Joren se réveilla en sursaut, l’odeur nauséabonde de l’infusion de valériane s’était imprégnée dans toute la pièce. La chaleur du jour ne faisait qu’accentuer les effluves de la plante, qui rappelaient fortement l’urine de chat.
Il se redressa en grimaçant, son dos lui faisait mal, mais il constata que le jus acide avait réussi à l'endormir d’une traite. Il se sentait enfin reposé depuis plusieurs semaines.
L’Héritier sortit de son lit et passa brièvement devant son miroir, se grattant la barbe d’un geste mécanique. Allait-il la raser aujourd’hui ? Il se rapprocha de son reflet et remit ses cheveux en ordre.
Non, demain, peut-être…, pensa-t-il en quittant la pièce.
Torse nu, il se dirigea vers les cuisines, le soleil était déjà levé depuis longtemps. Nonchalamment, il amassa sur un plateau de quoi se restaurer.
Il partit ensuite vers la salle à manger, dont le balcon donnait sur l’océan. Les rideaux s’agitaient au rythme de la brise, il songea un instant à partir pécher puis se rappela de toutes les affaires qu’il avait à traiter.
En allant s’assoir sur la longue table, il tapa du pied sur le sommet d’une large trappe enfoncée dans le sol.
— Hubert, vous êtes levé ? demanda-t-il d’un ton puissant.
Une petite voix étouffée lui répondit :
— Oui, et ne me dérangez pas s’il vous plaît, je suis en plein travail !
— Je vous laisse de quoi déjeuner.
Le Prince entendit sous le parquet des gestes précipités et quelques jurons. En haussant les épaules, l’héritier de Dalstein commença son repas, ses souvenirs allèrent à la soirée de la veille.
Si les Dieux existaient vraiment…, je pourrais croire qu’ils ont fait exprès de mettre Giselle sur ma route.
Un sourire carnassier apparu sur son visage : la détermination de la jeune femme à se venger lui faciliterait grandement la tâche. Les colères féminines étaient les plus froides et dangereuses. La convaincre ne serait pas difficile.
Quelques heures plus tard, Giselle et Danil arrivèrent. Ils débarquèrent accompagnés d’une forte houle. Dans l’air, on pouvait déjà sentir un vent humide se lever, chargé d’embruns et de la promesse qu’un orage allait bientôt éclater.
Giselle, comme le jour d’avant, trouva la grande villa vide de ses occupants. Elle déambula dans les couloirs, tenant sa valise à bout de bras, Danil la devançait.
— Je vais vous conduire à votre chambre. Ce n’est pas ce qui manque ici. Il y a toutes les commodités…
L’étranger à la peau alezane glissa un regard sur la chevelure gominés de Giselle. Cette dernière sentit un feu monter à ses joues : est-ce qu’il croit que j’ai les cheveux sales ? se demanda-t-elle subitement.
— Joren doit être en train de s’entraîner sur la terrasse, je vous laisse vous mettre à l’aise. Je viendrai vous trouver pour le dîner, une longue soirée nous attend.
Danil lui ouvrit une porte et la jeune femme entra dans une spacieuse chambre, avec un lit aux draps blancs et aux voilages de coton. Elle s’assit, les jambes fourbues et s’enfonça dans la douceur du matelas.
En tournant la tête, son visage croisa son reflet dans un miroir. Elle fixa ses yeux gris une éternité. Sans s’en rendre apercevoir, la jeune fille passa de longues minutes à regarder ses cheveux tirés en arrière et ses traits anguleux.
Est-ce que j’ai toujours été aussi laide ? Pourquoi est-ce que je m’en rends compte que maintenant ? J’étais si maquillée, avant tout ça ?
Se levant d’un bond, Giselle se dirigea vers la salle de bain attenante.
En sortant de sa douche, la jeune femme remarqua ses atroces frisures. Sans soins appropriés ni bonnes pour la coiffer, elle avait l’impression d’avoir un gigantesque buisson moussu sur le sommet du crâne. Dépitée, elle les laissa ainsi, abandonnant la gomme brillante. Elle n’était plus Ilda la préceptrice, mais de nouveau elle-même.
Giselle ouvrit la fenêtre afin de permettre au vent de s’engouffrer dans ses cheveux humides. Elle contempla l’horizon et la houle agitée des vagues et se sentit partir. Son esprit vacilla quelques instants, porté par ses souvenirs et ses pensées.
Un bruit clinquant la fit sursauter. En contrebas, elle remarqua Joren.
L’héritier se tenait au bord d’un bassin, la taille attachée à un poids flottant. Il sauta à l’eau et commença à faire des allées retour en tirant la charge derrière lui.
À quoi bon faire de l’exercice dans une piscine, lorsqu’on a l’océan à côté ? se demanda-t-elle en l’observant nager.
Son regard croisa celui de l’homme, Giselle se redressa subitement. Il lui fit un geste de la main avec un sourire aimable, et continua ses longueurs en éclaboussant les dalles lisses de la terrasse.
La jeune femme pinça les lèvres, gênée, et se recula de l'embrasure de la fenêtre.
Danil s’approcha de la piscine et s’assit sur le bord.
— La faire démissionner n’a pas été compliqué ? demanda Joren en tirant ses cheveux mouillés en arrière.
— Non, j’ai fait croire à la famille que je l’embauchais, ils n’ont pas eu à protester.
— Tu as pu visiter leur usine ? A-t-elle toujours le mouchoir avec elle ?
Danil hocha la tête à l’affirmative.
— Elle a beaucoup de questions à te poser.
— Je n’en doute pas.
— Qu’est-ce que tu comptes lui annoncer ?
— La vérité. C’est à dire tout. C’est une alliée trop précieuse pour ne pas jouer franc jeu.
— Si tu avais été aussi honnête avec Oriana…
— Oriana n’est fidèle qu’à elle-même, et l’honnêteté n’est pas ce qui la définit le mieux.
— Peut-être, mais…
Joren fronça les sourcils, Danil ne s’avança pas plus loin.
Plus tard dans la soirée, Giselle descendit de sa chambre pour dîner.
Dehors, le temps avait tourné à l’orage et le vent faisait trembler les volets, des bourrasques de pluies giflaient le carrelage de la terrasse dans un bruit sourd, et on entendait au loin les vagues déferler sur la plage.
Joren regarda la jeune femme s’attabler et il remarqua ses longs cheveux aux boucles folles. Ses traits étaient tirés et son teint demeurait blafard et froid, mais ses yeux étaient rempli d’un nouvel éclat.
— Vous n’avez pas pris votre personnel avec vous ? demanda Giselle en attendant que Joren commence à manger, selon les usages qu’on lui avait inculqués.
— Non, répondit le prince qui avait en fait déjà la bouche pleine. Je voyage souvent seul.
— C’est Joren qui prépare le plus souvent les repas, notifia Danil en se servant à son tour.
Giselle porta les morceaux de viande à ses lèvres, Joren et lui pouvait voir qu’elle était encore fébrile.
— Que faites-vous dans ce coin du pays ? Vous ne devriez pas être déployé dans le nord ? demanda-t-elle sur un ton direct.
— Je vous rassure, je n’ai pas fait tout ce chemin pour vous trouver… J’avais déjà quelque chose de prévu ici.
Danil leva un regard inquiet vers son ami, mais ce dernier l’ignora :
— Je suis venu chercher un scientifique de renom. Il a accepté de me suivre, tout comme vous. Il est actuellement occupé, il préférera rester seul…
Le Prince glissa un coup d’œil vers la trappe qui menait au sous-sol et esquissa un sourire.
— Qui est-ce ? demanda Giselle avec curiosité.
— Quelqu’un dont vous n’avez jamais entendu parler, croyez-moi. Hubert Wilburt, un chercheur en énerite, si j’ose dire simplement.
— Les personnes spécialisées en énerite travaillent habituellement à Lengelbronn… Il est ici en vacances ?
— Non ! répondit Joren en riant. Il est plutôt en exil, comme vous…
Giselle fronça les sourcils. Instinctivement, elle observa Danil, qui portait autour du cou un pendentif rempli de poussière de la formidable roche.
— Vous faites des recherches sur cette pierre ? demanda-t-elle subitement.
L’arbisien sembla mal à l’aise.
— Effectivement… Hubert Willburt est un spécialiste à part entière. Vous savez ce qu’est l’énerite, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que Dusan vous avait offert une bague, sertie d’un solitaire. Un présent grandiose, mais quel gaspillage, si vous me permettez…
Giselle hocha la tête en silence, elle aussi, dans le fond, avait trouvé ça peu raisonnable. l'énerite était extrêmement précieuse et donnait une énergie infinie sans souiller la terre, la pierre était de ce fait, considéré comme un cadeau des Dieux.
— Je vous expliquerai les motifs de sa venue plus tard. Commençons par le début. Gardez-vous toujours le mouchoir sur vous ?
— Oui… Mais je ne comprends pas. Pourquoi vouloir ma mort alors qu’il suffirait juste de me le voler ? Ce serait bien plus simple.
— Effectivement, c’est une bonne question. Mais interrogez-vous sur ceci : qui savait que vous possédez le mouchoir ? À qui profite votre mort, ou votre anéantissement ?
La vision de Léonie s’imposa dans l’esprit de Giselle.
— Ça ne peut pas être… Léonie.
— La nouvelle maîtresse de Dusan ?
La jeune femme eut une moue dégoutée.
— Elle est bien trop… hum, ignorante pour ça. Je veux dire, il faut savoir s’organiser et recruter des hommes de confiance…
— Votre belle-mère alors ? Pourquoi pas, cela s’est déjà vu !
Giselle cligna des yeux. Elle repensa à Iphigénie, cette femme si fade et molle d’esprit.
Loin dans le ciel, un grondement de tonnerre se fit entendre.
— Je l'ignore… Je n’ai jamais réfléchi à ce dont était vraiment capable ma belle-mère. J’ai effectivement mis du temps à lui donner mes responsabilités…
— Et elle ne vous en a jamais voulu ?
— Je ne pense pas… Ce n’est pas une raison suffisante pour souhaiter la mort de quelqu’un. Et puis, elle est très amoureuse de mon père, de cela j’en suis sûre. Elle refuserait de lui faire du mal. Même si les personnes qui m’ont poursuivie ont été recrutées par elle, ils ont très bien pu avoir été achetés par n’importe qui.
— Hum… Si vous le dites…, marmonna Danil avant de boire un verre de vin pétillant.
— Quoi qu’il en soit, reprit Joren en la fixant, je pense qu’elles ne sont pas étrangères à tout cela… Vous étiez proche de l’Impératrice, vous possédez la preuve que sa mort n’a pas été un accident. Si nous faisions analyser ces taches de sang, que pourrions-nous y trouver ? Il faut que vous sachiez que de nombreuses choses se sont produites depuis votre départ de Lengelbronn. Mon père est tombé malade. Il n’arrive pas à se relever de la mort de Carolina… Une division est en train de naître. Certains veulent me voir gouverner, d’autres souhaitent à ce que ce soit Damjan, même si j’ai été désigné comme son héritier officiellement.
Joren, qui avait déjà fini son assiette, s’était redressé sur sa chaise et regardait Giselle avec beaucoup de simplicité.
La jeune femme remarqua subitement qu’à aucun moment, elle n’avait appelé l’homme en face d’elle par son titre. Elle serra le pan de sa robe en coton entre ses doigts : comment avait-elle pu oublier cela ?
— En ce moment, toutes les excuses sont bonnes afin de m’évincer et de me discréditer. Notamment les représentants de l’Église ; à leurs yeux, je suis un hérétique. D’autres affirment que je ne suis pas le fils de mon père. Ils disent que Carolina allait tout révéler et que je l’ai fait taire.
— C’est une très grave accusation, dit Giselle en ne pouvant s’empêcher de songer que Joren ne ressemblait absolument pas à l’Empereur.
L’homme sembla lire dans ses pensées :
— Je ressemble à ma mère, la première Impératrice Ulrika. Elle est originaire du royaume de Darovir.
— L’impératrice Carolina aussi, songea Giselle à voix haute.
Joren hocha la tête :
— Oui, elles étaient cousines. Quand mon père était jeune, il était promis à Carolina, mais en rencontrant ma mère, il est tombé follement amoureux.
— Vraiment ? s’exclama Giselle avec stupéfaction, pendant que Danil remplissait son verre vide d’une nouvelle rasade de vin pétillant. Je l’ignorais totalement !
— C’est parce que ma mère n’est restée mariée que deux ans avec l’Empereur. Elle est morte en couche. Mon père a porté son deuil pendant des années. Les historiens sont peu bavards à ce sujet, étant donné qu’il n’y avait pas grand-chose à dire. Il est finalement revenu vers la première femme qu’on lui avait présentée, par convenance politique.
— Vous voulez dire que Carolina a attendu des années avant de pouvoir se marier avec lui ?
— Oui, tout le monde pense que leur union fut une évidence, mais Carolina n’était pas son premier choix.
Giselle se rappela des regards échangés entre le couple impérial. Jamais elle n’aurait imaginé que sa relation avec Auguste puisse avoir été à sens unique durant tout ce temps.
— Mon père a eu la chance d’être aimé par deux femmes, si j’ose dire… Comme vous le savez peut-être, à Darovir, les gens ne suivent pas le culte de la Mère, mais celui du Père. Pour eux, la ceinture d’astéroïdes qui flotte au-dessus de nos têtes est l’origine de la vie sur notre planète. Certains ont peur que je me convertisse, et à terme, que je change la foi des habitants de Dalstein.
— C’est ridicule, nos deux religions sont en paix depuis toujours… Nous avons été en guerre contre Darovir fut un temps, mais ce n’était pas au sujet de nos cultes.
— Il n’y a pas que cet élément qui sème le doute… Vous qui étiez proche de Carolina, avez-vous jamais vu son journal ?
Giselle secoua la tête :
— Non, c’est un objet trop intime…
Joren ne put s’empêcher de montrer une légère déception.
— Mais ses mémoires devraient bientôt être publiées, n’est-ce pas ? questionna Giselle, c’est l’usage, en général.
L’Héritier poussa un soupir.
— Comme je vous disais, depuis la mort de Carolina, des ennemis se dressent devant moi pour ne pas que je prenne la succession. Hier, vous aviez deviné juste, certains m’accusent de l’avoir assassiné… La rumeur enfle, de plus en plus, sans que je puisse pour le moment y faire quelque chose. Je suis loin de Lengelbronn, même si j’y ai des amis fidèles.
— Sur quoi se basent ces insinuations ? demanda Giselle, qui brulait d’en savoir plus.
Sans s’en rendre compte, la jeune femme mangeait à présent avec appétit. Joren la vit porter les aliments à sa bouche et se mit à sourire, il continua :
— La tradition veut que les deux souverains tiennent un journal, plus ou moins personnel, de leur ascension au trône jusqu’à leur trépas. Mon père a fait fabriquer un très beau cahier pour son mariage avec ma mère Ulrika, à son décès, Carolina a choisi d’écrire la suite. Et ce fut une sage décision. Quand j’étais jeune, j’étais fortement marqué par les rumeurs affirmant que je suis un bâtard. Elles sont apparues dès que je suis né, des daroviens ainsi que des dalsteinis n’avaient pas apprécié que mon père change d’épouse à la dernière minute, les conséquences ont été très pénibles pour lui… J’étais malheureux que des personnes insultent Ulrika alors que je ne l’ai jamais connue. Afin de me rassurer, mon père m’a fait lire le journal de ma mère et j’ai pu découvrir le contexte de ma conception et de ma naissance. J’ai remis le cahier à Carolina, qui n’a jamais touché aux premières pages. Entre ses mains, le texte était en sécurité.
Giselle esquissa un doux sourire, l’Impératrice avait toujours été une personne juste et droite.
— Aujourd’hui, certains pensent qu’à l’intérieur se trouvent toutes les confidences de Carolina à mon sujet. Ils affirment qu’elle a découvert que je suis un bâtard en consultant les pages de la première Impératrice et que c’est pour cela que je l’ai tuée. Je sais que c’est faux, puisque j’ai lu le texte. Mais ce n’est pas le cas de mes frères. Ils exigent que le journal soit publié, mais mon père s’y interdit catégoriquement et cela entretient la méfiance à mon égard. Et je dois avouer que… je ne comprends pas pourquoi non plus il refuse de leur montrer cette preuve…
Giselle but à son tour une gorgée de vin :
— Sa Majesté ne veut donc pas entendre l’intérêt de révéler tout cela ?
— Non, je l’ai supplié et lui ai dit à quel point cela pouvait être dangereux, mais à ses yeux, je suis légitime et la question ne se pose pas. Il croit avec sincérité que sa décision de me nommer Héritier sera acceptée jusqu’au bout… Mais depuis plusieurs mois, il n’est plus le même homme…
Le regard azur de Joren s’assombrit, Giselle aurait pu jurer que ses pupilles étaient devenues aussi noires qu’un puits sans fond.
— Il tombe de plus en plus souvent malade et je pense qu’il se laisse mourir. Je crois que quelque chose le ronge et que cela est en lien avec la mort de ses deux femmes… Pour moi, les révélations se trouvent dans le journal. Il est en sureté dans une pièce scellée par une énérite dans les sous-sols du Palais. L'endroit est quasiment inviolable, à moins de faire sauter les fondations. Mon père interdit quiconque de s’en approcher et tant qu’il règnera, personne ne pourra le lire.
— Mais c’est ridicule, souligna Giselle, quel intérêt de divulguer dans ce journal que vous n’êtes pas le fils de l’Empereur ? Ulrika savait qu’il serait révélé tôt ou tard !
— Ma mère a eu un amour de jeunesse et certaines dates prêtent à confusion, répondit simplement Joren. Si mon père ne m’avait pas demandé de lire moi-même ses confidences, est-ce que je les aurais mal interprétées, aujourd’hui ?
— Je ne comprends pas également une chose, vous me dites que le mouchoir est la seule preuve de son meurtre, mais Dusan et Damjan semblent être au fait qu’elle a été tuée, puisqu'ils vous accusent.
Danil toussota :
— C’est là que le mystère s’épaissit : les deux autres princes ont reçu un rapport, indiquant quel type de poison a été utilisé et dans quel contexte…, l’arbisien se caressa la joue en parlant, effleurant sa cicatrice du bout des doigts, mais nous avons étudié le corps de Carolina de notre côté et… nous n’avons rien trouvé. Aucune trace de quoi que ce soit.
Un silence s’installa entre eux. Seule la pluie battante pouvait se faire entendre, résonnant en écho sous le ciel chargé de gros nuages.
Joren reprit :
— Mademoiselle de Madalberth, je suis certain que le mouchoir détient la vraie preuve des circonstances de la mort de Carolina. Le rapport donné à mes frères est un faux. Aussi faux que les rapports qui ont été montés contre vous.
Giselle s’enfonça dans sa chaise et poussa un profond soupir. Jamais elle n’aurait imaginé que la situation puisse tourner ainsi.
— Tout était si tranquille, auparavant…, murmura la jeune femme.
Oui, si simple… J’allais me marier, Carolina était heureuse, l’Empereur me faisait confiance et mon père m’encourageait… Oui, avant que je découvre les horribles mensonges de Dusan et l’hypocrisie de Léonie.
— Vous pourriez avoir le soutien de certains membres de l’Église, le rouleau écarlate écrit par votre Père vous désignant comme successeur est sacré.
Joren grimaça, il avala une goulée de sa boisson, comme pour mieux faire passer ses paroles dans sa gorge :
— L’Église est contre moi. Il faut que vous sachiez qu’il y a plusieurs années, j’ai rendu un rapport… acerbe et j’ai demandé à ce que les cardinales et la Papesse Hildelgarde ne se mêlent pas de notre politique. J’ai vécu quelques années en Darovir et j’ai été marqué par leur façon de faire les choses…
Giselle resta bouche bée en entendant ces mots, elle n’avait jamais eut vent de cela. L’Héritier se mit à ricaner :
— Imaginez le choc, pour les prêtresses, c’était une trahison. Le culte de la Mère est née ici, alors les religieuses pensent qu’elles ont droit au chapitre sur beaucoup de décisions. Carolina a été pour la première fois furieuse contre moi. Elle qui venait aussi de Darovir faisait beaucoup d’efforts pour s’intégrer et tenir son rôle… Nous avons eu une terrible dispute. J’étais beaucoup plus jeune à l’époque…
Les yeux de Giselle se remplirent de surprise, elle avait toujours cru que l’Impératrice était dévouée par piété et non pas pour légitimer sa place.
Le prince héritier l’observa encaisser la nouvelle. Un sourire se dessinait sur ses lèvres. Il savait que peu de gens à la cour se rappelaient de tout ceci.
— Est-ce pour cette raison que vous avez été envoyé vers la frontière ? Beaucoup disent que vous avez été exilé, en quelque sorte, car vous ne seriez pas capable de tenir vos responsabilités.
— Non, répondit-il en riant. En réalité, je m’occupe d’observer et de gérer nos échanges sur l’énerite avec l’Arbise et Darovir. Certains pensent que mon père m’a expédié là-bas pour me punir, mais il n’en est rien… Je dois dire que cette rumeur m’a bien arrangé, pendant toutes ces années, je n’étais pas obligé de demeurer enfermé à Lengelbronn… Dalstein finance énormément de recherches sur l’énerite et les informations que nous avons ne peuvent pas rester aux mains d’un simple fonctionnaire.
Danil lui lança subitement un regard noir, comme pour l’empêcher d’en dire plus. Joren préféra fixer Giselle :
— Dans quelques semaines, quelque chose de terrible va se produire et il y a un grand risque qu’une guerre civile éclate. Mon père est au plus mal, je pense qu’il va rendre son dernier souffle dans peu de temps… Des ministres, l’Église et des membres du Gouvernement soutiennent Damjan.
— Je n’ai jamais trouvé qu’il vouait un intérêt particulier pour vous remplacer…, dit Giselle avec scepticisme.
— Effectivement, il s’en fiche comme d’une guigne ! s’exclama soudain Danil. Pour lui, régenter est une contrainte.
— C’est bien ça le problème, il risquera de beaucoup trop déléguer…
— Et surtout, il n’aime pas Joren, il est… jaloux.
Giselle haussa les sourcils :
— Vraiment ?
— Oui, une peine de cœur…, répondit l’Héritier évasivement.
La jeune femme cligna des yeux, sans trop comprendre. Elle choisit au final de ne pas s’y intéresser.
— Et Dusan… Si l’autre n’est pas attiré par le pouvoir et les responsabilités, lui l’est beaucoup trop.
Giselle resta silencieuse. Elle ne pouvait réfuter cela, Dusan adorait prendre les choses en main.
— Et si nous leur présentions le mouchoir directement ? Ils auraient la preuve que le premier rapport est faux. Damjan et Dusan sont loyaux et dotés d’un minimum de bon sens…
— Il faudrait tout d’abord qu’ils aient vraiment envie de découvrir la vérité…, ricana Danil.
— Je crois que vous surestimez la bonne entente qu’il y entre nous…, soupira Joren. Nous avons grandi séparément et j’ai sans cesse été critiqué devant eux. Qui refuserait de voir son nom associé à l’Histoire ? Vous savez ce que c’est, je pense…
Giselle déglutie. Le pouvoir était une tentation incommensurable.
— Même si je suis l’héritier, cette position peut toujours changer avant la mort de mon père. J’ai besoin d’alliés, Mademoiselle de Madalberth, partout et des personnes qui n’ont pas peur de se salir les mains. Ceux qui continueront à vouloir me descendre, je les ferais condamner. Je refuse de rentrer dans leur jeu et leurs misérables manigances. Si je me rabaisse aux mêmes coups, je ne serai plus digne de Dalstein, je dois gagner à la loyale. Cependant, la paix se prépare et j’ai besoin d’arguments. Le temps nous est compté et les moyens de dissuasion ne sont pas gratuits.
— Mais Auguste n’a pas de raisons pour changer de…, commença la jeune femme.
— Les morts ne parlent pas, répondit Danil. Qui pourra jurer avoir entendu correctement ses dernières volontés ?
Giselle resta abasourdie. Elle savait que durant les ultimes instants du souverain, une foule de personnes s’amassait autour de la couche impériale, les témoins seraient nombreux.
— En période de conflit, c’est la Papesse qui a le dernier mot. C’est elle qui couronne l’Empereur.
— Mais si Sa Majestée décède, rien ne vous contraindra de publier les écrits de Carolina et de votre Mère !
— Je pense que le journal ne sera plus en sécurité, après sa disparition. Comme vous avez pu le découvrir vous-même, copier et modifier des documents n’est pas une chose impossible.
Giselle demeura silencieuse un long moment, prenant le temps d’intégrer tout cela dans son esprit, elle finit par annoncer lentement :
— Je ne vois toujours pas le rapport entre mon exil et l’assassinat de Carolina.
— Pour ce qui est de cette machination contre vous, je n’en sais encore rien… Nous pourrons le découvrir ensemble, si vous vous joignez à nous.
— Hildegarde connaît la volonté des souverains de Dalstein, répondit Giselle en fronçant les sourcils. C’est elle qui conserve les rouleaux écarlates proclamant les héritiers de l’Empire. Je sais que Carolina ne vous aurait jamais destitué, mais je doute que…
— Faisons un pari, coupa Joren en approchant sa chaise de la jeune femme, un sourire aux lèvres. Un drame aura lieu dans quelques semaines, au début de la saison de Lykion. Je pense que la papesse Hildegarde va mourir et que personne ne pourra empêcher cela. Si j’ai raison, vous me soutiendrez, sinon, je vous aide à partir pour l’Arbise ou n’importe où ailleurs.
Giselle réfléchit quelques instants. Depuis le commencement, les dires de Joren étaient graves et lourdes d’accusations.
— Je n’ai pas besoin de parier. Je ne sais pas encore quel est le lien entre ma prétendue stérilité et ce qu’il se passe à la capitale, mais plonger Dalstein dans une guerre civile est ridicule. Certains duchés ne prendront pas part au conflit, il y a trop à perdre. Mettre en place une Papesse qui soutient la cause de vos ennemis est effectivement bien plus sûr et implacable.
— Les nobles n’ayant pas pris position seront largement punis par le gagnant au trône, annonça Joren.
— Qu’est-ce qui est le plus important à vos yeux ? Qu'ils soient fidèles aux sujets du pays, ou bien à son souverain ? demanda Giselle avec agacement.
— Au peuple, bien sûr, répondit Joren sans hésitation. Les responsabilités…
— Oui, coupa Giselle avec impétuosité, c’est pour cela que l'aristocratie exige une couronne forte, afin de ne pas avoir à choisir.
Danil écarquilla des yeux de surprise en entendant les mots de la jeune femme.
Joren hocha la tête de satisfaction. Giselle resta un instant songeuse, toutes ces nouvelles étaient urgentes, mauvaises et ne présageait que de la violence.
— Qui prendra sa place d’Hildegarde, selon vous ? demanda-t-elle subitement
Le Prince héritier répondit :
— Nous pensons que ce sera la Cardinale Garance.