Les coudes plantés sur la table de la salle à manger, Lou grignotait le bout de son crayon à papier sans un regard pour le cahier de vacances étalé devant elle. L’école venait de se terminer et déjà sa grand-mère lui resservait l’imparfait, les nombres entiers et les climats tempérés tous les matins après le petit déjeuner. Lou avait d’abord prétexté avoir oublié le cahier sur son bureau parisien. Une fois exhumé de la valise, elle avait tout tenté pour convaincre sa grand-mère de remiser le livret au fond d’un tiroir. Elle avait déjà fait ces exercices mille fois en classe ; rentrer en CM2 ce n’était tout de même pas la sixième ; est-ce qu’elle ne serait pas mieux sur la plage, avec toute la pollution qu’elle respirait pendant l’année ? Peine perdue. Fidèle à la promesse faite à son gendre, et à des exceptions que Lou jugeait beaucoup trop rares, sa grand-mère l’installait à la table en chêne et déposait le cahier devant elle avant de se retirer dans la cuisine, l’abandonnant à son sort.
Ce jour-là Lou avait attaqué la matinée avec une division à trois chiffres suivie d’un corps à corps avec les planètes du système solaire. Elle s’embourbait dans une lutte sans issue avec l’auxiliaire être lorsqu’elle déposa les armes. Tiraillée entre soulagement et déception, elle mordillait son crayon en regardant les gouttes rondes dégouliner le long de la baie vitrée. Son regard se porta sur l’horizon. Des colonnes de pluie plongeaient dans l’océan gris et aucun rayon ne filtrait à travers la nappe de nuages. Il lui faudrait battre en retraite pour la matinée.
Dans la cuisine, le bourdonnement de la radio cessa. Sa grand-mère sortait tous les matins se promener sur la falaise, son panier d’osier fané au bras. Elle rentrait chargée de racines, herbes et feuilles qu’elle alignait sur des grilles pour les faire sécher. Lou aimait regarder sa Grand-mère réduire les graines en poudre dans un mortier de pierre et faire bouillir des décoctions qui embaumaient tout le rez-de-chaussée. Mélisse, marjolaine, pied-de-lion, romarin… Elle avait tenté d’absorber ces mots que sa grand-mère répétait avec patience, secouant ses boucles blanches lorsque Lou s’embrouillait.
Le loquet de la porte du jardin retomba en claquant. Abandonnant le crayon supplicié sur la table, Lou fit quelques pas en direction de la fenêtre. Sur le gazon, une constellation de petites mares se transformait en lagune. Avec un soupir, Lou quitta la salle à manger et pénétra dans le salon. Elle s’apprêtait à monter dans sa chambre lorsqu’un lourd volume relié de cuir attira son attention. Elle ne s’était jamais intéressée à la bibliothèque de sa grand-mère ni aux bibliothèques en général mais le poids du volume l’intriguait. Comment avait-elle pu passer à côté ? Son visage s’éclaira lorsqu’elle passa les doigts sur les lettres d’or à peine lisibles sur la tranche. Lovée au creux du fauteuil près de la cheminée éteinte, elle ouvrit les Contes et Légendes des Cornouailles au hasard.
***
« En ces temps-là le roi Gardlon régnait sur les Cornouailles. La ruse et la force l’avaient fait riche et les navires ne cessaient de déverser or, argent et pierreries dans les coffres du palais.
Mais le véritable trésor du roi était sa fille unique, Ahès la Belle. Tous les jours la princesse montait en haut de la plus haute tour du château pour regarder l’océan briller dans le lointain. On disait de sa mère, morte à sa naissance, qu’elle avait le pouvoir de prédire les humeurs du ciel et de l’eau et qu’elle n’était pas étrangère à la bonne fortune du roi. Les gens de son père reconnaissaient en elle le regard ardent et les longs cheveux bouclés de la défunte reine. Ahès grandissait et tous s’accordaient à dire qu’il n’y avait pas de beauté semblable à des centaines de lieux à la ronde.
Lorsqu’une terrible maladie frappa le royaume et manqua de l’emporter un soir de tempête, le roi désespéré monta au sommet de la tour et implora les Dieux, anciens et nouveaux, de sauver sa fille. A genoux sur la pierre froide, il priait lorsqu’il perçut un murmure dans le vent rugissant.
« Ô Roi Gardlon ! Va donc et sèche tes larmes car Ahès vivra. En retour tu construiras au bord de la mer la plus belle des villes, et tu la nommeras Cité d’Ys. »
Saisi de frayeur, il s’empressa d’acquiescer. Le matin suivant la fièvre d’Ahès retombait et le roi honora sa promesse. On fit venir les meilleurs ouvriers du royaume pour tailler les plus belles pierres, sculpter des meubles d’ébène, assembler le cristal des vitraux de jour comme de nuit. Un an plus tard la Cité d’Ys s’élevait au milieu de la baie telle un diadème de pierre jailli des sables. Une longue digue protégeait la ville des marées et tempêtes, fermée d’une porte d’argent dont seul le roi Gardlon avait la clé.
La dernière pierre posée, la princesse Ahès prit ses quartiers dans le nouveau palais. Elle ne se lassait pas de se promener au bord de la plage, laissant le duvet soyeux de l’écume recouvrir ses pas. Comme elle aimait sentir l’air salé gonfler sa longue chevelure et les reflets d’or réchauffer ses bras nus !
Le vent et la mer étaient favorables au roi Garlond et les habitants affluaient de tous les coins du royaume pour s’établir dans la nouvelle cité prospère. Tout à ses affaires de guerre et de commerce, le roi laissa à Ahès le soin d’organiser festins, banquets et jeux. La princesse ouvrait grand les portes de la salle de bal où un torrent de jeunes gens bouillonnait dans la soierie des robes et le clairon des bombardes. Jamais on n’avait vu de fête aussi somptueuse et les nuits d’Ys étaient plus brillantes que le soleil au zénith.
Mais déjà des bruits couraient sur Ahès. On disait d’elle qu’elle chevauchait des dragons vivant au large et les vieux pêcheurs commencèrent à se signer sur son passage. L’évêque n’en crut pas un mot mais s’inquiéta des mœurs de la princesse, qu’il jugeait légère.
Car chaque nuit Ahès choisissait un fiancé parmi les beaux chevaliers et marins qui se pressaient à ses pieds. Elle remettait à l’élu un masque de soie rouge et le faisait monter dans ses appartements. Les masques étaient ensorcelés : la nuit passée, dès les premiers rayons de l’aube, ils se refermaient sur la gorge de ses amants qui mouraient étouffés. Un garde se chargeait de faire disparaître les corps dans les profondeurs de l’océan.
Un soir les yeux d’Ahès se posèrent sur un nouveau venu vêtu de rouge de sombre. Aucun invité ne connaissait le nom du cavalier. Qu’il était beau ! La princesse tenta de le séduire, en vain.
Deux nuits passèrent. Les yeux perdus dans les flots, Ahès ne pensait plus qu’au cavalier rouge lors de ses promenades sur la digue. Enfin le troisième soir, alors qu’une tempête faisait rage et que les musiciens peinaient à couvrir le bruit de l’orage, l’inconnu ajusta le masque sur son visage et la suivit dans son lit de velours. Au creux des draps, Ahès lui avoua son amour.
« Si tu m’aimes, Princesse, tu dois me le prouver.
- Et comment le ferais-je ?
- En m’offrant l’objet le plus précieux de la Cité d’Ys. »
La princesse ne sut que répondre, de quel trésor s’agissait-il?
« Donne-moi la clé d’argent des portes de la digue, et je serai à toi pour toujours. »
Ainsi Ahès s’introduisit dans la chambre de son père pendant son sommeil et s’empara de la clé. Dès qu’elle l’eut remise à son amant, celui-ci se précipita dans la nuit et ouvrit grand les portes de la digue. Des murs d’eau déferlèrent sur la Cité d’Ys, emplissant maisons et noyant les habitants de la ville. Car cet homme était le Diable, envoyé par l’évêque pour punir Ahès de ses péchés.
Alerté par les cloches de l’église, le roi Garlond se précipita aux écuries pour tenter de rejoindre la terre ferme. Il lança son meilleur étalon au galop sur la digue lorsqu’il sentit un poids le tirer vers l’arrière. C’était Ahès qui le suppliait de l’emmener avec lui ».
***
Le bruit d’une porte qui claque fit sursauter Lou qui referma le grimoire d’un coup sec. Elle n’eut pas le temps de replacer le livre dans la bibliothèque que sa grand-mère la surprit.
- Je vois que tes leçons ne t’inspirent pas plus qu’hier, ma Loutte !
- C’était la récré …
Sa grand-mère sourit et lui fit signe de la rejoindre dans la cuisine. Sur la table le panier débordait de thym saupoudré de pluie. Lou passa la main sur le bouquet et détacha un brin, la fraicheur de la pluie la ramenant à la princesse et au roi Garlond.
- Grand-mère, dans l’histoire de la Cité d’Ys, qu’est-ce qui arrive à la princesse Ahès à la fin de l’histoire ? Est-ce qu’elle s’échappe de la tempête ?
- Laisse donc voir que je me rappelle...
Lou s’assit et attendit en silence.
- Je crois que l’évêque crie au roi d’abandonner sa fille et de se sauver des eaux.
- Et elle meurt ?
- C’est ce que l’histoire du grimoire raconte. Le roi rejoint l’évêque et son château dans les terres et chaque soir il regarde l’endroit où se trouvait la Cité engloutie.
Lou se tassa sur la chaise de paille, balayant de la main les feuilles de thym éparpillées sur la toile cirée.
- C’est nul cette fin, Grand-mère.
Un sourire taquin apparu sur les lèvres de la vieille femme.
- Je n’ai pas dit que c’était la fin de l’histoire, j’ai dit que c’était celle du grimoire.
Le visage de Lou s’éclaira.
- Alors il y a une autre fin ?
- Bien sûr ! Celle que me racontait ma mère, et ma grand-mère avant elle. Ecoute bien ma Lou, car voilà l’histoire.
***
« Lorsque Ahès tomba malade, les dieux celtes exaucèrent le vœu du roi Garlond et épargnèrent la vie de sa fille en échange de la Cité d’Ys. Le roi ne cessait de penser aux formidables pouvoirs des dieux. Que ne pourrait-il accomplir s’ils l’exhaussaient de nouveau ?
Les royaumes voisins lui livraient une guerre sans merci et ses bateaux peinaient à rejoindre les comptoirs reculés. Une nuit sans lune, alors que le silence et la brume enveloppaient la cité d’Ys comme un linceul, le roi s’aventura au bout de la digue et demanda l’aide des dieux. Une plainte lui parvint à travers les ténèbres glacées.
« Ô Roi Garlond ! Va donc car ta fortune est faite. En retour, tu offriras aux abysses la vie d’un jeune homme chaque nuit ». Tremblant de froid et de peur, le roi acquiesça et s’en retourna vers Ys.
Dès le lendemain le vent tourna : les armées du roi terrassaient leurs ennemis sur terre et sur mer et les galions affluaient de toute part dans la baie de la Cité. Le roi Garlond ne parvenait pas à se réjouir : comment satisferait-il la requête des Dieux ? Il demanda à la princesse d’organiser des fêtes somptueuses et y convia tous les cavaliers et marins du royaume. Chaque nuit Ahès choisissait un fiancé. A l’aube, alors qu’ils quittaient le palais enrobés de caresses et de sommeil, une dague effilée leur tranchait la gorge et ils disparaissaient dans l’abîme.
Ainsi passèrent les jours et les semaines, et l’on commença à s’inquiéter de la disparition de jeunes hommes. Des bruits couraient dans la Cité d’Ys, on disait d’Ahès qu’elle dévorait le cœur de ses amants avant de les jeter à la mer. L’évêque jaloux de la gloire de la Cité attisa les peurs par des mensonges. Une nuit de tempête, alors que le bal d’Ahès battait son plein, une foule armée de fourches et de flambeaux pénétra dans le palais. Les danseurs s’éparpillèrent dans un vent de panique lorsqu’un grand marin à la boucle d’oreille d’argent s’approcha d’Ahès : « Princesse, j’ai au port une goélette vive comme le vent. Fuyez avec moi, nous serons bien loin à l’aube ».
Les portes de la digue étaient closes et Ahès s’en fit voler la clé d’argent au Roi Garldond. Arrivés au bout de la jetée et alors que la tempête enflait de plus belle, la princesse déverrouilla les portes. Lorsqu’elle tenta de les refermer derrière la goélette, l’océan démonté s’engouffra par la brèche et engloutit ce qu’il restait de la Cité d’Ys et de ses occupants.
Le calme se fit autour de la goélette. Par-dessus le bruit des vagues, Ahès entendit un chuchotement porté par la brise : « Ô Princesse ! Va donc et vogue tranquille car les dieux anciens te protègent ». Ils ne demandèrent rien en retour car elle était Reine des celtes par sa mère et par là fiancée de l’océan.
Les années passèrent et la Cité d’Ys devint une légende. Mais partout dans le royaume des hommes et des femmes savaient qu’Ahès voguait sur l’océan. Elle reviendrait un jour et avec elle renaîtrait la joie et la splendeur de la Cité d’Ys ».
***
Le lendemain matin le cahier de vacances fut remisé au fond d’un tiroir. Il y reposa jusqu’à l’arrivée des parents de Lou qui se joignait aux échappées matinales de sa grand-mère.
Perchée sur la falaise, elle guettait les voiles d’une goélette au large de la mer des Cornouailles.
Ta plume est très agréable à lire et, je trouve, se prête particulièrement bien au récit mythologique/conte. Tu arrives à poser une ambiance en quelques mots glissés ça et là dans le texte, c'est très agréable !
Tu m'as donné envie de me renseigner un peu plus sur cette légende que je ne connaissais pas vraiment (seulement de nom pour Ys).
J'ai tiqué sur une phrase : « Aucun invité ne connaissait son nom du cavalier. », je pense qu'il s'agit d'un petit oubli suite à une réécriture, ça arrive ^^ Il y a aussi une petite typo dans l'interlude avec sa grand-mère : « Garldond »
J'espère en tout cas pouvoir te lire sur d'autres écrits par la suite :)
C'est une légende bretonne à l'origine. Il en existe plusieurs versions, aux fins plus ou moins heureuses.
Merci beaucoup pour ton commentaire, je vais corriger les typos! Il faut que j'apprenne à me relire plus rigoureusement hehe :)
Bon dimanche!
K.
Je découvre un bon premier chapitre ! Déjà je voulais noter que ta plume est fluide et agréable à lire, tu as une façon envoutante de raconter ton histoire, on se représente en tout cas bien le décor que tu poses :)
Autre chose concernant la forme: j'apprécie les histoires imbriquées les unes dans les autres, et là en plus la fin du conte diffère ! Et donc je trouvais ta forme bien trouvée et habile.
Et enfin le contenu: agréable de suivre Lou ainsi que de découvrir ce conte empreint de merveilleux et d'un peu de morale ^^ "fiancée de l'océan" je trouvais l'image vraiment belle.
En somme un bon premier chapitre !
J'aime beaucoup ton style en tout cas, hâte de voir ce que va donner ce roman de high fantasy si tu en publies les chapitres :)
J'aime bien le passage sur la grand-mère, son petit rituel du matin. J'ai connu ça mais avec mes arrières grand-parents. C'était tellement bien <3
Du coup, les deux histoires m'intrigue. Celle de la grand-mère laisse à pense qu'Ahès à survécu. L'autre qu'elle est morte. Qu'en est-il vraiment au final ?
"Saisi de frayeur, il s’empressa d’acquiescer. Le matin suivant la fièvre d’Ahès retombait et le roi honora promesse. " honora sa promesse ?
Super contente que les personnage t'aient rappelé des membres de ta famille :) Et ton fils a bien de la chance effectivement!
Je prends ton point pour les deux fins de l'histoire. Ce que je voulais montrer c'est que les contes et légendes traditionnels ne donnent pas toujours le beau rôle aux filles/femmes, et qu'il est peut-être temps qu'on raconte ces histoires différemment. Mais tu as raison ce n'est pas très clair, je pense rajouter un paragraphe de "débrief" à la fin de la deuxième histoire entre Lou et sa grand-mère pour préciser.
Et pour la coquille je corrige ça tout de suite! La relecture c'est un peu mon cahier de vacances à moi, j'ai du mal :)