— J’exige de le voir immédiatement ! s’écria Giselle en s’avançant vers l’homme attaché.
Joren la retint par le bras :
— Vous pourrez l’interroger une fois arrivés au fort. Nous aurons le loisir de lui poser toutes les questions que vous souhaitez.
— Je n’attendrai pas la traversée alors qu’il est ici. Je veux lui parler dès maintenant.
— Soyez raisonnable, suggera le prince plus bas, mon équipage ignore qui vous êtes et ce ne serait pas discret de…
Giselle se dégagea de l’emprise de Joren d’un geste sec et persifla entre ses dents :
— Descendez-le dans la cale, dans ce cas.
Joren questionna Danil du regard, l’arbisien haussa des épaules. L’héritier poussa un soupir, vaincu par la détermination de la jeune femme, il demanda :
— Vous ne souhaitez pas prendre du repos avant ?
Giselle eut une expression outrée :
— Non !
L’Héritier claqua de la langue et commenta d’un ton sec :
— Vous êtes têtue. C’est d’accord, vous pouvez lui poser vos questions, nous verrons s’il veut bien vous répondre… Je vais le déplacer en bas.
Joren souleva l’homme ligoté et aux grosses rouflaquettes oranges, puis disparut dans une trappe.
En descendant l’escalier, il entendit la voix étouffée de Lauvia :
— Acceptez au moins de faire votre toilette et de manger un morceau !
— C’est de l’eau de mer, fit Danil d'un ton grimaçant.
— Rincez-vous avec cette cuve d’eau douce, il y a un bout de savon ici, répondit la religieuse, Mademoiselle Roding ! s’écria-t-elle soudain, laissez moi vous laver les cheveux ! Et couvrez-vous, nous ne sommes pas seules !
Quelques minutes plus tard, Giselle descendit en trombe dans la cale. Joren, appuyé contre une table en bois, vit ses courtes jambes apparaitre dans son champ de vision au fur et à mesure qu’elle dévalait les escaliers.
L’homme, toujours ligoté, était éclairé par un simple hublot. Fulminante, la jeune femme s’approcha de lui. Joren esquissa un sourire, elle l’aurait attrapé par le collet, s’il elle avait pu, et l’aurait envoyé voler à l’autre bout du bateau. Mais sa petite taille, malheureusement pour elle, ne lui permettait pas une telle prouesse.
— Il sait pourquoi il est ici ? lui demanda-t-elle.
— Il a une vague idée…, répondit-il en reniflant. Voilà la liste des personnes impliquées.
Il lui tendit les noms, grifonnés sur un papier. Giselle prit connaissance du document, les sourcils froncés. Il comprit qu'elle ne connaissait pas la plupart de ces gens.
— Je peux l’interroger comme bon me semble et m’appuyer sur votre soutien ?
— Oui, dit Joren, curieux de savoir ce qu'elle allait faire.
Le visage de Giselle se tourna brusquement vers le prisonnier.
Ce dernier fixa ce petit bout de fille s’approcher vers lui à grands pas, ses bouclettes humides s’agitaient au rythme de sa fureur et ses yeux gris immobiles étaient animés par un feu infernal. En la voyant arriver, il rentra légèrement sa tête dans ses épaules, la voix des femmes en colère avait la désagréable tendance à partir dans les aigus.
— Vous avez fait réalisé un faux témoignagne et souillé le nom du Dieu Kertion. Vous êtes un parjure, connaissez-vous la peine que vous risquez ? demanda-t-elle finalement avec un grand calme.
L’homme ricana :
— À votre avis ?
— Très bien, vous ne voyez pas d’inconvénients dans ce cas, à ce que votre condamnation soit alourdit ?
— Et comment le pourriez-vous ? questionna le rouquin d’un ton de défis.
Joren regarda le petit homme bedonnant, réaliser de faux
— Je vais vous apprendre quelque chose, cher Monsieur, je sais tout de vous.
L’héritier haussa des sourcils, il ne lui pas encore révélé l’identité de cette raclure. Comment avait-elle fait pour le reconnaître ?
— Et ici, continua Giselle, tant que vous serez en face de moi, vous n’êtes plus personne. Votre passé, votre nom, tous vos petits services rendus aux éminentes personnes de la cour et autres minables truands qui peuplent cette terre, ici, tout s’efface.
Joren écouta le ton froid et implacable de Giselle. Dans les tréfonds de sa voix, on pouvait ressentir toute la rage qui l’habitait depuis tant de mois.
— Car ces magnifiques personnes, qui vous paraissent probablement intouchables, je les connais également et croyez-moi, chacune d’entre elles va payer.
L’individu remarqua la jeune femme n’avait à aucun moment cligné des paupières.
— Vous êtes cette Madalberth ? demanda-t-il subitement.
La pointe du pied de Giselle percuta le genou du traitre. Elle savait que sa force ne lui permettait pas de lui faire grand mal.
— Ouch ! grogna-t-il avec surprise
— Arrêtez de geindre, mon coup est à peine douloureux. Elle est en Arbise, mais cela ne vous concerne pas. À partir de maintenant, rien de ce qui se passe en dehors de cette cale à bateau ne vous regarde. Vous n’allez vous préoccuper que de moi et de ce monsieur ici présent. Et vous savez pourquoi ?
Le prince vit les sourcils du prisonnier s’agiter :
Ah… il se demande si elle est sérieuse.
— Parce que si vous ne répondez pas à mes questions, je vais faire en sorte d’anéantir tout ce que vous aimez. Je déballerai tous vos secrets, le nom de tous vos clients… Et vous ne dormirez plus en paix, ici, ou dans n’importe quel pays de l’hémisphère sud.
Et bien… Elle semble déterminée.
— Vous n’êtes pas la seule personne à essayer de me menacer ! dit-il en faisant gronder sa voix. Ce n’est pas une petite dinde dans votre genre qui me fait peur.
— Vous n’avez pas encore bien compris la situation. Dois-je vous répéter la peine encourue par les parjures ? Je vous ai dit que vous allez payer. Il n’y aura pas d’échappatoire.
Joren observa Giselle, la bouche légèrement entrouverte : La tigresse vient de sortir de sa cage… Il eut envie de rire.
— Et évidemment qu’à vos yeux, je suis une petite dinde… je suis incapable de vous soulever et de vous suspendre par les pieds… Mais je vous le rappelle encore, préoccupez-vous aussi de ce monsieur ici présent.
Le prince héritier hocha la tête avec un sourire, et pointa l’index vers son visage.
— J’appliquerai la peine qu’elle aura décidée, dit-il en voyant l’homme se tasser sur lui-même. Et je vous botterai le cul au passage, pour mon bon plaisir !
— Vous avez trois choix, annonça Giselle en montrant trois doigts de sa main sous son nez. Le premier : je vous mets un caillou dans la bouche et j’attache vos lèvres avec un fil de fer. Un classique de l’époque de Auguste le cinquième… Le second, je double votre peine de parjuration et je détruis toute votre existence, passée et à venir. Adieu, le moulin de vacances, au revoir maitresse dévergondée, pardon cher fiston déshonoré ! Et la dernière… Vous me donnez les noms des personnes impliquées dans la mascarade organisée contre Mademoiselle de Madalberth et à chaque erreur, je vous casse un doigt.
L’homme haussa les sourcils de surprise.
— Je vois que vous ne me prenez pas au sérieux.
Elle se tourna vers Joren et demanda :
— Pourriez-vous m’apporter une feuille et une plume, avec de l’encre, bien sûr ?
L’héritier accepta et curieux, revint quelque minutes plus tard avec ce qui lui réclamait Giselle.
La jeune femme trempa la pointe métallique dans le liquide sombre et la main en suspend, interrogea le prisonnier.
— Que diriez-vous, dans vos dernières volontés ?
— Vous êtes ridicule ! s’écria tout à coup le parjure.
Giselle ricana.
— Ce n’est pas grave, je vais trouver pour vous… Voyons que je me souvienne, vous avez une curieuse façon de tracer la lettre J… Soudain inspirée, la jeune femme se mit à écrire. Elle s’arrêta plusieurs fois, fermant les yeux comme pour se rappeler de quelque chose. Joren l’observa avec la plus grande attention.
— Ah, voilà ! s’exclama-t-elle au bout de quelques minutes. Donnez-moi votre avis, je vous en prie.
L’homme étira le cou pour déchiffrer ce qu’elle venait de rédiger, il ouvrit la bouche de surprise :
— Mais… Mais c’est mon écriture ! Comment...
— Chut… lisez plutôt ! ordonna la jeune femme.
— Je suis navré, très cher fils, de t’apprendre que je dois partir subitement pour ma propre sécurité. Tu trouveras ici les noms des personnes qui m’ont payée ces dernières années, dans le but de monter de toutes pièces de faux témoignages. Je ne suis qu’une horrible larve et un être indigne d’appartenir à la corporation des imprimeurs, je demande pardon aux Saints Parents et supplie le Dieu de la justice Kertion de…
— Que souhaitez-vous que j’écrive de plus ? Un ordre de virement bancaire ? Une lettre d’aveux ? Une demande de divorce ? Je peux aussi vendre votre société, je connais votre signature, voyez, elle est juste là.
Le prisonnier déglutit, le document, tracé à la va-vite, était déjà si bien rédigé qu’il aurait pu jurer que les mots avaient été faits de sa main… Et la liste des noms, alignés sur le papier, lui rappela vivement certains souvenirs.
Ses rouflaquettes se mirent à trembler, il se représenta enfin le pétrin dans lequel il était tombé.
— Donnez-moi le nom de la personne qui vous a payé, elle figure dans cette liste, fit gravement Giselle, les dents serrées. Avouez avoir menti. Et nous consentirons peut-être à ne pas détruire votre identité.
— D’accord… C’est d’accord…, accepta-t-il finalement. Vous me ferez sortir ensuite ?
— Dans tous les cas, vous allez rester enfermé. Pensez plutôt à comment vous allez retrouver votre vie d’avant, une fois tout cela derrière vous.
Giselle traça encore quelques lignes sur le papier et lui tendit la lettre, il lut rapidement :
— Mon cher fils, j’ai vendu la maison afin de pouvoir financer ma fuite, je compte sur toi pour que tu t’occupes de ta mère, j’espère que tu me pardonneras d’être aussi lâche… Au-dessus de mon bureau, tu trouveras un appartement, une jeune fille réside ici, elle a l’âge d’être ta sœur et… C’est bon, j’ai compris.
— Parfait. Je vous laisse entre les mains expertes de mon cher ami. Vous trouverez une bassine, contre le mal de mer. En fond de cale, la houle est horrible, faites-en bon usage.
Giselle tourna les talons et monta l’échelle qui menait au pont. Elle cligna quelques instants des paupières, aveuglée par la vive lumière du jour. Soudain fatiguée, elle poussa un long soupir. Un léger vertige la prit, chancelante, elle s’avança contre le mât. Elle ne s’était pas attendue à réagir si violemment.
Joren, qui l’avait suivi, s’approcha prudemment :
— Comment avez-vous réussi cela ? Son écriture et connaître sa vie personnelle ?
Giselle, la bouche sèche, répondit d’une voix blanche :
— J’ai eu accès aux témoignages durant mon enfermement à Comblaine, un fonctionnaire est venu me présenter le dossier. Ils pensaient me tirer des aveux. J’ai eu le temps de mémoriser plusieurs noms. Quand j’ai été hébergée chez Willa, avant de partir chez les Bodenwill, j’ai acheté des informations…
— C’est-à-dire ? demanda l’Héritier en tirant sur une de ses mèches blondes, dévorées par le sel. Je pensais que vous ne pouviez pas dépenser votre argent ?
— Et bien, vous savez, tout s’achète…, répondit-elle, mal à l'aise, j’ai donné un somme à une personne qui, en échange, m’a fourni tout ce qu’il y avait à savoir sur les gens dont je me rappelais, impliqués dans mon dossier. Et concernant mes chèques… Mon nom ne les a pas rebutés.
— Et bien, je suis surpris que vous sachiez vers qui aller pour ce genre de chose ! dit Joren en fronçant des sourcils.
— Je suis fille de Duc et ancienne fiancée à l’un des princes de l’Empire, vous me prenez pour une imbécile ? Ce n’est pas parce que je ne m’intéresse pas aux sales histoires de la cour que je n’ai jamais prêté une oreille à ce genre d’affaires. Au contraire, j’ai toujours su qui fréquenter.
Joren se sentit soudain embarrassé, en la questionnant, il n’avait pas eu le désir de la blesser. Comprenant sa sensibilité, il demanda plus doucement :
— Et vous n’aviez pas songé à commencer à vous venger seule ?
— Non, c’était trop risqué et il me manquait la chose la plus importante…
— Le meurtre de Carolina et le lien entre vous et le mouchoir.
— Oui. Viser à l’aveugle n’a aucun sens. Comment avez-vous fait pour le retrouver si vite ? demanda-t-elle à son tour.
Joren se mit à sourire :
— Comme vous, ma chère, j’ai mes informateurs…
— Le ministère de la Justice doit être impliqué.Il me semble avoir reconnu certains fonctionnaires mais je n'en suis passûre
Joren soupira, soudain lasse lui aussi :
— C’est probable, les fonctionnaires sont très influencés par les prêtresses.Je vais demander à Danil d'enquêter.
Giselle secoua la tête, le ventre vide, elle n’avait plus la force de réfléchir. L’Héritier parvient à percevoir ses pensées :
L'Eglise et le gouvernement, le culte et la famille impériale… À quel point sont-ils tous entremêlés ? Vous aussi vous vous posez la question, n’est-ce pas ?
— Concernant ces lettres que vous avez écrites… j’aimerais que vous évitiez ce genre de choses. Je vous promets que nous allons arrêter et faire payer les personnes qui vous ont trahies, mais ce sera devant un tribunal.
— Je comprends…, marmonna Giselle en se retournant.
Il esquissa un dernier sourire, dévoilant toutes ses dents.
Quelques secondes plus tard, Lauvia surgit de derrière une voile et força Giselle à avaler un bouillon de poule. Sans sommation, elle amena ensuite la jeune femme se reposer. Danil était endormi depuis longtemps.