Giselle navigua les jours suivants sur le bateau à deux mâts du Prince Joren, aidé à la manœuvre par Danil.
Les deux hommes, parfaitement dans leurs éléments, évoluaient dans les gréements et sur le pont avec des gestes instinctifs.
— Nous n’avions pas prévu de vous trouver, lui indiqua Danil avec embarras, nos réserves n’ont été provisionnées que pour trois personnes.
Giselle avait haussé les épaules avec indifférence. Durant les premiers jours, elle était restée paralysée par le mal de mer. L’orage de la veille n’étant pas encore passé, ses nausées l’avaient empêchée d’avaler ne serait-ce qu’une bouchée de pain.
Mais son état n’était rien comparé au scientifique Hubert Wilburt, qui se terrait dans les cales de la goélette, vomissant tripes et boyaux. Il ne ressortait que le soir, pour admirer le ciel innondé d'étoiles et scindé en deux par la brillante Ceinture du Père. Fixer les astéroïdes lui redonnait cependant toujours la nausée.
L’arbisien fut de ce fait soulagé de constater que les vivres pourraient durer jusqu’à leur arrivée.
Giselle aurait aimé interroger le discret savant sur ses travaux, mais son retrait excluait toute discussion. Elle osa donc questionner l’Héritier :
— Pourquoi cet homme est-il poursuivi ? Cela est en rapport avec ce que vous faites dans le nord ?
Joren lui avait répondu avec un large sourire, comme satisfait de voir qu’elle s’intéressait au scientifique.
— Oui, en partie. Hubert est un chercheur aux idées très novatrices et ses découvertes sur l’énerite pourraient changer le monde. Je souhaite qu’il reste sous bonne garde.
Giselle avait hoché la tête, songeuse. De nombreux spécialistes s’échinaient sur cette pierre céleste, semblable à aucune autre.
Qu’est-ce que cet homme a bien pu trouver qui aurait échappé à d’autres ?
Comme beaucoup, Giselle était fascinée par l’énerite. Un don des Dieux, selon l’Église.
Son énergie infinie ne permettait pas simplement d’éclairer les palais et les grandes avenues. Une seule d'entre elle, de la taille d’un œuf de poule, était capable d’alimenter une pompe à eau pour plusieurs quartiers d’une ville.
Les riches s’en étaient approprié les fonctions en premier, bien sûr, mais son utilisation descendait petit à petit dans l’usage quotidien des populations. Sa rareté et son prix faisaient que la consommation de l’énerite se développait lentement.
La jeune femme se souvient du diamètre du rocher servant à approvisionner le palais impérial de Lengelbronn. C’était la plus grosse énerite qu’elle eu jamais vu, et ce morceau était déjà vieux de plusieurs centaines d’années.
Les trois hommes installèrent Giselle du mieux qu’ils purent, voulant lui laisser un peu d’intimité. Danil et Joren, dans la fleur de l’âge, envahissaient de leur carrure les étroits espaces des cabines une fois la nuit tombée. La petite goélette ne possédant que deux couchettes, la jeune femme se fit aussi discrète qu’une souris le soir venu.
Giselle ne fut pas dérangée par cette promiscuité, qu’elle n’avait jamais connue auparavant. Son esprit pratique surpassant la pudeur, elle ne fit pas grand cas de ces hommes s’agitant autour d’elle, gigotant en tout sens à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
Ils longèrent les côtes Est pendant deux semaines, grimpant les courants en droite direction du Nord. En arrivant proche des Antilles, l’air devient plus humide et les eaux translucides se changèrent en un tapis de turquoises et d’azur. Giselle se rappela des récits des nobles partis en vacances dans cette région lointaine, à la frontière de l’Empire. Ils décrivaient des tempêtes meurtrières, des animaux venimeux, une chaleur assommante… On disait d’elle que sa dangerosité n’avait d’égal que son exotisme.
Giselle vit au loin une petite île sur laquelle flottait un bâtiment aux grands remparts et aux fenêtres étroites :
— C’est ici que vous avez établi votre résidence ? demanda-t-elle en voyant s’approcher le monument qui se dévoilait de plus en plus sinistre.
— Officiellement, non, répondit Joren avec un sourire. Ce fort est une ancienne prison, de nombreux amis y logent aussi. C’est assez vaste pour nous permettre de vivre avec une certaine autonomie. J’y suis également à l’abri des espions, car je connais chaque personne qui s'y trouve. Je pense que vous et Hubert y seriez à l’abri.
— Effectivement, il semble difficile de débarquer sans passer inaperçu, sur un caillou pareil.
Parmi les rochers acérés, on ne pouvait voir qu’un seul ponton pour amarrer les navires.
— Avant d’accoster Mademoiselle de Madalberth, je dois vous dire que le mieux serait que vous gardiez votre identité secrète. Vous restez Ilda Roding. J’ai confiance en mes hommes, mais votre popularité mondaine vous précède même jusqu’ici. Vous croiserez ici certains nobles et fonctionnaires, ils viennent certes en toute discrétion, pour la plupart, mais tâchez de vous en souvenir. Une maladresse est vite arrivée.
La jeune femme répondit à l’affirmative. Les contours des murs se précisèrent, on pouvait voir flotter au vent, de grandes bannières bleues et or, flanquées d’une tête de lion rugissante, le symbole de Joren Primtis.
Ils débarquèrent sans mal, une fois encore, Giselle fut étonnée d’observer avec quelle facilité Danil et l’Héritier chorégraphient leurs gestes sur les mouvements du bateau.
Elle se prépara maladroitement, ayant remarqué que plusieurs personnes les attendaient à quais.
Joren la regarda arranger sa mise avec un sourire au coin, le visage brulé par le soleil et les cheveux emmêlés par le sel, la jeune femme ne ressemblait plus à la préceptrice sèche et frustrée des premiers jours. Pas une seule fois, elle ne s’était plainte de l’odeur terriblement acide qui piquait les narines lorsqu’on entrait dans la cale du bateau.
— Vos cheveux…, commença-t-il
— Ils sont sales, répliqua froidement Giselle en essayant de les tresser.
— Vous devriez les couper.
La jeune noble toisa ses longues boucles emberlificotées. À quoi bon porter pareille chevelure à présent ?
— Oui, vous avez sans doute raison.
— Vous ne m’en voudrez pas, si je ne vous traite plus maintenant selon votre rang ?
Giselle répondit en haussant des épaules. Danil ajouta d’une manière qui se voulait rassurante :
— Je vous promet, personne ne vous reconnaîtra.
— Je n’en doute pas une seconde…, lança la jeune femme d’un ton caustique.
Hubert se tenait déjà prêt à débarquer, ses valises pleines d’instruments étranges et de parchemins enroulé.
Joren sauta sur le ponton en faisant claquer les talons de ses chaussures, des hommes vinrent à lui pour lui porter assistance. Giselle descendit, curieuse de voir l’héritier de l’empire dans cette tanière dont personne ne savait rien.
Une guerre civile… A-t-il exagéré pour essayer de me convaincre ? Ou est-ce une vraie menace ? se demanda-t-elle en débarquant à son tour, sa fidèle valise à bout de bras.
On s’agita ça et là, des hommes crièrent entre eux puis se mirent à courir en tout sens pour amarrer rapidement la goélette. Déjà, on vidait le petit chargement qui patientait en soute.
Giselle et Hubert restèrent immobiles dans l’effervescence. Ils observèrent leurs deux guides de voyage donner des ordres et des claques dans le dos aux marins qu’ils retrouvaient enfin.
Giselle remarqua une jeune fille un peu à part, habillée d’une longue robe ocre et orangée. D'une chevelure d’un blond clair et lumineux, elle fixait de ses grands yeux bleus l’héritier de l’Empire avec un regard éperdu d’admiration.
— Par les Dieux, commenta Hubert en tirant sur les poils de sa moustache, quelle beauté !
— C’est une cardinale, regardez sa robe…, murmura Giselle.
Joren salua de loin la jeune femme aux airs angélique et leur fit ensuite signe d’approcher.
La jeune religieuse se joignit à eux :
— Que la lumière de la Mère éclaire vos pas. Je suis heureuse de vous voir sauf de votre voyage, Votre Altesse.
De près, elle était encore plus belle. Sa peau claire, laiteuse et sans défaut, contrastait avec les teins basanés par les tropiques des autres résidents.
Elle doit passer beaucoup de temps à la prière…, songea Giselle.
— Notre mission a été couronnée de succès. Voici Hubert Wilburt, qui aura son atelier à côté de votre chapelle. Et une nouvelle invitée, Ilda Roding. Je vous présente son Éminence la Cardinale Lauvia de Clarigny, qui a pour diocèse toutes les Antilles et le nord de Dalstein.
Giselle s’inclina en prenant la révérence d’une roturière.
Elle est si jeune pour un diocèse si vaste ! Pourquoi ne porte-t-elle pas sa coiffe de religieuse ?
— Que les Dieux veillent sur vous, mes amis. J’ai fait préparer une chambre pour Monsieur Wilburt, je vais demander à ce qu’on en prépare une seconde pour vous, Mademoiselle Roding.
— Installez là près de votre appartement, exigea Joren en commençant déjà à partir. Et faites-leur visiter le fort.
La jeune cardinale s’inclina, glissant un regard brillant à l’héritier de l’Empire.
— Par ici…, murmura la religieuse avec beaucoup de douceur.
Giselle et Hubert suivirent la cardinale dans les couloirs de la forteresse. L’ancienne prison, réhabilitée en une sorte de caserne militaire, avait des murs maussades et dévorés par le sel. Mal éclairés, étroits, les corridors demandaient à ce qu’on se baisse pour les parcourir. Petite, Giselle n’eut aucune difficulté à se déplacer entre les parois humides et au travers des portes.
La jeune femme constata que plusieurs centaines de personnes résidaient ici, pourtant, le prince Joren en avait fait une base discrète.
Je suis certaine de croiser certains nobles que j’ai déjà vus auparavant…, se dit Giselle en découvrant ça et là des coffres remplis de vêtements richement ornés. Une coalition semble avoir été formée depuis longtemps autour de Joren.
— N’hésitez pas à venir me demander au besoin, annonça la jeune cardinale d’une voix pleine de bienveillance. Vous me trouverez principalement à la chapelle ou dans ma chambre, je participe le soir aux cuisines et le matin au poulailler. Nous manquons toujours de bras, surtout en ce qui concerne la lessive.
La religieuse fit un beau sourire lumineux à Giselle, qui répondit tant bien que mal. Jamais elle n’avait lavé de linge de sa vie.
La cardinale fut un excellent guide, d’une grande gentillesse et pleine de délicatesse. Sur son passage, tout le monde la saluait respectueusement et avec beaucoup de sympathie. Giselle et Hubert étaient médusés par les paroles attentionnées qu’elle avait pour chacun, remplies de modestie. Au fond d’elle, Giselle fut heureuse de pouvoir côtoyer une jeune personne de cette qualité d’esprit.
— Je vous reverrai à la messe…, balbutia Hubert en prenant sa chambre.
Une fois seule avec la religieuse, Giselle lui demanda :
— Votre Éminence, pourriez-vous me dire où puis-je me couper les cheveux, après mon bain ?
— Oh, je le ferais pour vous ! répondit Lauvia en souriant toujours. Vous pouvez me faire confiance, je sais manier les ciseaux. J’ai aussi une excellente crème contre les coups de soleil.
Giselle se caressa le bout du nez, écarlate depuis plusieurs jours.
— Venez, je vais vous conduire aux bains. La chaleur depuis ce matin est écrasante ! Nous nous laverons ensemble. C’est par ici.
Prise aux dépourvues, Giselle suivit la cardinale qui lui saisissait à présent le bras, telle une amie de toujours.
Le soir arrivé, Giselle fut appelée dans le bureau de Joren. Un homme la guida dans les nombreux couloirs et escaliers. La jeune femme avançait d’un pas chancelant, ayant adopté l’habitude des roulis du bateau sous ses pieds.
Elle fut surprise de voir qu’on l’emmenait directement dans les appartements privés du Prince. En entrant dans la pièce, Giselle fut de nouveau frappée par son parfum et chassa précipitamment la satisfaction qu’elle ressentit à cette odeur.
— Ah, vous voilà ! fit Joren en arrivant de derrière un rideau.
Il s’était taillé la barbe et avait changé d’habits. La blondeur décolorée de sa crinière contrastait avec ses vêtements noirs.
— Ah, vous avez coupé vos cheveux ! constata-t-il en attrapant subitement une mèche entre ses doigts. Cela vous va bien et ça doit être bien plus facile à laver !
Giselle sursauta en sentant le revers de sa grande main caresser sa joue, elle se recula vivement. L’homme en face d’elle ne sembla pas remarquer son geste :
— Vous avez une sacrée tignasse, c’est Lauvia qui vous les a taillés je suppose ? Elle s’occupe également les miens. Asseyez-vous, demanda-t-il en sortant deux assiettes remplies d’un rôti fumant.
Giselle tourna la tête et vit un morceau de viande juteux, après plusieurs semaines en mer, la vision du plat fit gronder son ventre.
— Vous avez faim, n’est-ce pas ? Le grand air et l’océan transportent aussi bien l’âme que les mauvaises humeurs. Mangez.
Sa voix était légèrement autoritaire, Giselle n’osa pas le contredire. Joren mangea rapidement et ne se servit que de l’eau pour accompagner son repas. Il remplit également le verre de son invitée.
— Êtes vous bien installée ? demanda-t-il une fois assuré que Giselle mangeait à son tour.
— Oui, je vous remercie. Son Éminence nous a fait le meilleur accueil.
— Lauvia est la bienveillance même. C’est la plus jeune Cardinale de l’histoire de l’Empire. Elle est née près de la frontière et a pris ce Diocèse, car personne n’en voulait. Une chance pour moi, nous nous entendons très bien.
— Elle est effectivement très amoureuse de vous, dit Giselle en hochant la tête.
Joren la regarda avec stupéfaction, la jeune femme comprit immédiatement qu’elle venait de commettre un impair.
Par les Dieux, il est marié ! j’ai oublié Oriana !
— Pardonnez-moi, je… Votre Altesse, je suis navrée… votre épouse…
— Lauvia est une jeune femme fidèle aux Saints Parents.
— C’est à dire que… le mariage des religieuses n’étant pas proscrit par l’Église… J’ai juste…
— Oublié que je suis marié ? Je vous rassure, je l’oublie parfois moi-même.
Il esquissa un sourire et parti dans un grand éclat de rire.
Avec sa mâchoire carrée et ses rides plissées aux coins des yeux, il ressemble vraiment à un lion, pensa Giselle.
— J’ai tant de choses à dire sur Oriana… et tant de choses se sont passées, durant mes deux semaines d’absence… Elle a retrouvé ses quartiers dans la capitale, la raison officielle est qu’elle doit remplacer Carolina dans ses fonctions, mais personne n’est dupe. Les pions avancent, petit à petit. Elle a fui dès que l’occasion s’est présentée.
Mal à l’aise, Giselle ne sut pas quoi dire. Elle ne savait rien de la relation entre l’Héritier et la Première Princesse, mis à part qu’ils vivaient séparés à cause de sa mission aux Antilles.
— Lauvia est une fleur dans le purin qui compose les habitants de cette prison. Et ces derniers sont les premiers à le reconnaître.
Joren s’approcha de Giselle et lui chuchota sur le ton de la confidence, le regard brillant :
— Je dois vous dire que cette religieuse est ma muse. C’est grâce à elle que j’ai trouvé comment contre-attaquer. Nous avons beaucoup de chance de l’avoir à nos côtés. Finissez votre assiette, je dois ensuite vous expliquer ce que j’attends de vous.
Les joues rouges, déstabilisées par le regard bleu perçant de Joren et par ses mots si spontanés, Giselle hocha encore la tête et se dépêcha d’achever son plat. Dans le fond, elle était agacée contre elle-même.
Une fois repue, la jeune femme reprit ses moyens :
— Je vous écoute.
Joren se redressa et balaya les assiettes d’un revers de main. Enjoué, il sortit d’un tiroir de meuble une feuille à la dimension reconnaissable.
En posant le document sur la table, Giselle reconnut immédiatement un chèque.
— Dans plusieurs semaines, une rencontre aura lieu entre des trafiquants d’énerite Skadialiens et des acheteurs. Ce sont des petites pierres, pas de bonne qualité, mais suffisamment en état pour fonctionner. Si elles étaient sur le marché officiel, elles déstabiliseraient les prix actuels.
— Pourquoi ne pas demander à Danil Brasidas de vous les acquérir ? Il est issu d’une famille immensément riche, extractrice d’énerite en Arbise, d’après ce que j’ai compris, questionna Giselle en voyant où le Prince allait en venir.
— Car je souhaite que la famille de Danil ne s’implique pas publiquement dans mon soutien. pour des raisons diplomatique. Avec sa cicatrice, il est très connu dans le milieu. Nous avons besoin d’acheter ces pierres en toute discrétion.
Après un moment passé à fixer le chèque posé sur la table, Giselle interrogea dans un souffle :
— Cela a-t-il un rapport avec les recherches du Professeur Wilburt ?
— Oui, tout à fait.
Giselle songea à la porte scellée, gardant le journal intime de Carolina, dans les sous-sols du palais de Lengelbronn.
Réfléchissant à haute voix, elle questionna encore :
— C’est parce que vous n’avez pas l’argent nécessaire ou bien parce que vous ne voulez pas dépenser votre fortune personnelle ? Hum, peu importe… Combien de chèques vous faudra-t-il ?
— Environ plusieurs centaines, vous pensez pouvoir copier celui-ci ?
Giselle répondit en prenant le papier dans ses doigts, un sourire au bout des lèvres :
— Oui, sans l’ombre d’un doute.