J’avais 16 ans. Enfermé, prisonnier d’une relation infernale depuis presque un an, j’étais blessé, cassé, seul, désespéré, suicidaire. Cet homme m’avait violenté à plusieurs reprises, il m’avait fait du chantage, il m’avait menti, il m’avait emmêlé dans une toile dont je n’arrivais pas à me libérer. Du reste, je ne voyais rien : autour de moi, tout était sombre, tout était froid. J’allais quand même au lycée, je continuais ma route en aveugle, cherchant dans des éclairs de lucidité de l’aide quelque part, ailleurs, sur internet, où je pouvais.
Nous étions au début de juin. Et en cette année de première littéraire, je préparais mes épreuves orales de science et de français. J’étais malgré tout assez studieux, bien qu’assez mauvais en physique et en science de la vie et de la terre. Mais j’aimais particulièrement les analyses de textes, notamment des poèmes de Baudelaire sur lesquels je pouvais passer des heures, surlignant des mots, examinant la richesse des rimes, la beauté des jeux de la langue française. Je révisai durant des heures, n’arrivant pas à trouver le sommeil. Le nez dans mes fiches, j’étais éclairé par la simple petite lampe de mon bureau, avec une bouteille de jus d’orange posée en consolation à mes pieds. Et alors que cela faisait plusieurs jours que j’enchaînais les nuits sans repos, ce soir-là, mon téléphone vibrant me sortit de mes rêveries.
« Est-ce que tout va bien ? ». Ce garçon m’était inconnu, rencontré en ligne sur un forum où j’avais lancé un appel à l’aide en expliquant ma situation. Ce garçon m’était inconnu, pourtant, il me connaissait et j’appréciais ses conversations. Je lui ai donc écrit, en un message, la difficulté que j’avais pour réviser et le stress que me procuraient les épreuves prochaines. Je reposais mon portable, faisant semblant de m’intéresser à une allitération du texte : en vérité, tout en mon être était dans l’attente de sa réponse. Elle ne se fit pas si longue. « Je peux t’aider, si tu veux ! Ça te va si l’on s’appelle ? »
Une ombre noire m’enserra le cœur. J’avais connu les pires échanges téléphoniques, les pires conversations, les pires éclats de voix : je craignais profondément les discussions où l’on ne voyait rien, où l’on perdait le sens du visage, l’origine du son. Mais cette ombre se battait en duel avec un sentiment plus viscéral, plus terrifiant encore : une solitude qui me suivait depuis une éternité désormais. Alors, d’une main tremblante, j’ai simplement répondu. « OK. »
Je n’eus même pas le temps de me détourner de mon appareil, car il vibra presque aussitôt sous mes doigts. Je décrochai fébrilement, et j’entendis ainsi pour la première fois, la voix de ce garçon : douce, aiguë, nerveuse, timide, amusée. Pour lui aussi, ce qui se passait n’était pas habituel.
On dévia assez promptement la conversation de Baudelaire. Mais nos échanges étaient tout aussi passionnés, tout aussi fluides qu’à l’écrit. L’inquiétude qui m’avait fait paniquer s’était éteinte très rapidement, pour une confiance tranquille, irrationnelle, mais bienveillante. Alors que je surlignais de manière machinale des mots du poème, il finit par me demander d’une voix douce : « Est-ce que tu pourrais me chanter quelque chose ? ». Et c’est ainsi qu’apparaît ma nouvelle Musique Capsule : L’Orage, de Georges Brassens.
Je ne répondis pas immédiatement. Mais il savait que j’allais m’exécuter. J’allumais en fond sonore, pour m’accompagner, le véritable enregistrement de Brassens qu’il ne pouvait pas entendre de l’autre côté du combiné. Il était tard, il faisait nuit, mes parents dormaient. J’étais seul, avec ce garçon que je connaissais à peine, et j’avais choisi de nonchalamment interpréter une chanson que j’aimais profondément, sans me soucier de sa vieillesse et de son style. J’avais simplement chanté la première musique qui me venait en tête, celle qui résonnait le plus avec mes sentiments les plus purs.
« Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps ! Le beau temps me dégoûte et m’fait grincer les dents ! Car le plus grand amour qui me fut donné sur terre, il me tomba d’un ciel d’orage. » J’étais épuisé. J’étais tourmenté, j’étais malheureux, j’étais en prise avec les pires démons de ma vie. Pourtant, la chanson joyeuse et son rythme m’emportaient ailleurs et me permettaient d’espérer que quelque part, un petit éclair de bonheur s’illuminerait un jour pour moi. Je connaissais l’air et les paroles sur le bout des doigts ; la chanter était si facile que je me surpris à lire mes fiches de révision en même temps. Mais si je me laissais enivrer par cette chanson d’amour, une partie de moi essayait de ne pas trop s’y attacher, comme si je risquais de tomber sur quelque chose de déplaisant.
D’une voix douce, que je faisais en sorte de ne garder que pour le combiné, je m’efforçai de porter la musique jusqu’à son bout, mais en craignant la fin. Qu’allait-il se passer, une fois la note finie, le morceau de magie où le temps s’arrête, écoulé ? Qu’allait-il me dire ? Allait-il se moquer du choix, de l’époque, du genre, des paroles ? Et moi, alors, qu’allais-je dire ? Que pouvais-je faire ? À nouveau, comme toujours, je me sentis pris au piège, redoutant la blessure. Mais quand la note finale retentit, que j’ai expiré une dernière fois et que j’ai quitté la tranquillité des mots écrits pour me confronter à la réalité d’un échange présent, il ne se passa strictement rien. Il ne résonnait dans mon oreille que l’écho d’un silence lointain. Il n’avait pas soufflé un son. Et alors que j’allais, perdu, bredouiller des excuses, je l’entendis enfin. Il avait une respiration tremblante. Sa voix s’était brisée. Il pleurait, véritablement, sans retenue.
Le chant que j’avais mené sans trop y croire l’avait touché en plein cœur à tel point qu’il s’était effondré sous mon oreille. Brassens était, dans un des hasards les plus monstrueux, l’un de ses chanteurs préférés. Mon choix, ma façon de le chanter, douce et inavouée, l’avait ébranlé dans des sentiments qui naissaient déjà en lui depuis plusieurs jours d’échanges incessants. Sans pouvoir le retenir, il me déclara sa flamme dans des sanglots. Et moi, perdu, touché, reconnaissant, je l’ai acceptée.
Nous sommes restés côte à côte pendant plus de deux ans. Ce garçon m’a sorti de l’ombre et de l’enfer, il m’a offert une bague et une raison de vivre. Mais alors que l’orage de ma vie ne s’arrêtait pas, il a fini par ne plus pouvoir supporter la pluie et est parti, tout aussi simplement qu’il était venu. Mais même si le temps s’écoule sans jamais le retrouver, même si je ne revivais jamais les sentiments ressentis avec ce garçon à la voix douce, je ne regrette rien. Car désormais, ma chanson de Brassens est teintée d’une odeur particulière, celle de la fin du printemps, du retour de l’espérance au milieu de la nuit, coupant mes fausses révisions avec le son des fleurs.
Dieu fasse que ma complainte aille, tambour battant
Lui parler de la pluie, lui parler du gros temps
Auxquels on a tenu tête ensemble
Lui conter qu’un certain coup de foudre assassin
Dans le mille de mon cœur à laissé le dessin
D’une petite fleur qui lui ressemble
Mes yeux se sont embués et j'ai lâché un léger "oh" au moment où le garçon au téléphone se met à pleurer et que tu en expliques les raisons... Et c'est loin d'être une réaction commune à mes lectures, je peux te l'assurer
Donc merci pour ce partage, et tu as décidément de sacrées histoires à raconter ! Et tu les racontes avec un sacré style.
Je trouve cette capsule-ci très belle et bien écrite également, et - attention cassage d'ambiance imminent - pour ça je voudrais te conseiller une relecture de toutes celles que tu as pu poster jusqu'ici pour faire la chasse aux petites fautes qui restent collées à la poêle ! Il n'y en a que très peu, mais certaines reviennent régulièrement (comme la mauvaise orthographe de Jonathan dans le chapitre précédent), et ça réduit l'aura de ton texte qui serait parfait autrement.
... Et je suis malgré moi tombé, en jetant un œil à la chaîne qui héberge la vidéo, sur une playlist "best of" de Fanta et Bob et ohlala que je ne m'attendais pas à te rejoindre en termes de goûts là-dessus aussi. We miss you Fanta
Et xD J'avais oublié cette playlist x') J'avais fait ça justement à l'annonce du départ de Fanta, avec des amis on s'était fait une soirée commémoratives des vidéos qu'on préférait qu'on avait mis dans cette playlist xD j'ai un peu honte mais eh au moins ça crée des bonnes surprises manifestement xD
Mis à part ça merci beaucoup pour ton retour. ça me fait vraiment plaisir de savoir qu'on peut être touché à ce point par un de mes textes !
J'ai lu celle-ci une fois et elle me touche déjà énormément - j'ai l'impression d'y avoir retrouvé mes sentiments et mes appréhensions - et je crois que plus je la lirai, plus elle m'effritera sans pour autant m'épuiser. Mais je vais précieusement garder ces autres lectures pour plus tard. Merci de nous partager ces textes <3
Ça me fait du bien que ça te plaise :) Elle est tellement particulière, quand je raconte cette histoire d'habitude on me dit souvent que c'est bizarre ou glauque x) pourtant, je ne l'ai jamais vécu comme ça, même si je conçois que c'était assez particulier. Je suis content si même t'as pu faire un rapprochement avec ce que tu as pu vivre ! Au final, même dans les situations les plus bizarres, y a des choses qui peuvent nous rapprocher x)
Enfin, c'est un tout, évidemment :)
Pas évident j'imagine de partager ta voix, mais c'est vrai que c'était chouette de t'entendre d'une autre manière sur cette chanson, alors double merci et bravo d'avoir eu le courage de la poster :)