Il fut un temps où j'aurais eu peur de me balader seul la nuit, la faute à l'éducation d'une mère paranoïaque qui m'avait farci la tête d'histoires de kidnapping, de meurtres et autres vices du genre humain qui ne se dévoilent qu'une fois le soleil couché. Au lieu de me terroriser avec des faits divers glauques qu'elle piochait au hasard dans la revue Détective, elle aurait pu tout aussi bien me raconter que les gens qui traînent dehors passé minuit sont des vampires, des loups-garous ou des goules. L'enfant que j'étais alors l'aurait cru sur parole et, plus tard, je n'aurais décliné aucune invitation tardive au cinéma ou au bar. A cause de cette peur irrationnelle de me faire détrousser ou poignarder à chaque coin de rue, j'ai longtemps eu l'étiquette de l’asocial bizarre, en plus de l'intello coincé, et les étudiants de ma promo en sont même venu à m'éviter. Un vrai comble.
Le klaxon furieux d'une voiture me tire de ma rêverie et je baisse instinctivement les yeux vers la voie rapide en dessous de moi. J'aime à me la représenter comme une longue langue maladive la journée, de part la couleur gris foncée du bitume, et la nuit comme la route menant au paradis, avec ses lumières blafardes illuminant le chemin de toutes ses âmes dans leur boîte de conserve. Les fameux lampadaires éclairent à perte de vue, devant et derrière moi, si bien que cette route semble infinie, tout comme le flot des voitures qui y circulent jour et nuit.
Je m'accoude à la barrière de sécurité qui surmonte le muret de briques recouvert de graffitis, ma cigarette au bout des doigts, j'observe les volutes de fumée se dissoudre dans l'air opaque et froid. Encore un interdit, une mise en garde de ma mère sur mon futur hypothétique cancer des poumons, de la gorge et des dents, que j'ai eu vite fait d'outrepasser une fois mon voisin punk rencontré. Un vrai de vrai, avec la crête, les vêtements troués et les Docs Martens usées. Dire qu'il ne m'a pas fait peur au premier abord serait mentir, je me souviens que je m'enfuyais de la cuisine commune de la résidence universitaire, où je logeais la semaine, chaque fois que je le voyais débarquer avec sa casserole de pâtes. Je redoutais, ridiculement, le moment où il viendrait toquer à ma porte pour me demander du poivre, un épluche légume ou de l'argent pour le dépanner. Derrière ces angoisses quotidiennes, toujours le visage soucieux de ma mère, angoisses qui rongeaient son existence aussi sûrement que moi mes ongles. On ne peut pas rejeter toute son éducation en bloc sans en garder des séquelles. J'y travaille, petit à petit.
J'écrase mon mégot de cigarette contre la brique du muret et le glisse dans le cendrier de poche que mon oncle m'a offert, en cachette de ma mère bien sûr, lorsqu'il a su que je m'étais mis à fumer. J'ai apprécié ce geste, même si il aurait été préférable qu'il me donne plutôt une brochure sur les méfaits du tabac ou qu'il m'envoie des photos de poumons encrassés. Il avait toujours lutté en sous-marin contre l'éducation anxiogène de sa soeur avec son seul fils, et les brefs moments où je lâchais totalement prise sur le monde qui m'entourait, c'est à lui que je les devais.
Je relève mon écharpe par dessus mon nez, c'est que cette fin d'automne est plutôt glaciale et annonce un hiver assez rude. Cette année, c'est décidé, je suis bénévole pour les maraudes de nuit dans la ville. Depuis que je me suis fais virer de ma précédente résidence, pour avoir laissé entrer un pauvre sdf et son chien lors d'une soirée particulièrement insupportable à moins 10 degrès. A ce moment, je me suis dégouté d'être bien au chaud dans mon petit 15 m2, pendant que lui devait se contenter du carrelage froid du hall d'entrée, avant que le vigile ne le mette de nouveau à la rue, très tôt le lendemain. C'est une voisine qui m'a dénoncé, genre fille à papa avec des pantoufles à tête de licorne et des coussins en forme de cœur dans son lit. La miss parfaite des séries américaines, ne manquait que le petit ami capitaine de l'équipe de football. Pour me venger, avec l'aide de mon ami punk, j'avais glissé un joint sous sa porte pendant son absence. Sa chambre avait empesté le cannabis durant plusieurs jours. Asphyxiées les licornes. C'était sûrement minable, mais qu'est-ce que ça m'a fait du bien.
Je remonte la côte à pas lents, les mains enfoncées dans les poches de mon manteau un peu trop large. Les rues se sont rapidement vidées avec les températures négatives et de la brume se forme autour du halo des réverbères, sorte de spectre des nuits sans lune. L'atmosphère parfaite des films d'épouvante.
Aujourd'hui, je ne crains plus de me faire agresser, car j'ai fait de la nuit mon royaume. Je connais ses odeurs d'égouts, le bourdonnement des conteurs électriques, les feulements des chats qui se battent pour un bout de sandwich. Je me suis familiarisé avec ce monde dont j'ignorais tout et que l'on m'a toujours appris à craindre. Je me suis déconstruis et reconstruis dans son obscurité, opérant ma mue à l'abri des regards afin d'offrir ma nouvelle peau, mon nouveau moi à la lumière, aux jugements et aux avis des biens pensants.
Ma mère en ferait probablement une colique, si la maladie de l'oubli ne la forçait pas chaque jour à oublier le garçon obéissant et peureux qu'elle a façonné.