Dans les couloirs vides du Palais de Lengelbronn, des bruits de talons se faisaient entendre au rythme d’une démarche résolue.
Un homme avançait, le regard droit et la mâchoire serrée. À son approche, les gardes en service se redressaient, soudain alertes, et le dos raide.
Passa devant eux le tourbillonnement d’une cape tâchée de boue. En baissant les yeux avec soumission, les hommes découvrirent une paire de bottes crasseuses, mais de grande qualité. Le Prince héritier Joren Primtir se moquait bien de tacher les dalles miroitantes du couloir impérial.
Derrière lui, une nuée de gens s’amassait. Des bonnes, affolées de le voir débarquer avec sa mise débraillée poussaient des cris aigus ; des secrétaires et quelques ministres le hélaient sur les urgentes affaires à venir, et ses hommes de confiance, silencieux, gardaient leur main posée sur la garde de leur épée.
— Votre Altesse Impériale ! appelaient les courtisans et les domestiques, essoufflés.
Le prince Joren se gratta la barbe tout marchant droit devant lui, ignorant ceux qui se trouvaient à ses trousses.
Derrière les enceintes du palais, l’effervescence régnait. L’Impératrice Carolina venait tout juste de rendre son âme à la Mère. À la lumière des bougies et des ampoules, les silhouettes des domestiques et des fonctionnaires jetaient des ombres sur les vastes murs et au travers des fenêtres.
Déjà, on entendait au loin la clameur des habitants de Lengelbronn. Le peuple était en route, n’hésitant pas à affronter le froid et le gel de la nuit pour se recueillir derrière les grilles d’or et d’argent.
Le Prince Joren avançait à grands pas, se précipitant vers les appartements de son père. Au détour d’un escalier, il rencontra ses frères. Damjan et Dusan se tenaient face à lui, accompagnés par leurs secrétaires particuliers. Joren constata qu’ils venaient d’arriver.
L’homme serra à nouveau des dents et s’arrêta dans sa marche.
Les deux fils de Carolina furent confus de voir leur frère aîné. Un silence inconfortable s’installa.
Damjan fut le premier à parler :
— Quelle surprise ! Vous n’étiez pas attendu avant…
— J’arrive tout juste de l’Arbise, coupa Joren, je viens de me recueillir auprès de Son Altesse Carolina. Je vous présente toutes mes condoléances et je…
— Comment avez-vous pu ? Vous avez osé vous présenter à elle avant l’Empereur et devant nous, ses fils !
Des murmures parcoururent les personnes qui étaient à leur suite. Elles observèrent la scène avec attention.
Joren tourna la tête vers son plus jeune frère et le reconnut à peine. Il découvrit un homme au teint pâle, le visage défait par le chagrin et les yeux brillants de larmes.
— Tu as bien changé, Dusan, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Oui, j’ai fait l’affront d’arriver en premier et de m’être présenté ainsi. J’étais déjà aux portes de la cité quand les cloches ont retenti. J’ignorais que l’Empereur n’était pas encore…
Dusan pinça des lèvres. Il regarda son frère aîné, cet homme blond à la barbe rousse qui ne lui ressemblait en rien. Envoyé par leur Père vers les frontières de l’Est pour d’obscures raisons, le Prince héritier ne venait que rarement à la capitale.
Leur différence d’âge faisait qu’il n’avait aucune affinité, Joren avait déjà presque dix ans lorsque Auguste s’était remarié. Élevés séparément, ils ne se croisaient que durant les événements officiels.
Les ministres renvoyèrent les bonnes et les fonctionnaires avec des gestes précipités, ils gardaient leurs têtes baissées, le dos droit.
Tous savaient que personne n’était semblable à Joren Primtis. Têtu, au caractère enflammé, l’Héritier de l’Empire était un homme insatiable. Sa peau brunie par le soleil des Archipels révélait des yeux azuréens, et ses cheveux blonds, tirés en arrière, n’étaient qu’une crinière brûlée par le sel du grand large. Des hommes aussi mal vêtus que lui l’accompagnaient, et personne n’arrivait à discerner leur rang. Étaient-ils des gentilshommes, des chevaliers, ou bien des corsaires ? En surgissant quelques minutes après les premiers sons de cloches, les gens du Palais avait été effrayés.
Damjan regarda les yeux perçants de son aîné et se mit à sourire. Sa réputation le précédait, on l’appelait la Gueule de Lion pour de bonnes raisons.
— Les manières des gens de l’Est ne vous ont certainement pas fait abandonner les traditions de notre famille.
— Non, répondit Joren d’une voix profonde. Je connais trop bien le protocole pour me permettre de le négliger. Je me suis recueilli en premier lieu auprès de Carolina car votre mère était la bonté incarnée. Je n’oublierai jamais son attention à mon égard, malgré le fait que je sois le fils de la Première Impératrice Ulrika. Je vous pensais déjà à son chevet lorsque j’ai traversé les grilles.
Dusan regarda son frère, révolté, s’attendant à recevoir des excuses.
— Allons retrouver notre père, à présent que ce malentendu est dissipé, dit Joren en se remettant en marche vers les appartements privés du Souverain.
— Il est terrassé par la nouvelle, il ne parvient pas à quitter sa chambre, lança Dusan d’un ton sombre.
L’Empereur Auguste était encore allongé dans son lit à leur arrivée. Les domestiques avaient allumé les grandes lumières, détruisant toute l’intimité de la pièce.
Au milieu des dorures et des couvertures brodées, Auguste était livide. Dans les yeux de leur père, les fils ne virent plus un souverain, mais un homme foudroyé de désespoir. L’éclat de son teint, aussi blanc que les draps de sa couche, contrastait avec sa barbe sombre et ses cheveux noirs en désordre.
Auguste, entouré de ses serviteurs, se tenait immobile dans un état stupeur morbide.
— Il n’a pas encore eu la force de se lever…, prévint le second prince à son aîné.
— Père ! s’écria Joren en se précipitant en avant, poussant d’un revers les médecins qui s’activaient autour du souverain.
Auguste se retourna , hagard, comme appelé depuis le royaume des morts et reconnut son fils. À son approche, son visage se déforma de chagrin.
Damjan et Dusan virent les bras puissants de Joren entourer le corps devenu fébrile de l’Empereur. Leur père apparut subitement aussi frêle qu’une jeune fille.
— Mon fils…, se lamenta l’Empereur en posant sa tête contre lui. Mon fils…
Joren ferma les paupières et embrassa son père sur le front.
Les personnes présentes se redressèrent, prises au dépourvue. Les médecins et les domestiques se regardèrent avec confusion.
Dusan fit un pas en avant, mais Damjan le retint.
— Je… Je refuse d’assister à cela…, souffla Dusan, le cœur battant et les larmes aux yeux.
— Il n’y a aucune honte à voir le chagrin de notre père, rétorqua Damjan en essayant de tenir son frère près de lui.
Dusan se dégagea violemment et regarda son père effondré, pleurant comme un enfant dans les bras de cet homme qu’il ne connaissait pas. Il recula et répondit avec colère à son frère :
— Qu’on m’appelle lorsque vous irez retrouver maman.
Dusan fit demi-tour en claquant la porte derrière lui. Des larmes roulaient sur ses joues. Il marcha longtemps, arpentant les couloirs jusqu’à se rendre dans l'unique endroit où où il pouvait s’épancher sur son chagrin.
Il ouvrit la porte de la Chapelle du palais, à cette heure, seules la lune et quelques bougies éclairaient la pièce. Les pâles rayons passaient au travers du plafond de verre, illuminant une sainte branche dans une lueur argentée.
Dusan s’avança entre les bancs et s’affala sur un siège. Il joignit ses mains et se mit à prier la Mère et le Dieu Kertyon, gardien du temps et des ténèbres.
Une voix le fit sursauter :
— Que la Mère et la Déesse Ronia entendent vos volontés !
Dusan se retourna, non loin de lui se tenait la cardinale Garance, gardienne des lieux. La femme, habillée de la haute coiffe liée à son rang, la tête penchée sur le côté, l’observait avec curiosité. Dusan savait qu’elle et sa mère étaient amies de longue date.
— Je suis également ici afin de prier pour le repos de votre mère. Oh, je ne réclame par pour son salut, car je sais qu’elle l’a trouvé il y a longtemps déjà…
— Son décès… est si soudain, articula le jeune homme. Je ne comprends pas… Je pensais que Père... Mais il… Tout le monde ignorait qu’elle était malade ?
— Malgré toutes ces années passées à ses côtés, je ne peux pas prétendre connaître les volontés de l’Impératrice. Mais je peux affirmer qu'elle savait garder certaines choses secrètes… pour le bien de tous.
— Que voulez-vous dire ? demanda Dusan en se redressant.
— Que Carolina était une femme de devoir.
— L’Empereur est dans un état de tristesse absolu. J’ignore s’il aura la force d’aller la voir.
— Il la trouvera, la Mère et Ronia seront là pour le soutenir.
— Ce sera certainement grâce à mon frère, Joren, qu’il réussira à sortir de sa chambre.
En prononçant ces mots, Dusan perçut sa propre jalousie. Le jeune homme fronça les sourcils et chassa cet horrible sentiment.
— Il est déjà arrivé ? demanda la cardinale avec surprise.
Dusan hocha la tête.
La religieuse poussa un long soupire et se mit à énoncer une prière. Les larmes sur les joues de Dusan séchèrent, il observa la femme avec attention.
— Vous n’appréciez pas le Prince Héritier ? questionna-t-il fermement.
— Ah… Votre Altesse, je n’oserai pas porter de jugement sur notre futur souverain, répondit la Carinale avec affliction.
Dusan plissa des yeux avec suspicion.
— C’est lui qui ne vous apprécie pas… Il tourna son regard vers la sainte branche posée sur l’autel. Garance poussa un long soupir.
— Ses idées sont déjà faites concernant la manière dont il dirigera l’Empire, Votre Altesse.
— Est-ce là une confidence ? questionna Dusan avec défiance.
La religieuse se mit à rire :
— Non, il n’y a aucune révélation là-dedans. Son Altesse Joren a été très claire dans son avis sur le fonctionnement de l’église et à de multiples reprises, il a fait état de sa vision des choses.
— C’est-à-dire ? Mon frère est un réformiste ?
Un silence accueillit la question de Dusan. Le jeune homme mit plusieurs secondes avant de réaliser que la cardinale refusait de lui répondre.
— J’ignore s’il l’est vraiment, dans son cœur…, osa-t-elle vaguement.
— Répondez ! ordonna sévèrement le prince.
La cardinale ouvrit la bouche, puis la referma. Elle regarda un instant la lune et tourna son visage vers le jeune homme.
Dans un souffle, la religieuse raconta à Dusan tout ce qu'elle savait.
L'on retrouve là le cœur de toutes les luttes de pouvoir pour le trône (réforme, les enfants de différents lits, désaccords,...).
Et malgré les révélations sur Dusan et Léonie, on voit son désarroi face au (trop)soudain décès de sa mère.
Je suis complètement fan de ton œuvre !