Lola & Bharat : "J'ai un tel mal-être, si tu savais"

Mercredi 26 février 2025. 11h45. Dublin, Irlande. A proximité de l’hippodrome de Bellewston. Au cœur de la campagne ; en selle sur Lover et Mambo. 

Le ciel est dégagé. Lola et Bharat galopent, côte à côte. Les chevaux sont calmes ; l’allure, lente ; le temps, suspendu. Cinq daims surgissent des fourrés. Ils accompagnent, sur quelques dizaines de mètres, le couple de cavaliers. Les cervidés prennent plaisir à côtoyer les chevaux. Bien que nettement plus petits, ils en sont néanmoins indéniablement plus agiles et vifs. La jument de Bharat et le hongre de Lola ne s’inquiètent pas de cette visite impromptue. En effet, croiser des lièvres, renards et cerfs est routinier. A chaque sortie, c’est une nouvelle rencontre. Les élégants petits mâles (différenciables des femelles par leurs bois) accélèrent puis, d’une entente commune, bondissent entre les chênes et disparaissent de la même façon qu’ils sont apparus. Les anciens amants sont conscients de la « chance » de vivre de tels moments et les chérissent. Regards doux, sourires complices, Lola caresse l’encolure de Mambo. Le beau bai commence à transpirer.

Bharat : Ooooohh my Loooveer...

La cadence baisse. Au trot, puis au pas. Les voilà au cœur d’un troupeau de moutons. De purs produits irlandais, ces Blackface, typiques avec leurs bouilles et leurs pattes noires. Ils vivent, toute l’année, en semi-liberté (véritable symbole national, presque aussi nombreux que les habitants, ils sont donc partout). Leur laine permet, entre autres, de confectionner des vêtements chauds. Lola, grande collectionneuse de pulls et de chaussettes depuis qu’elle s’est installée ici, il y a quatre ans, aime chiner des nouveautés chez Brown Thomas, à Dublin, l’équivalant du Bon Marché parisien. Dans un autre registre, elle adore aussi arpenter les galeries du musée d’archéologie et d’histoire naturelle (petite, elle voulait déterrer les squelettes des dinosaures), aller boire des Guinness au Temple bar pub et au Confession Box mais aussi découvrir des musiciens locaux au Taylors Three Rock. Somme toute, Lola a besoin, pour son équilibre, de la combinaison des douces nuances dont se colore la campagne et de la rudesse du béton, du calme et de l’agitation ; d’une combinaison de moments purs et de troubles : un déséquilibre maîtrisé ; maestro de l’organisation de son existence. Elle est un tout. Femme multiple, elle sait se réinventer, elle accepte le mouvement ; comme la nature et ses changements de saisons. Elle est plurielle, elle est singulière, particulière, tout simplement. Ici, elle a trouvé son refuge. A ce bien-être physique s’ajoute la bienveillance humaine. C’est également pour cela qu’elle y a déposé ses valises. Cette simplicité des relations elle ne l’a connue ni à Paris, ni à Rennes, ni nulle part, d’ailleurs. Excepté en voyage au bout du monde ; là où la franchise des mœurs s’est nouée à la générosité des cœurs.

Aujourd’hui, la campagne, la forêt, c’est son quotidien. Lola adore s’y balader à pied, à cheval ou sur le Sporstman de Garry. Ça ne la dérange pas d’être couverte de boue bien que, par ailleurs, elle soit très coquette avec ses ongles manucurés et ses tenues étudiées. Elle aime sentir la terre, s’ancrer, vivre avec les éléments. Elle aime la pluie, le vent, les rayons du soleil, la brume du petit matin et la lune entourée de ses étoiles, à la nuit tombée. En France, elle affectionnait l’entrée dans l’automne et les étés indiens, lorsque la chaleur daigne s’attarder. Ici, sa saison favorite est celle de l’agnelage (de février à avril). Les naissances accompagnées par l’arrivée de la douceur printanière sont des moments spéciaux, intimes, où l’attendrissement et l’amour subliment les dernières grisailles de l’hiver. Sa vie, à Dublin, elle l’aime plus que tout. Pour rien au monde elle n’en changerait. En effet, elle a travaillé dur pour accéder à cette existence de rêve, croit-on, vu de l’extérieur. Néanmoins, sa liberté à cheval, on ne lui a pas offerte. Son parcours fut cabossé et semé d’embuches mais sa détermination a primé. Lola a connu des chutes, des réussites, elle s’est battue, on ne lui a rien offert. Soyez toujours à la recherche de nouvelles sensations. N'ayez peur de rien, écrivait le chef de file dramatique Oscar Wilde, son auteur irlandais favori. Celui qui célébrait la vie et l’amour. C’est bien pour ce conglomérat alimenté par tant d’éléments disparates que Bharat s’est rapproché d’elle.

Bharat le solitaire. Bharat l’homme de cheval. L’étranger à l’exotisme déroutant. Né à Jaipur, la capitale du Rajasthan, classée au patrimoine mondial de l'UNESCO. Jaipur, « la ville rose ». Celle où, en 1876, les bâtiments furent peints de la « couleur de l’hospitalité » par le maharaja Ram Singh pour la visite de la reine Victoria d'Angleterre. Bharat, l’homme aux qualités humaines. Bon, doux, attentif, fidèle, curieux et patient. Celui qui cultive son jardin et son corps, qui nourrit son esprit pour devenir la meilleure version de lui-même. Mais Bharat est secret, impénétrable, parfois ténébreux. Ses mystères viennent de sa lignée, de ses origines, de ce pays des princes et des légendes, des palais et des jardins. Inévitablement, celles et ceux qui ne le connaissent pas imaginent son histoire. Cependant, la vérité est une version édulcorée de Slumdog millionaire. Manifestement, nous sommes loin des Bollywood extravagants avec leur lot de musiques et de danses entraînantes. Ses non- dits ? Une famille à la fortune amassée dans l’industrie. Mais. Une mère totalement absente ; voire pleinement inintéressée. Un père fier d’avoir eu un fils mais autoritaire. Présent de ses sept à treize ans, il a, du jour au lendemain, abandonné sa famille pour se consacrer à sa nouvelle compagne (laquelle avait déjà donné naissance à son enfant). La collision fut frontale ; le choc, extrême. Une violence indicible pour Bharat. A l’heure où je vous écris, les plaies sont encore béantes. Pourtant, il travaille à leur cicatrisation depuis ses trente-deux ans. Les points de suture sont posés mais, ils sautent, inlassablement. Il n’y arrive pas. Les maux sont trop profonds. Revoir son père pour échanger ? Il en est hors de question.

Lola : Mais comment veux-tu trouver la paix sans le revoir au moins une fois ?
Bharat : C’est inutile. C’est un homme mauvais. Je ne sais pas combien de demi-frères et sœurs j’ai. Il a recommencé la même chose qu’avec ma mère des dizaines de fois, encore et encore... Il est malade.

Le soleil est au zénith. Les deux chevaux piaffent d’impatience. La faim les tenaille, ils s’empressent de vouloir rentrer aux écuries. Le troupeau de moutons passé, l’élégant quatuor reprend son petit petit galop et se dirige vers le Paddocks Riding Centre. Mais, Bharat a besoin de parler, maintenant. C’est viscéral. Soudainement, il stoppe Lover. Mambo baisse de cadence instantanément. Lola, surprise, se retourne.

Lola : Bharat... ça va ? Que se passe -t-il ?

Bharat : Lola ... Tu sais, mon père, je l’ai aimé. Enfin, je crois. Il a été mon seul repaire avec Amrita.

Lola est maintenant proche de lui et l’écoute. Elle ne doit pas l’interrompre, elle le sait. Bharat est ainsi, quand les mots ont besoin de sortir, c’est de l’instantané. Ils jaillissent sans prévenir. Point.

Bharat : Ma nourrice, c’est la seule réelle présence que j’ai eue. C’est la seule femme à m’avoir offert la douceur dont je manquais. Mes sœurs me détestaient...

Lola est bouche bée. Le prénom d’Amrita lui était, jusqu’alors, inconnu.

Lola : Bharat ...
Bharat : Quand j’ai eu quatorze ans, ils l’ont congédiée ! Je n’ai pas eu le temps de lui dire adieu. Je t’aime comme un fils, Bharat, elle me le répétait tout le temps. Je pense si souvent à elle, à sa peau burinée, à son regard doux, à ses bras qui m’entouraient... Je serai devenu quoi sans elle ?

Lola attrape la main gauche de Bharat. Leur tendresse profonde se matérialise, un court instant.

Bharat : Lola .... J’ai un tel mal-être, si tu savais... Les chevaux, ce sont eux qui m’ont sauvé.

Le cœur de Lola se serre. Elle connaît certains des maux de Bharat. Elle le sait, il fut un enfant solitaire, il a acquis une maturité prématurée. Elle le sait, son père lui infligeait un entraînement au cricket quasi militaire (la discipline sportive la plus populaire du pays). Tu deviendras un grand joueur mon fils ! Tu seras aussi bon que Sir Donald Bradman ! C’est lui, la plus grande star de l’histoire ! Lui assénait-il. C’est vrai, Bharat excellait. Une technique impeccable, une concentration inébranlable, un sérieux indiscutable. Les entraînements étaient très durs ; son père le poussait au bout de ses limites. Chaque soir, la fatigue le plongeait dans des songes profonds où les rêves, pesants, s’identifiaient davantage à des cauchemars, complaisants. La vie du petit garçon se résumait donc aux visites quotidiennes de son précepteur et au cricket. Il craignait son père et se sentait seul et impuissant face à lui. Son rêve, véritable, c’était les chevaux. Parfois, lorsque les faveurs des instances supérieures lui étaient favorables, il accompagnait ses parents chez leur ami éleveur, Harsha. Pendant des heures, il s’extasiait devant les sublimes Marwaris. Alors, dès qu’il put s’échapper de sa prison dorée, il partit en Europe pour apprendre à monter et, à quarante ans, l’hospitalité de l’Irlande s’offrait à lui.

Lola : Je suis désolée Bharat. Je sais que tu vas mal. Vraiment, parle-moi. Je suis là. J’ai toujours été là. Tu peux tout me dire, ça te fera tellement de bien. Je ne te jugerai jamais...

Bharat regarde au loin, là où le ciel rencontre la terre. Une lourde larme s’attarde sur sa joue. Un tendre sourire s’offre à Lola. Lover reprend le galop. Le meilleur miroir est l’œil d’un ami. La présence. L’écoute. Le partage. L’entraide émotionnelle. De précieuses clés. Nous les avons, tous, entre les mains.

 

 

 

 

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