La nuit est tombée à présent. Ses dentelles noires laissent entrevoir une poignée de lumières qui scintillent sur sa vaste robe. La lune est haute, elle aussi. Dans cette clairière immense, il n'y a que le ciel qui s'offre au regard et le feu qui danse. Un impressionnant bûcher festoie goulûment de branches de hêtre, d'orme et de sauge. En cercle autour du foyer, les vieilles du village ont disposé des guirlandes de tessons de verre coloré qui accrochent la lueur gourmande des flammes.
Tomasin déglutit. Assis sur ses genoux, il se dandine d'inconfort. L'herbe lui chatouille le derme. Ses muscles ankylosés par l'attente lui font mal. Les ronces de sa couronne d'aubépine lui grattent le front qu'il a, à présent, moite de sueur. Voilà des heures qu'il patiente sagement à la place qu'on lui a assignée plus tôt dans la soirée. La cérémonie a été brève laissant la part belle à la procession de flambeaux et de chants. Puis, les anciens se sont tus, l'abandonnant au silence.
Les vénérables vieillards sont seuls gardiens d'un pacte secret.
Toutes les cinq décennies, un mâle est laissé en offrande à l'Ossifraga. On raconte qu'elle dévore son cadeau jusqu'à l'os si bien qu'il n'en reste plus rien au petit matin. Plus l'homme est jeune et vigoureux, plus la protection de la Dame Blanche est puissante, garantissant des nuits paisibles, dépourvues de prédateurs. Des hommes jeunes, il y en a peu, désormais : ils fuient vers les villes où la vie semble moins austère, riche de promesses et de plaisirs faciles. Dangereux mirages. Il ne reste que Tomasin, pour être honnête. Ce grand couard de Tomasin : une tignasse d'un roux délavé par le soleil, le corps d'un homme fait qui a gardé ses joues d'enfant, un esprit nonchalant, trop paresseux sans doute pour avoir l'ambition de quitter sa campagne sempiternelle.
Convaincu que frétiller du museau ne chasserait pas cette vilaine sensation de démangeaison, le jeune homme brise son immobilité pour se gratter le nez. Un soupir passe le pas de ses lippes. L'ennui est abominable. Qu'y a-t-il de mal à vouloir se dégourdir un peu ? Personne ne le remarquera, s'il retourne s'asseoir ensuite. A ses yeux, toutes ces fariboles mystiques ne sont que des calembredaines.
Un froissement d'ajoncs suspend son geste.
Figé, Tomasin retient sa respiration, tous sens aux aguets. Son cœur rue dans sa poitrine et cogne dans sa tête. Il a l'impression de n'entendre que ce battement sourd et régulier qui oblitère toute autre symphonie. Une angoisse sournoise louvoie entre ses vertèbres et enroule ses anneaux autour de ses tripes.
Là.
Juste là.
Il a senti «sa» présence jusque dans la moelle de ses os.
Il regrette presque aussitôt ses pensées sacrilèges.
Le bruissement est léger, presque aérien. Une caresse soyeuse sur l'épaule manque de le faire sursauter. Les ténèbres déchirent la lumière pour mieux le confronter.
La voilà, soudain, emplissant tout l'espace.
Ses rétines sont envahies de sa présence majestueuse. Il baisse le regard, comme le font tous les humbles accablés par le grandiose. Il s’absorbe dans la contemplation de ses pieds nus dont les chevilles fines sont serties de grelots. Elle porte un épais manteau de plumes mouchetées qui s'irisent à la lueur du feu. Tomasin se recroqueville dans l'ombre projetée par la Dame Blanche. Il se sent minuscule, pataud et bien laid alors que jamais ces idées ne l'ont auparavant effleuré. Les légendes disent donc vrai : il va se faire boulotter, vierge et cru, sans la persillade de l'expérience et du vécu. Quelle déveine ! Lui qui pensait échapper aux dangers de la vie, loin des cités modernes, dans sa morne et tendre cambrousse!
Le silence s'installe, simplement dérangé par les craquements du feu. L'Ossifraga penche la tête d'un côté puis de l'autre tel un oiseau de proie contemplant un mulot. Elle semble indécise.
« Es-tu l'Apodémus? »
La voix de l'Ossifraga est musicale et haut perchée, loin de l'idée qu'il se fait d'une sorcière.
« Le quoi... ? Balbutie Tomasin, déboussolé.
- L'Apodémus ! Le sorcier diurne qui doit me dévorer le cœur pour que nos jours ne soient plus en danger. »
Le jeune homme écarquille les yeux, hébété.
« Je... euh.. non, déclare-t-il sur un ton d'excuse.
- Ah les vieilles biques! Elles ont failli m'avoir avec leurs histoires !
- Excuse-moi,l'interrompt-il dans son ire contre ses augustes ancêtres. J'attends la venue de l'Ossifraga. Non pas que l'idée de me faire grignoter m'enchante mais elle est censée me manger en échange de la protection de nos nuits. »
Un moment de flottement plane entre les deux interlocuteurs, brisé bien vite par un éclat de rire cristallin.
« Alors ça, c'est la meilleure ! Laisse-moi deviner : ton Ossi-machin-chouette apparaît tous les cinquante ans et il faut perpétuer le rite sacré d'offrandes afin de préserver l'équilibre cosmique du jour et de la nuit.
- Quelque chose comme ça, en effet, ponctue Tomasin de plus en plus confus. Entre nous, je n'y croyais pas vraiment...
- Pourquoi avoir accepté de te sacrifier, alors ? »
Tomasin se gratte la nuque, embarrassé.
« Ma mamie me l'a demandé.
- L’incommensurable pouvoir de persuasion du troisième âge... Soupire l'emplumée. Moi aussi, j'ai été bernée.
- On ne refuse rien à sa mamie, rétorque piteusement l'offrande.
- On ne refuse rien à sa mamie, reprend l'oiselle en retirant son masque. Sa capuche chutant sur ses épaules, dévoile une cascade de boucles d'un blond laiteux. Deux magnifiques perles d'ambre bordées de cils blancs mangent le visage de la plus jolie fille qu'il n'ait jamais vu. Comment t'appelles-tu ?
- Tomasin.
- C'est drôle, on dirait le nom d'un fruit.
- C'est bien la première fois qu'on me le dit, fait-il avec un sourire amusé.
- Moi c'est Alba, dit-elle en l'imitant. Bien, que fait-on maintenant ?
- Pour ma part je vais me lever, j'ai des fourmis dans les jambes à force de rester assis! »
Le jeune homme se dresse debout avec une grimace. Ses muscles cotonneux ont perdu leurs sensations. Il vacille, trahit par ses guibolles. Deux petites mains pâles se faufilent hors du manteau de plume pour l'aider à regagner son équilibre. Alba hume bon la noisette et le chèvrefeuille.
« Je connais un bon moyen pour rendre à tes mollets leur vigueur ! Déclare joyeusement la donzelle. Il faut danser! »
Avant même qu'il n'ait le temps de protester, Tomasin est entraîné dans une ronde endiablée qui lui fait oublier la raideur de ses jambes. Il n’émet qu'une faible résistance lorsqu'elle saisit ses pognes pour que leurc doigts s'envolent au dessus de leurs caboches. Les clochettes tintinnabulent à ses chevilles. Alba a un sens inné du rythme et les plumes de sa cape virevoltent autour d'une silhouette que Tomasin devine gracile. Il se prend lentement au jeu, s'imprègne des ondulations exquises de sa compagne, comme de ses soubresauts mutins. Pirouettes, castagnettes et pas chassés ! Leurs souffles et leurc rires mêlés comme toute musique, ils s'adonnent à un véritable charivari. Le feu consume toute ses bûches mais la chaleur s'est substituée ailleurs. Alba, le regard brillant ouvre les rideaux de son habit d'Oiselle. Ce que Tomasin découvre sous le voile de plumes, sera leur tendre secret.
Lorsque l'aube se lève enfin c'est sur deux corps alanguis, paresseusement enlacés. Anciens et anciennes de chaque village se congratulent : les temps à venir s'annoncent prospères !
L'Ossifraga a épuisé son amant jusqu’à l'os et l'Apodémus lui a dérobé son cœur.
Merci d'avoir partagé l'histoire :)
Au plaisir.
Tu sais vraiment bien gérer la tension narrative et tu as un vocabulaire incroyable avec lequel tu joues vraiment, vraiment très bien. J'adore le fait que la tension se passe sur une interprétation des mots.
Bref, j'aime beaucoup beaucoup cette nouvelle et voilà.
Excuse-moi de te poser une question de manière un peu abrupte mais, est-ce que tu es un auteur publié ?
J'ai vraiment eu la sensation de lire le travail d'un pro ! Je suis épatée par la qualité de ton texte, tant sur la manière d'amener l'intrigue, la richesse du vocabulaire, ce dénouement qui est de toute beauté ! Vraiment, tu as beaucoup de talent, c'est indéniable !
Bravo ! Que dire de plus ? Bravo, bravo ! :D
En quelques lignes tu m'as transporté dans ton univers❤️
Je remarque deux choses qui me sautent vraiment aux yeux : ton impeccable gestion du découpage, et la richesse de ton vocabulaire ! Ce sont de longues descriptions que j'adore, personnellement, et j'aime beaucoup la manière dont tu organises ta trame. La structure du récit a un vrai rythme, et le tout une force d'image que j'adore, en tant que lectrice.
Bon il y a quelques fautes de frappe and co, mais on te l'a déjà dit je crois :p
Et, comme je suis moi-même une grande amoureuse du jeu autour de la typo, j'adore trouver des morceaux en gras, en italique, en décalé sur le texte... je trouve que ça donne encore plus de force à certains morceaux !
Et : "Toutes les cinq décennies, un mâle est laissé en offrande à l'Ossifraga."
C'est PA en fait... on a ce point commun de sacrifier des mâles :p
Je découvre ici la très jolie plume qu'est la tienne. Très poétique et imagée ^^
Ta nouvelle est très douce, la chute est surprenante et amusante ! ^-^
Je suis épatée par tous les mots que tu utilises, haha, comme Elore j'en ai découverts certains 😄
J'espère pouvoir te lire à nouveau très vite ;)
Petites choses ^^
• "Non pas que l'idée de me faire grignoter m'enchante mais elle est sensée me manger en échange de la protection de nos nuits." → censée ^^
• "Il n’émet qu'une faible résistance lorsqu'elle saisit ses pognes pour que leur doigts s'envolent au dessus de leurs caboches" → leurs doigts ^^
• "Leurs souffles et leur rires mêlés comme toute musique, ils s'adonnent à un véritable charivari" → leur rire ou leurs rires ^^
En tous les cas ravie que ça t'ait plu ! ^^
C'est un plaisir de retrouver ta plume riche et éloquente, grâce à elle j'apprends de nouveaux mots (chaque jour est un jour d'école, hehe).
C'est difficile, de tisser un univers entier le temps d'une petite nouvelle : il ne faut pas perdre ses lecteurices tout en gardant du caractère et je trouve que ton récit y parvient très bien. J'ai beaucoup aimé la chute à base de jeu sur les mots, et l'alchimie entre Tomasin et Alba m'a bien fait sourire. On sent parfaitement leur chaleur et leur joie.
J'espère que tu nous offriras plein d'autres récits comme ça, c'est toujours un régal de te lire :)
PS : J'ai cru voir une coquille : "Une angoisse sournoise louvoie entre ses vertèbres et enroule ses annaux autour de ses tripes." -> anneaux, plutôt ?
PS : OULALA oui ! parce que ça veut pas du tout dire la même chose ! ahahah ! Merci !