L’homme s’avança au centre de la nef, un pétale au creux de sa main. Il prit une inspiration et souffla très légèrement sur le morceau de fleur endormi entre ses doigts. Le pétale s’envola, virevolta quelques instants dans les airs et se posa avec délicatesse sur le front de la morte. Alors, l’inconnu s’inclina sans bruit et s’éclipsa dans les ténèbres.
Seule dans un angle, je contemplai la cérémonie en silence. Les ombres dessinées par la flamme des cierges dansaient autour de la dépouille, traçant sur les murs une farandole macabre, un cortège d’esprits malins déterminés à l'emporter en enfer.
Mais le corps de Ne’ll était vide à présent. Les ombres pouvaient bien valser sans fin au-dessus de la barque funéraire, j’avais acquis la certitude que le cadavre attaquerait en solitaire le voyage qui l’emmènerait vers l’autre monde, au-delà de la brume qui ceinturait l’île.
L’île. J’accordais une pensée – la dernière ? – pour notre ville perdue au milieu des eaux, mince échappée de terre sur laquelle nous vivions depuis tant de générations, sans souci, sans peur, accoutumés à jouir de chaque instant qu’offrait notre existence. Ell’i murmura une ultime prière et mon ami K’riss s’avança derrière elle. Je savais ce qui occupait ses idées : à la fin de la cérémonie il se hâterait vers le Marché Nocturne pour y acquérir les dernières trouvailles maritimes.
Pour moi, tout était soudain différent. Les questions qui se pressaient aujourd’hui dans mon esprit étaient inconcevables autrefois. Des interrogations sur la vie, la mort, la condition de l’homme et les étoiles au-dessus de nos têtes. Condamnée à errer sur cette île, je n’obtiendrais sans doute jamais de réponse. Tant pis, pensai-je alors que la lune gravissait l’horizon, alors que mes anciens compagnons s’éloignaient sur la pelouse du quai mortuaire et que les croque-morts accompagnaient la défunte vers l’océan… tant pis. Dorénavant, prisonnière de l’éternité, j’aurais tout le loisir d’y réfléchir.
La morte, Ne’ll, c’était moi.
*
Étrange.
Oui, étrange, cette impression de n’être plus qu’une simple évanescence, un esprit qui pense et se meut, libéré de la chair. Étrange ce sentiment qui m’habitait aujourd’hui, cette sensation d’être dépossédée… Quelques heures auparavant, je me sentais vivante, capable d’aimer, de haïr et de souffrir sans y songer. Immergée dans l’éternel présent de ma ville, je m’enorgueillissais de la vie qui m’était due. Je n’aspirais qu’à me fondre dans le moule, à me plonger dans le tumulte du quotidien. J’étais, et je ne voulais pas me risquer à comprendre pourquoi.
Mais j’étais morte, désormais.
Mon corps, paré d’étoffes soyeuses et de rubans colorés, se dissipait peu à peu dans le brouillard nocturne. Une dernière fois je m’attardai sur le visage paisible qui m’appartenait autrefois. Il me semblait lointain, dérisoire, comme un petit objet de son passé que l’on retrouve plus tard avec un mélange de nostalgie et de déception – alors ce n’était que ça ? Rien de plus qu’une illusion de vie, un tour de passe-passe que l’on se jouait pour un instant. La Grande Faucheuse que nous évitions d’appréhender durant notre existence m’avait ravie à la société et déjà les bribes de mes souvenirs s’envolaient peu à peu.
Et pourtant… je me revis un Septième Jour ensoleillé plongeant dans l’eau glacée de l’océan, entourée de mes congénères insouciants. Je me revis émerger de l’écume, un sourire joyeux accroché à mes lèvres, saisir ma serviette, adresser un furtif baiser à K’rris, assis sur les galets, et me hisser sur la jetée dans un éclat de rire. Plus qu’un simple repos, le Septième Jour représentait pour nous une trêve paisible accordée par l’océan mystérieux. Ce jour-là les créatures marines patientaient au large, et nous nous fondions dans l’élément liquide comme s’il s’agissait d’une fontaine de jouvence.
Une sensation exquise de bien-être m’habitait alors, que je brûlais de retrouver. Doucement je m’éloignai du quai pour me diriger vers le port. Et, tandis que, ombre fugace, je glissais sur l’herbe humide, la nuit m’enveloppa de son linceul feutré.
*
Depuis toujours, la nuit m’électrisait comme un euphorisant. Dès la tombée du jour sonnait l’heure du Marché Nocturne, la période magique où les pêcheurs de l’île sortaient de la brume pour nous exposer leurs étranges trophées : poulpes garnis de crochets, buccins titanesques, coelacanthes difformes, créatures plus singulières et monstrueuses encore… chacun s’échappait de chez soi et se pressait vers cette terrifiante et sublime foire aux monstres. Ainsi s’écoulait la vie sur ma terre, de sept en sept : la journée nous vaquions à nos affaires et la nuit nous nous ébaudissions en chœur, et lorsque l’un de nous disparaissait nous l’expédiions sur la mer et retournions illico dans la valse des vivants.
Cette nuit cependant j’accompagnais le mouvement avec grâce. La foule se hâtait dans les rues étroites de notre ville, pourtant mon esprit voguait sans effort entre les individus. Personne, dans l’excitation du moment, ne sembla remarquer le frisson glacé qui leur parcourait l’échine alors que je les frôlais. Je m’extasiai d’abord de cette nouvelle liberté – me faufiler jusqu’aux étalages les plus prisés, contempler à loisir la gueule édentée d’un monstrueux grandgousier et les nageoires tortueuses d’une chimère à hélice… Chacun s’agitait, se bousculait. Cris, soupirs, dialogues émerveillés montaient jusqu’aux étoiles : Observe celui-là… – Quelle étrange écrevisse ! – Par toutes les créatures marines, mais qu’elle est laide ! – Combien coûte cette horreur ? Clameurs et remous rythmaient l’éternel présent de mon île.
En une fraction de temps, je me sentis mal. Le parfum de l’océan, le maelstrom des couleurs, la caresse des soieries, la harangue des marchands… Un vertige subit envahit mon être, et j’eus soudain l’impression de ne plus rien avoir à faire sur ce monde, de ne pas trouver ma place au milieu de cet émoi. Presque inconsciemment je levai mon regard vers le ciel. La nuit était claire, émaillée d’une infinité d’étoiles dont la lueur m’évoquait les reflets de la houle. Je me sentais légère tout à coup, légère comme une bulle de savon…
Je m’élevai.
Imperceptiblement, mon esprit se vida de tous les souvenirs, toutes les sensations qui l’encombraient, et une douce plénitude se déversa en moi. Plus ce sentiment grandissait, plus je grimpais à l’assaut des astres, tourbillonnant comme un pétale au mépris de la gravité. K’rris, Ell’i, le Marché Nocturne, l’île, tout s’évapora peu à peu dans l’atmosphère. La foule se fit fourmilière, la ville se fit esquif fragile sur l’eau. Tandis que je contemplai ce petit rien du tout de vie dans l’infini, mon âme rebondit comme un ballon trop gonflé sur une charpente élastique. Surprise, je me stabilisai pour l’admirer. La voûte céleste. Ainsi elle ressemblait à cela, cette légendaire sphère au-dessus de nos têtes ? Elle s’apparentait à cette paroi lisse, polie, un peu vitreuse, au travers de laquelle miroitaient les étoiles ?
Une partie de mon être entreprit de frôler la surface. Un court effort mental et je m’aperçus qu’il était possible de me glisser dans la substance. Avec précaution, je m’engageai au sein d’une matière froide et légèrement cotonneuse. Le monde autour de moi se brouilla un instant, mais peu à peu je retrouvai mes sens. Trouant l’obscurité, une multitude de points lumineux m’environnèrent soudain. Je tendis mon être pour toucher les astres.
Non ! L’exclamation hurla en moi comme une mise en garde. J’eus à peine le temps de négocier un écart, une gueule crochue me manqua de justesse. Un énorme calmar aux tentacules mouvants traversa la nuit et disparut dans l’ombre. Je distinguai enfin ceux que j’avais d’abord pris pour des étoiles, m’observant par milliers à travers l’opacité. Ils étaient là, tous les monstres marins que j’avais admirés sur le Marché Nocturne, cruels incubes qui du regard m’invitaient à joindre la valse qu’ils orchestraient dans les ténèbres.
Fragments de beauté dans l’étendue nuiteuse, leurs yeux scintillaient, me fascinaient et m’envoûtaient. Peu à peu je me sentis happée par leur pouvoir, embringuée dans leur macabre danse. Mon âme commença à se parer d’écailles, de crocs et de branchies.
Non ! Nouvelle exclamation du fond de mon être, qui m’arracha un sursaut. Ma pensée esquissa un bond, se débarrassa avec fureur de son ébauche d’habillage, et s’échappa vers le haut. Il me fallait monter, m’éloigner de ces âmes infernales qui se mêlaient dans ma mémoire confuse à l’ombre sinueuse des bougies mortuaires. La substance devint gluante, puis liquide.
Plus haut, toujours plus haut.
La nuit s’éclaircit peu à peu. Quelques rayons de jour barraient déjà l’espace.
Un ultime effort, un élan final…
Enfin, j’effleurai la surface, mon au-delà tant convoité, le paradis où je trouverais la plénitude à laquelle j’aspirais.
*
Ma tête surgit brutalement hors des vagues et je nage avec vigueur vers le port. Là-bas le peuple m’observe, observe l’océan, observe les bateaux. Je m’éjecte de l’eau, m’empare de ma serviette et envoie un doux baiser à Lumm, assis sur les galets. De l’autre côté, la ville est calme, comme chaque Septième Jour. Je me hisse sur la jetée, me frictionne joyeusement et me mêle à la foule.
Ninn. Je m’appelle Ninn. Un instant mon esprit me murmure un nom, furtif : Ne’ll. Je le chasse d’un mouvement de tête.
Tandis que je me hâte vers le Marché Nocturne en compagnie de Lumm, je croise une procession funèbre qui s’achemine vers le quai, suivie d’un mince cortège endeuillé – vision éphémère. La morte, Kell, tenait une mercerie à l’est de la ville. Demain je reprendrai la boutique ; cette nuit cependant je ne veux penser qu’à m’amuser. Une idée se faufile en moi, comme une intuition. Délaissant la cohue, je lève les yeux vers le ciel. À quoi ressemble donc le paradis ? Je secoue le chef pour écarter cette pensée. Pourquoi songer à l’au-delà lorsqu’il y a tant de choses à finir en ce lieu ? Profitons de l’instant qui nous est accordé !
Je happe la main de mon compagnon et celui-ci m’entraîne dans le flot bigarré. Une ombre passe à mes côtés, une silhouette que je ne peux saisir et qui semble s’évaporer dans les airs. Je réprime un vertige. Devant moi, sur l’étale, un serpent crochu et monstrueux me contemple de ses yeux morts.
Et là-bas, sur la surface lisse de l’océan, les étoiles se mirent…
Déjà, je trouve le titre très joli.
Ensuite, j'ai été particulièrement marquée par la poésie des deux premiers paragraphes, notamment le "morceau de fleur endormi", même si le reste est très beau aussi (vocabulaire, tout ça).
J'ai bien apprécié le point de vue adopté ; moi qui raffole des histoire de fantômes et de mer, j'étais contente.
La fin me laisse dubitative, on peut l'interpréter de différentes façons...
Bravo en tous cas !
Je viens tout juste de m'inscrire sur ce site et mon premier commentaire sera pour ce texte.
Par ailleurs, je ne sais pas si je vais parvenir à trouver les mots justes pour définir ce que j'ai ressenti et je m'excuse d'avance si cela n'est pas très clair.
Je me suis totalement laissée porter par cette histoire, tout gentiment, au même rythme doux et lent que tu avais instauré.
J'ai suivi le voyage de Ne'll avec un émerveillement toujours croissant, la tête dans les nuages jusqu'à la dernière scène qui marque le retour à la réalité. Une silhouette qui surgit hors de l'eau, prend sa serviette en envoie un baiser ? Tout ceci n'aurait été qu'un rêve alors ? Eh bien non, c'est bien plus profond et complexe que cela. Et pourtant... la vie ne serait-elle vraiment qu'un éternel recommencement ?
J'ai passé un très agréable moment sur ce texte, merci et toute bonne continuation !
Je suis heureuse que cette petite historiette t'ait conquise à ce point. Tu peux voir ce que tu veux dans la conclusion, l'important c'est que ça te fasse rêver ! ;-)
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Je trouve ton style vraiment excellent.<br />
En bref, une histoire très bien menée, et très belle.<br />
Je te remercie pour ce texte que j'ai pris grand plaisir à lire.
Un petit commentaire pour te faire savoir que j'ai beaucoup ailé ce texte qui à mon sens méritais amplement de sortir de l'oubli.
Bon, j'admet que les premières lignes m'ont laissée un peu septique. Elles sont très belles hein,^^ ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ^^ mais, elles parlent de la mort, d'un "enterrement"... bref un peu glauque. Mais tu ne reste pas dans cette ambiance plutôt négative. Tu nous montre la vision du mrot en elle-même et son voyage spirituel ... et cela d'une façon très poétique et subtile. La Terre et le Ciel semble alors se confondre un peu comme dans un rêve.
Cela me fait d'ailleurs penser à la signature de Spilou "Rêver c'est comme mourir chaque nuit et apprécier le jour qui suit" . Et bien je trouve que ton texte en est la parfaite illustration.
Bref, moi totalement fan ... je pense d'ailleurs que je la relirais avec plaisir
Hum. Pardon, désolée, c'est la première chose à laquelle j'ai pensé en lisant ton commentaire. :D Mais à part ça, merci, merci beaucoup. Effectivement, ça commence par un enterrement... qui oscille délibérément entre ombre et lumière, en parallèle avec le passage dans la voûte céleste. Je voulais un texte à la lisière de l'étrangeté, et je suis contente que ça plaise. :)
Merci !
Je trouve que tu abordes avec beaucoup de délicatesse le thème de la mort, de la vie antérieure, et de tout ça (je me trompe pas au moins ? x))
J'ai trouvé ce texte très très très beau, et même un peu mélancolique. Mais tu as raison, il faut profiter de l'instant présent. :)
Bien des bisous !
On ne sait plus qui du ciel ou de l'océan a le plus de poids, si les étoiles brillent davantage que les esprits. Un ouroboros qui en plus de se mordre la queue tournerait sur lui-même en une ronde parfaite. Un ruban de Möbius où les deux faces se rejoignent en formant un infini élémentaire.<br />
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Je ne sais pas ce que donnait la version précédente, mais ne change rien à celle-ci. Je la trouve merveilleuse. Spilou amoureuse de la plume de Keina ! <br />
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Enjoy, Spilou ^________________^
Je le trouve admirablement écrit, ça bruisse de mots tels que je les aime *O* Et quelle singulière histoire ! Dès les premières lignes, le ton est donné, l'atmosphère posée. Premier coup au coeur : la révélation que la narratrice EST la morte. Deuxième coup au coeur : cet étrange voyage dans l'eau-delà, tout en verticalité et ambiance sous-marine, tantôt douce, tantôt angoissante, qui rappelle un rêve. Troisième coup au coeur : le retour à la vie, à la surface ai-je envie de dire, à une autre "je". Mystérieux, vraiment.
J'aime !
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Encore une fois, j'applaudis l'harmonie que forment tes mots mis côte à côte ! Il y a une telle... musicalité ? Je ne sais pas comment l'expliquer : tes phrases sonnent parfaitement bien. J'en retiens une, notamment, qui m'a agréablement chatouillé l'oreille : "Et, tandis que, ombre fugace, je glissais sur l’herbe humide, la nuit m’enveloppa de son linceul feutré. " Bravo à toi ! Sans faire de longues descriptions, tu m'as mis en tête un paysage d'île tout en couleurs. <br />
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L'histoire en elle-même est magnifique, elle aussi. Elle est apaisante, et en même temps on attend la fin avec impatience. Le dénouement, je l'avais deviné au moment où les étoiles se transforment en monstres marins ; et cette chute qui me paraît ambigüe (est-elle au paradis ? vient-elle de survivre à une noyade insignifiante ? l'âme de la défunte revient-elle vivre parmi les vivants ?) est particulièrement belle et ravissante, très poétique.<br />
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A quand le prochain texte ? Tu n'avais pas parlé d'une histoire que tu serais en train d'écrire depuis cinq ans déjà ? oO J'en re-demande =D
Le roman que j'écris depuis cinq ans est déjà visible sur le net, il est diffusé sur Werewolf Studios. Je ne le publie pas pour le moment sur PA parce que je ne veux pas trop l'éparpiller sur net. Un jour, peut-être, quand j'aurais terminé le tome 1 et si je le retravaille suffisamment bien... ^^' Sinon, j'ai un autre roman en préparation que j'ai déjà décidé de publier sur Werewolf Studios et PA, mais le style est très différent ! ^^
Univers fantasmagorique où la mort, l'océan et ses créatures, un peuple maritime se côtoient, s'effleurent, s'observent, se ressentent. Un "je" observateur et qui se fond dans ce monde évanescent...
Etrange, comme dit ton deuxième passage. En effet. Mais c'est tellement bien écrit que c'est agréable et même si l'univers est morbide et monstrueux, il n'est pas effrayant, ni glauque, ni triste. Il contient un je ne sais quoi de "sirénien" ... "atlante" peut-être. Bref, je me suis laissée portée par mon imaginaire à travers tes mots. Je ne sais pas s'il fallait comprendre quelque chose de précis, de symbolique, de mythologique, mais voilà. C'est comme ça que je l'ai compris.
En tous cas, pour une commande littéraire, c'est du beau boulot, car, bien souvent, je suppose qu'on est un peu limité dans l'exercice.
Bravo, Keina
Biz Vef'
En tout cas, merci beaucoup. J'aime beaucoup les commentaires que vous me laissez, chacun y va de sa petite interprétation et c'est très enrichissant. D'autant qu'au final, je m'y retrouve à chaque fois ! Tu as tout à fait raison pour le côté "sirénien". La mer m'a toujours fascinée (je suis à moitié bretonne et à moitié hollandaise, ceci explique peut-être cela) et j'adore la cryptozoologie, même si je n'y connais pas grand chose dans le domaine. Je voulais rendre un peu de cette fascination que les grands fonds m'inspirent, et je suis heureuse de l'effet produit.
Merci encore ! ^^