mains crispées sur le volant, n’ose pas bouger, comme si le simple fait de le lâcher pouvait aggraver la situation.
- Bon, c’est officiel, nous sommes maudits, déclare Étienne en sortant de la voiture.
L’ouverture du capot libère une boucane grisâtre, ça regarde mal, il y a comme une odeur de caoutchouc brulé là-dessous. P-O pousse un long soupir désabusé.
- Ça ne va pas ? Demande Nicolas.
- C’est l’ECU qui a grillé, répond P-O.
- C’est grave ? s’informe Étienne.
- On a plus de voiture, déclare P-O.
- Attends, tu peux surement arranger ça ? C’est quoi ? Le moteur qui a sauté ? On est encore à vingt-cinq kilomètres de Trois-Pistoles, on en a pour dix heures de marches avec Nancy, il faut que tu répares ça…
- Papa tabarnak, je suis mécanicien, pas magicien, c’est tout le système électronique qui vient de bruler. Cette fois, il n’y a rien à faire. Tu comprends ça : ON A PLUS DE VOITURE ?
- Alors, on fait quoi ? Questionne Gaïa.
- Y’a pas trente-six solutions, il faut marcher, déclare Nicolas en se dirigeant vers la valise pour récupérer son sac à dos.
Le matériel est passé en revue, on ne sélectionne que l’essentiel. Étienne soulève son pack sac, il doit peser trente kilos, celui de Nicolas est encore plus gros. Gaïa a préparé son bagage et une charge minimaliste que Nancy devra porter, une gourde d’eau et quelques rations de nourritures. Il ne reste qu’à P-O à s’équiper, il est demeuré-là, assis contre la voiture, la tête entre les mains. C’est à son tour d’être dépassé par les évènements.
- Tu veux que je t’aide à empaqueter tes choses ? offre Gaïa.
- Non ma crevette, c’est gentil, je vais m’en occuper dans pas long.
- Tu ne vas pas ?
- C’est con, je suis un gros bébé, avoue P-O en essuyant son nez humide.
- Tu es triste de laisser ta voiture ?
- Je n’en reviens pas qu’elle finisse comme ça… Abandonné sur le bord de la route. Je ne sais pas ce que je m’étais imaginé, elle perdait des bouts à chaque fois que l’on pognait un trou.
- C’est comme Mr. Blue, mon lapin. Il me suivait partout. C’est normal de s’attacher aux choses, non ? Remarque Gaïa.
- Oui, je crois que nos souvenirs ont tendance à s’encrasser dans nos trucs, elle était due pour un bon ménage ma bagnole, sourit P-O.
- Tu veux que l’on fasse une cérémonie, comme pour Sabline ?
- Jamais, ce n’est qu’un tas de métal. Sabline était notre petite plante des dunes.
La voiture. Symbole ultime de l’industrialisation du vingtième siècle, idole de la société de consommation. Le bien de positionnement social a su rapidement s’imposer. En 1900, on traverse la plupart des villes en une heure de marche. En 1940, les cités se développent en doigt de gant autour de leurs réseaux de transport en commun. Toute une amélioration ! On les franchit en une heure, en tramway ou en métro. 1980, tout le monde veut son automobile, les métropoles s’étendent comme des taches d’huile, c’est le grand étalement urbain. Magnifique innovation, on peut maintenant les traverser en une heure au volant de sa Chevrolet familiale en faux bois. En additionnant les mètres d’espaces bétonnés nécessaires au stationnement d’une seule voiture (à la maison, au travail, devant les commerces), on obtient une moyenne de 65 m2. En 2023, plus de 7 millions de véhicules circulent sur les routes québécoises. 455 000 000 m2. La superficie de la ville de Québec, uniquement en espace de parking journalier. En y ajoutant les 14 800 km2 d’asphalte du réseau routier, cela représente environ 1 % de la surface totale de la province.
Un dernier regard vers leur fidèle Volkswagen qui a rendu l’âme et ils se mettent en mouvement. Avec tout l’équipement qu’ils ont dû abandonner au milieu de la voie, leur potentiel de survie s’est atrophié. Vêtus de leurs nouveaux ponchos découpés dans une bâche, la famille Daltons 2.0 remonte la 132 miroitante sous le soleil de midi. La gestion de l’eau devient vite problématique, en une heure de marche, ils ont vidé la moitié des gourdes. Plus inquiétant encore, Nancy est fatiguée et refuse d’allée plus loin.
- En triant les provisions, je suis tombé là-dessus, révèle Nicolas en présentant un grand sac de friandises à son père.
- Des Skittles ?
- Tu crois que l’on peut faire avancer maman avec ça ? Interroge Nico.
- Comme une vieille bourrique ? C’est possible, on peut tenter le coup, accepte Étienne à contrecœur.
« Si Nancy parcourt dix mètres à chaque fois qu’elle avale un bonbon, combien de kilomètres aura-t-elle marché au bout de 200 friandises » Gaïa tentent de résoudre la formule mathématique posée par son père.
- Hum… 20, non c’est 2 km, j’en suis certaine !
- Bravo… on va arriver au bout de notre carburant arc-en-ciel plutôt rapidement, calcule P-O.
Petite pause bien méritée à l’ombre d’un pommier tordu. Les sacs ont glissé des épaules endolories, les corps se sont affalés dans l’herbe haute. Nancy, épuisée, s’est assoupie sur les genoux d’Étienne. Gaïa, évachée, observe une pomme solitaire se balancer au sommet de l’arbre stérile.
- Vous croyez qu’elle est mangeable ?
- Il n’y a qu’un moyen de le savoir, répond P-O en se levant. Monte sur mes épaules, je vais te hisser. Tu te sens capable d’escalader les derniers mètres ?
La petite Ève, à califourchon sur la branche, se traine, s’étire et cueille le fruit interdit. La peau est marbrée de taches brunes, mais la chair est ferme.
- Eh, Gaïa, qu’est-ce qui est plus dégueulasse qu’un ver dans une pomme ? Demande Étienne.
- Je ne sais pas.
- La moitié d’un ver dans une pomme !
- Beurk, vous pensez qu’il y a des bébittes là-dedans ? Et puis zut… un, deux, trois, Crunch ! Wow, elle est acide, quelqu’un en veut une bouchée ? Propose Gaïa en grimaçant.
Elle s’interrompt. Au loin, le son mat de sabots contre l’asphalte. La famille se fige, aux aguets. Dans la chaleur tremblotante, la silhouette immobile d’un cavalier les observe.
- On devrait peut-être se cacher, suggère Nicolas en attrapant son sac.
- Trop tard, répond P-O. Il nous a déjà repérés.
Suspendu entre le bruissement des feuilles et les hennissements de son cheval, l’homme n’a toujours pas bougé, comme s’il attendait quelque chose. Ou quelqu’un.
- Gaïa descend de ton arbre, on a un voyage à poursuivre.
- On fait quoi avec le gars louche ? demande la petite, pendue comme un singe à la branche.
- On va l’ignorer et improviser, répond Étienne.
Quelquefois, l’absence de plan est une merveilleuse stratégie. Le cavalier s’est activé, il escorte les marcheurs à distance en gardant le contact visuel et en suivant leur rythme. Nancy s’est encore arrêtée, elle s’est assise au milieu de la route qui n’en finit plus.
- Tu pourrais venir nous aider au lieu de nous surveiller comme ça ! Explose Gaïa en direction de la lointaine sentinelle.
- J’vais porter Nancy, propose Nicolas en posant son bagage.
- C’est gentil, on va se splitter ton matériel. Merde, c’est quoi que tu transportes là-dedans ? Des briques ? s’étonne P-O.
- Euh… vous vous souvenez de John O ?
- Le propriétaire du Pasta La vista ? Clarifie Étienne.
- Eh bien, j’l’ai aidé et il m’a remercié en me donnant un paquet de trucs, avoue Nicolas.
Tout au fond du sac, caché sous les bas sales et les bobettes crottées, P-O découvre un véritable trésor en conserve : Pâté de foie gras, moules en marinade, sardines à l’huile d’olive, thon, asperges blanches, cassoulet de canard. Il y a même une Tetra Pak de vin italien.
- Tu comptais garder tout ça pour toi ? accuse P-O.
- Non, pour qui tu me prends ? J’attendais Trois-Pistoles, j’pensais vous faire une surprise imagine-toi donc, s’explique Nicolas. Insulté, il soulève Nancy sur son dos et se met en route.
- Nico ! Excuse-moi, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, regrette P-O en courant derrière son frère.
Les randonneurs sont passés en vitesse « Nicolas frustré ». Celui-ci ouvre la marche rapide en ne se souciant plus du cavalier. Gaïa galope au côté de son oncle et tente de garder la cadence. Les deux autres trainassent un peu à l’arrière.
- Ce n’était pas très gentil… en tout cas, ça l’a accélérer les choses, plaisante Étienne, boitillant sous sa charge.
- Ça va ? Tu vas tenir jusqu’au village ? Questionne P-O en regardant son père souffrir.
- T’inquiète, le cassoulet de canard m’a fait pousser des ailes.
Îsle-Verte 3 KM
Rimouski 84 Km
Sous la pancarte, on a enlevé les souliers pour constater les dégâts sur les pieds. Nicolas a les chevilles enflées, Gaïa et P-O ont des ampoules monstrueuses, Étienne a de la difficulté à retirer ses bas ensanglantés. Ils sont au milieu de nulle part, sur une route cadrée par une végétation hors contrôle, gardé par un cavalier solitaire…
- Il est passé où notre cowboy ?
- Il devait être écœuré de nous attendre, suppose P-O. On a marché sept ou huit kilomètres seulement, en trois heures. Par chance Nico que tu as porté maman.
- Ouais, il nous en reste encore 18 à faire.
- Si les Rioux ont parcouru 7 km en 3 h, combien d’ampoules auront…
- Papa ! lâche-nous avec tes maths, riposte Gaïa.
À l’horizon du chemin se profilent des silhouettes. Ce ne sont plus un, mais cinq cavaliers qui s’approchent, armes en bandoulière. Le premier, celui qui les observe depuis le pommier, fait signe aux autres de s’arrêter, il se détache du groupe, droit sur son cheval, une carabine posée en travers des cuisses.
- D’où sortez-vous comme ça ? lance-t-il d’une voix sèche sous son chapeau de paille trop grand.
- De Québec, répond Étienne en levant les mains.
- Tu me prends pour un con ? crache l’homme. Personne ne traverse La Pocatière ces temps-ci.
- On l’a fait pourtant, intervient P-O. Notre voiture vient de…
- Garde tes histoires pour toi, vous puez Rivière-du-Loup à plein nez.
Il relève le bord de son couvre-chef. Son visage tanné par le soleil et le sel se durcit en apercevant Nancy.
- Alfa n’aime pas les surprises et vous n’arrivez vraiment pas à un bon moment, retournez sur vos pas.
- Non, s’affirme Gaïa, tassez-vous, on va à Trois-Pistoles.
- Elle en a dedans votre petite canaille.
- Nous tentons de rejoindre la ville depuis cinq jours, nous sommes au bout du voyage, de nos ressources et de notre patience, explique P-O.
- Donc vous allez faire ce que la petite a dit et nous laisser passer, ajoute Nicolas.
- On reste calme le grand, qu’est-ce qu’elle a la vieille ? demande le cowboy.
- Alzheimer… On est juste une famille normale qui a eu l’idée complètement conne de se rendre à son chalet plutôt que de se laisser mourir à Québec, résume Étienne.
Le cavalier étudie le clan un moment, son cheval s’ébroue et s’impatiente.
- Alfa va me tuer, murmure-t-il. Mais je ne peux pas vous abandonner-là à crever. Il siffle, les autres rappliquent au petit trot.
- On a une famille de Québec, annonce-t-il. Jeff, tu prends la vieille, j’embarque la fillette. Vous trois, on s’occupe de vos bagages et vous courrez derrière.
- Tu déconnes Frank ? On n’a pas le temps pour ça, l’épave nous attend, lance un homme trapu sur un cheval pie.
- La marée commence à peine à descendre, on a encore trois heures devant nous, calcule Frank.
- Alfa ne voudra jamais.
- Il n’avait qu’à venir nous le dire lui-même, intervient Gaïa.
- Ha ! s’exclame Frank. Tu vois pourquoi je ne peux pas les abandonner ? Cette petite a plus de couilles que vous tous réunis.
« Tout doux Champlain, allons, ne gonfle pas ton ventre comme ça ». À l’ombre de son percheron à la crinière blonde, Alfa ajuste la selle et s’assure que la bête soit harnachée solidement, on n’aborde pas un cargo tous les jours, l’opportunité est trop belle et ils ne peuvent pas se permettre d’échouer. Antibiotiques et autres médicaments, denrées essentielles, diesel, outils et pièces de rechange ; un bâtiment de cette taille pourrait subvenir au besoin de la communauté pendant plusieurs années. Ils doivent intervenir avant que le naufrage ne soit signalé et qu’un essaim de drones vole à la rescousse de la cargaison. La marée est bientôt à son plus bas et Frank n’est toujours pas là. S’il ne se pointe pas d’ici quinze minutes, ils devront lancer l’opération sans lui.
Le bateau est à environ trois miles nautiques, prisonnier du sable, entre l’ile ronde et l’ile verte. En temps normal, personne ne serait assez fou pour s’en prendre à un navire commercial. Ces châteaux forts des mers, automatisés et sans équipage, sont défendus par une véritable armada de robots. Ces derniers temps, ils se font de plus en plus rares sur le Saint-Laurent. Cet échouement est une chance qui ne se présentera pas deux fois. Bénie soit cette panne généralisée.
Le galop des chevaux attire son attention, Frank est enfin de retour avec les gars. Bordel, c’est qui cette gamine accrochée derrière lui ? Alfa tripote nerveusement la boucle de sa ceinture où pend son pistolet. Ils n’ont pas le temps pour ce genre d’imprévu.
- Regarde ce que j’ai trouvé sur le bord du chemin, lance Frank avant même d’arrêter sa monture.
- Tu te fous de ma gueule ?
- La vieille est malade, intervient Jeff. On ne pouvait pas les laisser comme ça.
- Depuis quand on est devenus une œuvre de charité ? Le navire ne va pas nous attendre, Frank.
- Je sais, je t’amène du renfort, trois hommes qui venaient en prime avec les filles. Un costaud, un p’tit vite et un vieux encore solide. Les voilà qui arrivent !
Les bras croisés, Alfa juge la qualité de la marchandise qui court à en perdre pied sur la grève de cailloux.
- Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec trois types morts de fatigue ?
- Voici Alfa, la fille la plus redoutable du coin. C’est le temps de vendre votre salade les gars, raille Frank en défiant les Rioux à bout de souffle.
- Nous pouvons surement vous être utiles, s’avance P-O, les mains sur les cuisses, cherchant son air et ses arguments. Je suis mécanicien… et… et mon frère ne craint pas le travail.
- Moi aussi je veux participer, on doit faire quoi ? Demande Gaïa.
- Tu as déjà pillé un bateau petite pirate ?
- Pillé ?
- On n’est pas une colonie de vacances ici, on s’apprête à s’emparer de la cargaison d’un cargo, on va tous risquer nos vies, et s’il le faut… On va égorger les membres de l’équipage, chuchote Alfa en aidant la fillette à descendre de cheval.
- J’ai un poignard vous savez, répond Gaïa à voix basse.
- Trop croquante, sourit la femme, tombée instantanément sous le charme de la naïve.
À proximité de la berge, les pillards ont aménagé leur camp dans une ancienne grange. Une moitié sert d’écurie, l’autre, avec ses couchettes, son poêle à bois et sa réserve d’eau douce, est un dortoir plutôt confortable. C’est là qu’Étienne devra attendre avec Nancy pendant que le reste de sa famille part à la chasse au trésor.
*
À travers les étendues de boue glissante, les herbes marines brulées par le soleil, les jardins de mollusques craquant sous les sabots et la fine couche d’eau clapotant à fleur de sable, les seize écumeurs, leurs chevaux et deux chiens bergers ont pris la direction de l’épave.
Sur le dos du puissant Champlain, la minuscule Gaïa se laisse promener en profitant de l’immensité qui l’entoure. Les chiens, ivres de liberté, sprintent vers les goélands qui fuient la chasse désordonnée, surveillée de loin par les hérons silencieux. Les outardes et les oies vont et viennent, entre les strates de ciel, de terre et de mer. Sur cette toile aux encres bleu, ocre et vert-de-gris, le bateau se dessine, énorme et noir. Sa cheminée crache toujours sa fumée, ses flancs d’acier, hauts comme des falaises, projettent leur ombre sur la plage. De près, le navire est encore plus imposant.
Les hommes scrutent la coque rouillée à la recherche du meilleur point d’accès. Les échelles de secours sont hors de portée. Alfa s’immerge à moitié dans le bras d’eau qui coule autour du géant de fer. Doiiiing, Doiiiing.
- Il y a quelqu’un là-dedans ? Cri la femme en frappant sur la cloison à l’aide d’une grosse pierre. Doiiiing, Doiiiing, vous m’entendez ?
L’absence de réponse active l’équipe. Frank dessangle d’un cheval une longue caisse kaki, un autre l’aide à transporter la charge qu’ils déposent avec précaution sur un rocher. L’homme inspecte l’intimidante masse d’acier, ses plaques rivetées semblent invincibles. Et pourtant, il faut la percer s’ils veulent entrer.
- Tu en as déjà vu un aussi gros, tu crois pouvoir y arriver ? Doute Alfa à ses côtés.
- Il est impressionnant, mais il est dans un sale état. Regarde cette déformation sous la ligne de flottaison… Eh bien si ça cède là, on accède à l’entrepôt principal.
« Gardez les explosifs au sec ! » Le chef dicte ses consignes et désigne la faiblesse dans la coque. Aussitôt, les foreurs commencent à préparer les bâtons de dynamite, ils nouent les charges ensemble, fixent les détonateurs avec des fils qu’ils déroulent sur plusieurs mètres. Les montures piaffent, renâclent, sentant l’odeur lourde de métal et de danger.
- Eh petite pirate, tu vois là-bas, l’ilot de roches couvertes de varech ? Conduis-y les chevaux, et abrite-toi avec ta famille, ordonne Alfa. Ça va faire boom.
Couchés derrière la rocaille, ils attendent l’explosion qui n’arrive pas. Le vent. Un foutu vent chargé d’embruns, soulevant le sable et piquant les visages, fouettant la crinière des bêtes et éteignant les dynamites. Frank se précipite, il coupe la mèche d’un geste brusque, bat du briquet à plusieurs reprises. Maudit nordet. Une étincelle vive apparait. Bordel. Il décampe, glisse dans la glaise, plonge derrière un amas de rochers et « bang ! »
Le souffle explosif fait trembler l’air. Dans un rugissement sourd, la déflagration soulève des pierres qui retombent en grêle mortelle. Derrière le nuage noir, le mur d’acier résonne comme un gigantesque gong. Doucement, le vent balaye la fumée ; la plaie apparait, fine et profonde, ouverte sur les entrailles du navire.
L’explosion a effarouché les chevaux qui se sont dispersés sur la plaine fluviale, Gaïa tente de les rattraper en gesticulant, intimidée par les bergers qui jappent autour d’elle.
- Elle prend sa tâche très au sérieux, remarque Alfa. OK, on se magne, Jeff et le costaud, vous aidez la petite à ramener les bêtes.
- Et on est censé faire ça comment ? s’informe Nicolas.
- Concentrez-vous sur les chevaux de trait, les chiens vont rabattre les autres. Toi, le p’tit vite, j’ai besoin de toi pour fouiller le cargo.
Le passage est étroit, à part Alfa, seul P-O et une poignée gars on le gabarit pour s’y glisser.
- J’entre la première, les autres vous me suivez.
- Alfa… S’il te plait, ne prenez pas trop de risques, lance Frank.
- Ça va, promis, aucun risque inutile.
P-O observe les pilleurs s’engouffrer dans les profondeurs du navire. À son tour, il flashe le trou avec sa lampe torche qui ne révèle que des membrures tordues. La brèche restitue une odeur âcre de fer, de plastique brulé… et un petit quelque chose d’encore plus répugnant qu’il n’arrive pas à identifier. « Allez qu’est-ce que tu attends » retentit la voix d’Alfa du fond des abysses. Il se compresse et se glisse dans l’ouverture.
L’écho de ses pas résonne contre les parois métalliques, tandis qu’il progresse dans le dédale de containers empilés jusqu’au plafond. Les saccageurs se sont déjà mis au travail. Face à l’immense caisson jaune, Alfa jubile en s’imaginant le butin qu’ils trouveront derrière la porte coulissante. L’acier grince, proteste, puis cède. Les faisceaux des lampes s’alignent pour exposer le trésor : des montagnes de styromousse, des sacs éventrés déversant leur contenu de plastiques brisés, des tas de déchets électroniques.
- C’est quoi cette merde ? grogne Alfa en bottant dans un moniteur fendu.
- Attends, c’est peut-être juste celui-là, lance P-O en s’attaquant à un second container.
À peine entrouvert que le deuxième caisson vide son jus immonde sur ses pieds. Le troisième ne renferme que du papier à moitié décomposé. Le quatrième et le cinquième, des tonnes d’ordures compressées, des morceaux d’ordinateurs concassés, des jouets broyés, des emballages par milliers.
- Calvaire, un osti de bateau poubelle, crache Alfa. Probablement les Chinois qui nous envoient leurs vidanges, déduit-elle en s’attardant sur une figurine Spider-Man démembrée. Comment tu es arrivé là toi ?
Petit parcourt de notre super-héros de plastique :
Providence, É.-U., un designer de Hasbro griffonne un tout nouveau Spider-Man sur sa tablette dernier cri. Cet homme-araignée à bras articulés va faire fureur, les ventes de Disney vont exploser. La figurine virtuelle fait le tour de la toile à la vitesse de la lumière vers une usine du Guangdong.
Là-bas, jour et nuit, le plastique vierge s’injecte dans des moules brulants. Notre jouet pétrochimique prend forme, en polypropylène rouge et bleu. Il passe les tests bidons et rejoint ses vingt mille clones dans un container direction Los Angeles. Trois semaines de traversée au diesel lourd et nous y sommes.
Un ballet de trains et de camions le conduit jusqu’à l’entrepôt Amazon de Montréal, où des robots le baladent d’étagère en étagère.
Clic ! Le petit Félix de Rosemont craque pour ce Spidey trop cool. Emballé triple plastique, livré le jour même par drone ; quel progrès ! Cinq minutes et trois cabrioles plus tard, la jambe du super-héros pète dans un plongeon qui restera longtemps dans les annales.
Direction le bac vert et le site d’enfouissement de Saint-Michel. Notre super machin passera les 1000 prochaines années à contaminer le sol québécois de ses microparticules.
Heureusement le dépotoir déborde. Exhumé par une pelleteuse, il retraverse l’océan, cette fois dans un cargo poubelle à destination de la Chine. Le voilà de retour à la case départ, prêt à entamer un nouveau cycle d’inutilité. Les Chinois répliquent, et up, ping-pong intercontinental. Vous voyez le topo.
- Alfa, tu veux que l’on explore les autres étages ? demande un des hommes.
- Oubliez ça, on n’a pas le temps, ce bateau est une dompe, on n’y trouvera rien de bon aujourd’hui.
- Rapidement, j’ai repéré un tas de machins récupérables, des dynamos, des bobines de fils de cuivre, même une batterie solaire portable. En fouillant un peu, je vous garantis que ça peut être vraiment payant, Expose P-O. Maintenant que l’entrée est percée, qu’est-ce qui vous empêche de revenir demain ?
- La marée la plus basse est aujourd’hui. Les prochaines fois, oubli les chevaux. Bon, on ferait mieux d’y aller si on ne veut pas être surpris par la montée des eaux, avertit Alfa.
Il était temps de sortir du porte-conteneurs, le fleuve reprend ses droits sur les battures, les vagues éclaboussent le flanc des montures. En une heure le paysage est noyé sous l’étendue étincelante au soleil couchant. Les chasseurs d’épave atteignent la plage, déçus du dénouement du plan boueux qui n’a rapporté qu’une cinquantaine de kilos de matériaux douteux. P-O retourne un sac déposé sur la grève et en sort une trouvaille qu’il cache derrière son dos.
- Gaïa, viens voir sur quoi je suis tombé en fouillant un container. Il est un peu crotté et amoché, mais je suis certain que tu sauras comment le réparer, assume P-O en dévoilant une peluche de panda cul-de-jatte.
- Merci papa… bon, il pue vraiment le poisson, mais il est super mignon.
- Tu ne trouves pas ça trop bébé ?
- Non !
- Comment tu vas le nommer ? demande Nicolas.
- Si ça ne te dérange pas, je ne vais pas lui donner de nom…
Grâce à l’expédition, les Rioux se sont vite intégrés au groupe de survivalistes ; les derniers résistants ont été persuadés de leur utilité en découvrant la cabane chauffée et le souper préparé par Étienne. Pour oublier le succès mitigé de leur aventure, un grand bucher est allumé sur la plage. Les bouteilles d’eau-de-vie circulent, les langues se délient, les anecdotes et les histoires coulent à flots. Gaïa s’enfarge dans ses blagues et fait rigoler les adultes, Frank et Jeff qui peinent à tenir debout, se relancent en racontant comment le collectif de faux pirates sanguinaires s’est formés à Trois-Pistoles. Alfa les écoute en riant, son regard croisant parfois celui de P-O.
Alors que la plupart se sont retirés pour dormir, P-O et Alfa sont restés près du feu mourant. Le mécanicien y dépose une dernière buche.
- Tu n’es pas trop déçu de ton premier raid ? demande Alfa en s’envoyant un coup d’alcool directement au goulot.
- Déçu? Non… surpris peut-être. Je m’attendais à plus de violence.
- Ahah, on n’est pas méchant. On pille pour survivre, pas pour le plaisir.
- Alors vous êtes de Trois-Pistoles ? Tu es la Cheffe ou quelque chose comme ça ?
- Non, il n’y a pas vraiment de boss dans notre communauté. Il y a quelques leaders, rien de formel. Tu en veux encore une gorgée ?
- Merci. Et Alpha, ça vient d’où alors ?
- ChantAL FAfard… les gars ont trouvé ça bin drôle et comme je suis un peu Germaine, le surnom est resté.
- C’est bon à savoir.
- En tous cas, ta fille est adorable… elle a une mère ? Demande Alfa en reprenant la bouteille.
- J’ai perdu ma blonde il y a quatre-cinq ans. Et toi ? Tu as une famille, un chum…
- Pas de famille à part mes chevaux… et en amour, on ne m’attache pas facilement… Mais pour le cul, j’apprécie autant les queues, que les chattes…
- OK, c’est assez direct comme affirmation, rougi P-O.
- Ça te choque ? sourit Alfa avant de prendre un nouveau trait de gnole.
- Non, je raffole des petites leaders Wokes.
Alfa s’étouffe de rire et d’alcool.
- Wow, ça fait une éternité que je n’ai pas entendu ce mot-là ! C’est tellement 2025 comme concept.
- J’espérais que tu comprendrais la référence, pouffe P-O. Je vais te reprendre un peu de ton machin dégueulasse…
- Dégueulasse, mais efficace, ajoute Alfa en lui tendant la bouteille. Woke. C’est débile comme on a changé de réalité. Maintenant on s’en câlisse de ton genre, que tu sois blanc ou noir… il n’y a plus que des survivants… ou des morts.
- Et dans ton lit multigenre… il te reste un peu de place ? Ose P-O.
- Oui, mais, je préfère te le préciser, jamais avant un an de probation.
- Un an, wow, pour obtenir une permanence avec toi, ça doit-être toute une entreprise.
- Mets-en, entre temps, tu as avantage à être un bon travailleur autonome, taquine Alfa.
Le feu grésille et projette ses étincelles dans la nuit. P-O observe le profil d’Alfa en songeant à Margo, se demandant si toutes les femmes de ce Nouveau Monde cachent leurs cicatrices derrière un masque de guerrière Amazone.
- Dis-moi, tu comptes rester à Trois-Pistoles ? Questionne Alfa.
- Je… je ne sais pas. Je voulais juste atteindre le chalet. Pour mon père et ma mère.
- La vie est plus simple ici. Pas facile, mais plus simple. Plus vraie aussi.
Elle se lève, étire ses muscles endoloris par la journée.
- Réfléchis-y. On a toujours besoin de bons mécaniciens. Et dans un an… qui sait ?
Elle disparait dans l’obscurité, laissant P-O seul avec la bouteille d’alcool.