Lune d'enfance (1) - Le chemin de l'école

Par Pouiny
Notes de l’auteur : "Les fleurs de l'ombre" a été écrit après "les fleurs du soleil", mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu le premier pour comprendre l'autre : c'est un simple changement de point de vue dans l'histoire ! Merci et bonne lecture

« Hé, Bastien, attends-nous ! »

A l’entente de mon prénom, ma foulée ralentit. Je me tournai en arrière et faisais face avec un grand sourire à mes camarades de classe. Il s’arrêtèrent tous trois en soufflant :

« Pourquoi tu cours aussi vite ? C’est impossible de te rattraper !

– Désolé désolé, répondis-je en riant. Qu’est ce qu’il y a ?

– Tu as oublié ton ballon à l’école ! Tu pourras le reprendre demain ? C’était trop bien aujourd’hui !

– Bien sûr ! A demain, les gars ! »

Et je repris ma course sous le regard de mes camarades. Quand j’avais huit ans, je rentrais toujours de chez moi en courant. Mon ballon sous le bras, je n’avais même pas fait attention aux mots d’amour écrits au feutre par les filles de ma classe. J’étais juste heureux de rentrer chez moi, à toute vitesse.

J’étais un petit garçon apprécié et populaire. Peut-être avais-je un physique encourageant ? Dans tous les cas, beaucoup d’enfants de ma classe espéraient devenir mon ami. Je m’entendais bien avec tout le monde et je n’avais jamais à me plaindre de quoi que ce soit. Toute la journée souriant et heureux, j’étais entouré, acclamé, encouragé, défendu. Je n’étais pas un très bon élève, mais ma bonne volonté et mon sérieux suffisaient pour que mon maître me le pardonne et ne soit pas dur avec moi. Il l’était d’autant moins que mon esprit inventif et sportif me donnait beaucoup d’idées d’activités pour l’école qui étaient très souvent acceptées. Autrement dit, j’étais le petit garçon parfait et rayonnant.

Une fois le grand portail noir de ma maison en vue, je ralentissais. Je prenais le temps de respirer en regardant le garage. Comme toujours, il était vide ; aucune voiture, aucune activité. Une ombre alors teignait mon sourire à la vision de ce désert. Mais en vérité, j’en avais plutôt l’habitude ; j’ouvris le portail en le laissant ouvert pour mes parents, quand ils rentreraient. Je récupérais la clé cachée et ouvrais la grande porte verte de ma maison.

La maison de mes parents était une belle et grande demeure posée sur les collines. On était assez proche à pied et en vélo de tout ce qu’on voulait dans la ville, tout en restant bien éloigné des potentiels bruits citadins. Bien que ma petite ville sur les montagnes ne faisait presque jamais de bruit. Tout l’endroit dans lequel je vivais semblait découpé du monde, dans une petite bulle accrochée près du ciel.

Silencieusement et tête baissée, je traversais toutes les salles de la maison et montais l’escalier pour m’installer dans ma chambre. À peine mon sac d’école était posé que je le rouvrais pour faire mes devoirs. Je restai ainsi bien des heures la tête plongée dans mes cahiers, restant aussi concentrée que je le pouvais tout en sachant pertinemment que j’écrivais sans doute n’importe quoi. J’avais très souvent le réflexe de tourner la tête au moindre bruit, espérant un secours quelconque. Mais il n’y avait jamais personne pour m’aider. Après beaucoup trop de temps à sécher sur des problèmes de baignoire, je finissais par répondre n’importe quoi pour me débarrasser. Je n’aimais pas vraiment faire ça ; à chaque invention de chiffre, à chaque phrase pertinemment fausse, mon sourire d’enfant s’éteignait un peu plus. Une ombre arrivait au-dessus de ma tête me murmurant à l’oreille ; « tu es trop stupide, tu n’es pas capable de faire ce que les autres font. »

 

Je ne me battais pas contre elle : je la laissais faire, s’implanter au-dessus de mon crâne. Je savais que m’acharner ne me rendrait que plus malheureux. Alors je rangeai mes cahiers sans un mot et me dirigeai vers la cuisine. Généralement, cette ombre disparaissait d’elle-même une fois devant le plan de travail. J’avais beau ne pas comprendre comment calculer la quantité de farine dans un gâteau, je devais avouer que j’étais loin d’être mauvais pour les faire moi-même. Je faisais la cuisine presque tous les soirs, mes parents étant absents pour me la faire. À force de pratiquer, j’avais fini par y prendre goût et il m’arrivait bien souvent de passer plusieurs heures à faire des plats ou des desserts que je pouvais ramener le lendemain à l’école pour éviter la cantine et ses immondes épinards. Suivre les recettes, improviser, se fier à mon goût était des activités dans lesquelles j’étais bien meilleur. En silence, dans ma cuisine, j’espérais faire un plat qui cette fois encore convaincrait mon père de ne pas se fâcher.

Mais généralement, je mangeai seul ; et quand mes parents rentraient, ils n’avaient plus faim. Je mettais la table puis débarrassais mon assiette pour la nettoyer. C’était habituel et en vérité, déjà à huit ans, je n’en attendais plus grand-chose. Pour autant, une impression de vide, d’air comprimé dans toute la maison m’empêchant de respirer à mon aise, ne me lâchait jamais. Je respirais fort, en faisant du bruit, comme si ça allait changer quelque chose. Mais une respiration seule ne changeait pas grand-chose. Alors je me mettais à chanter. Pendant des heures, sans m’arrêter, dans la cuisine, puis dans le salon et enfin allongé dans mon lit, je chantais tout ce qui me passait par la tête. Le ballon de foot dans les mains, je le lançais vers le plafond en le faisant tourner. Mes yeux ne pouvaient pas s’empêcher de voir les quelques mots écrits au feutre par les filles de ma classe. « Bastien, je t’aime ! » « Tu es un prince charmant ! » « Tu voudrais m’accompagner, ce soir ? ». Cela me faisait sourire. Et l’ombre au-dessus de ma tête partait sur les murs de ma chambre au fur et à mesure que la soirée s’avançait.

 

Parfois, je finissais par m’endormir sans même avoir vu mes parents. D’autres soirs, je les entendais rentrer en claquant la porte sur la nuit.

« Salut, papa !

– Bastien, qu’est ce que tu fais encore là ? Tu as école demain, il faut aller dormir ! Tu as mangé ?

– Oui, papa… Je t’ai fait à manger, aussi ! Maman est encore à l’hôpital ?

– Oui, elle est de garde cette nuit. Allez, va te coucher, bonhomme ! »

 

Avec une main ferme, il me caressait les cheveux autant qu’il me repoussait, posant sa veste sur le porte-manteau et ses clés sur le porte-clés dans le même temps. Sans plus de regard, je retournai dans ma chambre alors qu’il se préparait à se coucher aussitôt rentré. Lumières éteintes, je guettais un peu les bruits que faisais mon père, peut-être espérant qu’il me crie « qu’est-ce que ton plat est bon ! » depuis la cuisine. Mais ça n’arrivait jamais. Il allait très souvent dormir sans plus d’artifice dès qu’il rentrait, pour repartir le matin de bonne heure.

Mon père était médecin dans l’hôpital de la ville voisine. En plus du trajet en voiture assez conséquent, ses journées dépendaient principalement des problèmes de la journée. Ma mère était infirmière dans le même hôpital et était encore moins présente à la maison que mon père. Autant dire qu’à six ans j’avais déjà compris que des gens se faisaient mal et mourraient tous les jours en masse, car mes parents ne pouvaient parfois même pas se libérer pour les fêtes de Noël et de Nouvel An, où ils avaient généralement l’emploi du temps le plus chargé. Auparavant, j’avais droit à une nounou pour me garder, mais à mes sept ans mes parents avaient décrété que j’étais assez habile pour réussir à me débrouiller seul à la maison. Il m’était arrivé alors de faire des caprices, notamment pour Noël ; dans ces cas-là, ils m’emmenaient simplement à l'hôpital avec eux. Après quelques fois perdu dans les longs couloirs blancs de l’hôpital où respirait l’angoisse à chaque carreau de carrelage, je ne fis plus jamais de caprice à mes parents.

Mon père était assez strict. Il voulait absolument que je sois bon à l’école et que je réussisse de grandes études comme les siennes. Il ne supportait pas l’idée que son fils soit moins brillant que lui. Ramener des notes de contrôle à la maison n’était jamais une partie de plaisir. Ainsi il pouvait m’arriver de pleurer en les recevant, plus de peur que de déception. M’ayant pris en pitié, le maître avait même convoqué mon père pour lui dire que je n’étais sans doute pas fait pour ça, et qu’il fallait peut être penser à m’inscrire dans d’autres activités ou je m’épanouirai bien plus, comme le sport ou la musique. Mais mon père avait catégoriquement refusé, disant que si j’avais des difficultés, il suffisait que je passe plus de temps dessus. Alors les week-ends quand mes parents étaient à la maison, ils me faisaient des cours particuliers. Parfois même, mon père me faisait venir à son lieu de travail où je le voyais, médusé, résoudre mes problèmes les plus durs tout en accomplissant son travail.

Je n’aimais pas l’hôpital. Je n’y allais que quand mes parents m’y obligeaient. Les médecins et les infirmiers avaient beau être gentils avec moi, le lieu et l’ambiance m’angoissaient. L’urgence et l’effervescence de mouvements telle une fourmilière me marquaient à chaque fois et je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux nombres de personnes qui souffraient pendant qu’un infirmier me caressait les cheveux. J’avais déjà compris que, même si j’étais important et un petit garçon parfait, l’attention de mes parents serait toujours portée, avec raison, sur ceux qui ne l'étaient pas.

Ainsi, si les journées passaient très rapidement, les nuits étaient atrocement longues. Perdu dans mes pensées, je tournais encore et encore dans mon lit, sans arriver à me calmer, comme si je ne m’étais pas assez dépensé en une journée. J’entendais le tic tac de l’horloge murale, précise et pressante, et mon agitation s’accentuait encore. Le bruit des secondes me semblait insupportable. Alors, quand j’étais sûr que je ne serai pas surpris, que mes parents étaient tranquillement endormis dans leur chambre, je me levais en pleine nuit, descendant les escaliers grinçants le plus doucement possible. J’ouvrais la baie vitrée et me retrouvais ainsi dans le jardin.

Ma mère avait une passion pour le jardinage. Avant d’être infirmière, quand elle devait s’occuper de moi à plein temps, elle passait beaucoup de temps à m’expliquer les fleurs et les couleurs à travers son jardin. Elle n’avait malheureusement pas réussi à me transmettre totalement cette passion et depuis son travail retrouvé, le jardin perdait un peu de sa superbe. Mais il n’était pas totalement mort ; quand je me levais silencieusement durant la nuit, je m’en allais m’occuper des fleurs en silence, l’arrosoir d’une main, une épée en bois de l’autre.

 

Beaucoup d’enfants ont peur de la nuit et de l’obscurité ; ce n’était pas mon cas. Caché par de magnifiques belles-de-nuit rouge, rose et blanche, s’ouvrant de plus en plus au fur et à mesure que la nuit s’avançait, me sentir véritablement seul et inaccessible me permettait de mieux respirer. Le parfum de ces grandes fleurs me rassurait ; et avec mon épée à la main, je m’inventais alors toutes sortes d’histoires et d’aventures silencieuses dont personne n’en avait aucune idée. Les pétales s’ouvrant à l’air nocturne me laissaient penser que, pour l’espace de quelques heures, j’étais capable de battre le plus fort des dragons volants dans le ciel.

 

« Approche, je vais te renvoyer jusqu’à la lune ! »

 

Même la plus cinglante de mes répliques n’était jamais que murmurée. Mais ça m’était bien égal, cela ne m’empêchait pas vivre les combats au maximum de leur intensité. Je jouais les coups, les esquives et même les chutes à m’en abîmer les coudes. Malgré tout, je ne perdais jamais, comme si j’étais protégé par les fleurs de ma mère, celles qui m’enveloppaient et me poussaient en avant.

Les saisons passaient ainsi. Les fleurs avaient beau s’éteindre en hiver, les branches restaient assez denses pour que je me sente encore protégé. Il pouvait bien neiger ou pleuvoir, je venais quand même jouer en pleine nuit quand je ne trouvais pas le sommeil. J’intégrais les intempéries à mes histoires, me battant contre des élémentaires déchaînés. Et jamais mes parents ne me surprenaient en plein combat, de garde à l'hôpital ou dormant sur leurs deux oreilles. Avec le temps, ces batailles nocturnes et ce sentiment d’aventure surveillée par la lune furent ce que j’attendais le plus d’une journée.

Je n’étais pas détesté en classe, pourtant. J’étais même beaucoup aimé, mais je n’arrivais pas à y attacher la moindre importance. J’étais aimé, admiré, acclamé, pour autant la solitude et l’ombre de la journée ne me lâchaient jamais. Malgré tout l’amour et le soutien qu’on pouvait me montrer, malgré toute l’énergie et la joie que je mettais en autel au soleil, la solitude et le vide ne me laissaient jamais tranquille. Car au fond, personne ne s’intéressait vraiment à moi pour le fond. Je me sentais un peu comme une belle vitrine, que tout le monde admirait, mais que personne ne voulait chez soi. Peut-être n’était-ce pas le cas et des enfants voulaient sincèrement être amis avec moi. Mais aucun n’allait plus loin que les sourires amicaux et les salutations de circonstance.

 

Seulement, quand j’eus dix ans, en dernière année de primaire, un jeune garçon s’approcha de moi avec un peu plus d’insistance que les autres. Voulant constamment être avec moi, il m’intégrait à chaque fois dans son équipe sportive. À côté en classe, on rigolait beaucoup. On jouait au foot à la récréation et il me disait au revoir tous les soirs, quand sa mère venait le chercher. Je le regardais partir et je courrais jusqu’à chez moi. Puis un soir, au moment de partir, il me demanda :

« Ça te dirait de venir à la maison ? Ma maman est d’accord et va nous préparer à manger ! »

C’était la première fois que j’étais invité quelque part. J’avais accepté avec un grand sourire. Nous étions rentrés tous les trois ensemble et je pus rire tout le soir avec eux. Ce jour-là, je ne vis pas l’ombre de la soirée et je dormis dans mon lit tranquillement, oubliant presque les belles-de-nuit.

C’était un petit garçon un peu rondouillard, qui aimait manger et jouer au foot. Il était un des meilleurs éléments intellectuels de la classe. Ses vêtements toujours propres et ses lunettes rondes le laissaient très bien transparaître sur son visage. Sa maison était un petit appartement dans la ville, aux murs jaunes et aux photos de famille accrochées de partout. Il vivait seul avec sa mère qui l’amenait tous les matins et le récupérait tous les soirs après l’école. L’habitude de venir chez eux après les cours commença à s’installer doucement, sans même que j’y fasse attention. Pour me faire pardonner, je faisais parfois la cuisine avec sa mère.

 

« Dis-moi, Bastien, tu viens quand même beaucoup à la maison ! me fit remarquer sa mère en riant, alors que nous lavions la vaisselle.

– C’est parce que vous cuisinez bien ! »

Elle rit doucement et j’en fus très heureux.

« Tu ne me déranges pas le moins du monde, mais tes parents ne vont pas s’inquiéter que tu ne sois jamais chez toi ?

– Oh, mes parents ne rentrent jamais avant la nuit, donc il n’y a aucun problème !

– Vraiment ? »

Elle sembla plutôt étonnée. Mon ami hurla depuis sa chambre :

« Il fait quoi déjà ton papa, Bastien ? Il travaille trop !

– Il est médecin à l’hôpital… C’est normal qu’il travaille beaucoup, c’est parce qu’il y a beaucoup de malades ! Mon père, c’est un héros ! »

Et mon sourire s’élargit d’autant plus, mais cette fois-ci, il ne fut pas repris par la mère de mon ami.

« Tu n’as personne pour t’occuper de toi, le soir ?

– Non, mais je sais faire la cuisine, le jardinage et je fais mes devoirs, donc il n’y a pas de problème ! Je suis grand, de toute façon. »

Elle siffla d’admiration, et cria à son fils :

« Tu vois mon fils, ça, c’est un petit garçon bien élevé !

– C’est pas juste ça, moi j’ai rangé ma chambre ! »

Enfin, elle se décontracta.

« Et dire que tu as le même âge que ce bon à rien… Tu es bien dégourdi comme garçon ! Ce n’est pas trop difficile ?

– Non… Je n’ai pas à me plaindre ! »

Je souris davantage, mais l’ombre autour de moi commençait à m’envelopper. Par réflexe, je baissai la tête. Mais la mère me répondit alors :

« En tout cas, si ça ne dérange pas tes parents, tu es le bienvenu ici ! Je t’accueillerai toujours comme mon fils. »

Mes yeux s’ouvrirent grand, et l’ombre fut comme détruite en un seul regard. Les yeux noisette de cette dame me fixaient avec bonté et je ne pus que bégayer doucement :

« Vous pouvez la voir ?

– Quoi donc, Bastien ?

– Bastien ! Allez viens, c’est pas drôle si tu ne me vois pas exploser ton score ! »

C’était mon ami qui hurlait à nouveau depuis sa chambre. Sans insister, je criai :

« J’arrive ! Merci madame.

– Pas de soucis, Bastien. Va jouer ! »

Je posai l’assiette à la va-vite et m’écrasai sur le lit de mon ami qui jouait à la console.

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