Trois semaines plus tard.
Gare de l'Est.
On ne peut pas se toucher, encore moins s'embrasser.
Samuel repense à leur matin.
Réveil vers cinq heures, parce qu'aucun des deux n'a vraiment réussi à dormir de toute la nuit. Étreintes et baisers. Aucun de deux n'avaient vraiment envie de sortir, de vérifier les bagages d'Alexandre.
— On se reverra bientôt...
Le billet de train est froissé dans la main d'Alexandre. Samuel ne pourra pas l'accompagner sur le quai. Pas de regards à travers la vitre du train. Pas d'occasion de rester des heures devant la voie vide, à regarder en direction de l'Est.
— C'est pas vraiment mon coin, l'Alsace.
Heureusement qu'ils se sont levés à cinq heures du matin.
Il y a eu le temps de finir les préparatifs, mais aussi de faire un nouveau portrait d'Alexandre, et de s'embrasser une dernière fois.
— T'es une star, tu sais ?
Samuel se rapproche de son copain. Les gens doivent garder un mètre de distance entre eux, mais qu'ils aillent se faire voir. Son compte Instagram a son petit succès, qui ne cesse de grandir. Presque un mois d'existence publique. Et aux décors des rues vides de Paris et de devantures fermées, ce sont rajoutés des portraits, beaucoup de portraits.
Marc qui fait ses étirements après leur jogging matinal, Jordan qui croise les bras, assis sur un banc, à râler, comme toujours, le visage d’Haimi à travers un fenêtre de Zoom, celui de Pixie aussi, et un de Mylène, prise en vraie, alors qu'elle distribuait des flyers syndicaux à son groupe de livreurs.
Les livreurs aussi.
Samuel les a tout de suite prévenus. Qu'il était artiste, plus ou moins, qu'il avait un site, et que sur ce site il y avait des portraits de son petit copain. Mylène était là. Mais c'est passé. Il y en a qui ne lui parle plus, et puis ceux qui s'en foutent, et quelques-uns auxquels il offre ses portraits après les avoir pris en photos. Un ou deux lui ont donné deux ou trois euros.
Des portraits d'Alex.
Ils ont beaucoup de succès. Trop des fois. Il y a des trolls, des connards.
Quelques mecs qui avaient vu le tweet d'outing de ce connard de Kevin l'ont repéré aussi, l'ont reconnu. Deux nuits d'angoisse où Samuel a refusé de sortir, de peur qu'ils l'attendent dehors. Et puis Jean-Marc qui fait une descente de modération et de signalements, fait jouer ses connaissances de modérateur, et finit par surveiller son compte tous les jours. Samuel n'a plus rien à faire.
Il a fait un portrait de Jean-Marc.
— J'aime bien celui-là, fait Alex.
Sur ce portrait-là, il est accoudé à la fenêtre, une sucette dans la bouche. Il a presque réussi à arrêter de fumer. Un courant d'air balance ses cheveux trop longs sur son front. Il porte ses lunettes. C'était un soir de fatigue, entre deux séances de travail de recherche. Un mardi soir ressemblant à tous les mardis soirs, y compris hors confinement.
— Je l'ai envoyée à mes parents. J'ai presque envie de la mettre en photo de profil.
Se rapprocher un peu plus. Samuel sent la chaleur d'Alex sur son visage.
— J'aime bien ta mère.
Ils ont eu plusieurs visio. La première, non les deux premières ont été très gênants. Beaucoup de stress, quelques silences à se faire pardonner, la promesse de rentrer à la maison dès la fin du confinement. Et puis c'est allé mieux.
— Bon elle fait peur quand même, hein.
— J'ai pas envie de te laisser tout seul.
— Je serai pas tout seul.
Il va rester dans le studio jusqu'en juin. Après, il aura assez d'argent pour partir. Sans doute aller voir Corentin en Bretagne. Ce n'est pas bien loin. Le trouple gay (Marc lui jure qu'ils ne couchent pas les uns avec les autres, Jean-Marc a haussé les sourcils et Jordan a râlé) le surveille comme s'il était un poussin sans défense. Il a quelques potes maintenant chez les livreurs. Il y a Mylène.
— Tu m'appelles si tu as le moindre problème ok ?
— Je t'appelle même si j'ai pas de problème, idiot.
— Et tu vas chez le médecin ! Fais tes tests ! C'est vraiment important.
Les yeux d'Alexandre brillent au-dessus de son masque. Il est bientôt onze heures, le train va bientôt être mis en place. Une voix d'écho annonce que les voyageurs peuvent se rendre sur le quai.
Ces trois semaines sont passées presque comme un rêve. Avec ses hauts et ses bas. L'évier de la cuisine bouché. Un des locataires de l'immeuble qui les a menacés d'expulsion avant de se faire rabrouer par d'autres voisins. Une nuit alcoolisée qui a failli finir aux Urgences quand Samuel a marché sur un bris de verre. Et puis les gamins qui viennent toutes les semaines avec un nouveau gâteau à vendre. La petite vieille qui avait cousu des masques et à laquelle ils ont offert d'aller chercher ses commandes en librairie. La soirée cinéma avec Pixie et Haimi en audio et en direct. Samuel n'avait jamais vu un film gay camp de sa vie et cette vision ne pourra jamais quitter sa mémoire.
Et les bras d'Alex, les lèvres d'Alex, le ventre un peu grassouillet d'Alex, ses jambes, ses mains, ses doigts, et son cul et tout de lui.
— Je viendrai t'embrasser en Alsace, c'est promis.
— Je t'aime.
— Moi aussi, mon cœur.
Le chemin du retour est étrange.
Samuel le fait à pied, il n'y a pas tant de distance entre la Gare de l'Est et le 18e arrondissement. Même si les magasins fermés sont toujours aussi déprimants. Mais il y a du monde dans les rues, pas beaucoup, moins que d'habitude, surtout dans ce quartier, mais des gens. Des vrais gens.
Il sort son téléphone de la poche et compose le numéro de Corentin.
Celui-ci décroche au bout de trois sonneries.
— J'ai failli rater le grand retournement de situation dans Downton Abbey !
— Je t'avais dit que c'était une bonne idée de sacrifier 8 euros pour Netflix.
— T'es des trémolos dans la voix, Sam. Il est parti ?
— Dis, ça te parle un road trip Rennes Strasbourg cet été ?
Félicitations pour cette première saison d'un 'amour gay au temps du covid'.