Je marche entre la vie et la mort, perdu dans ces champs où les épis de blé semblent danser comme des fous. Cela fait des heures que j'ai quitté le train, et je doute de retrouver un jour mon chemin vers chez moi. Puis enfin, mon château se dresse à l'horizon, solitaire et imposant. Je l'ai hérité de ma famille, mais il y a si longtemps que je ne leur ai pas rendu visite que leurs visages me semblent désormais flous.
À l'intérieur, je tourne en rond dans les pièces étroites et mal entretenues, étouffé par la poussière et les souvenirs. Incapable de rester plus longtemps, je m'échappe vers le jardin sauvage. Il est devenu une bête indomptée, pleine de secrets que j'essaie en vain de percer. Alors que je caresse un arbre, un rayon de soleil frappe un miroir de poche oublié. Je m'en empare, mais le miroir ne reflète pas. À la place, il dévoile ce qui se cache derrière moi : des arbres, des buissons, mais aussi des ombres menaçantes et distordues.
Je titube. Pas encore… Je m'accroche à un arbre, reprenant mon souffle. Lorsque je regarde à nouveau dans le miroir, les ombres sont toujours là. Cela ne peut être qu’une réalité. Je me retourne et aperçois une tour au toit violet, inexistante dans le monde réel. Je suis inexplicablement attiré par elle, alors je marche vers ce but mystérieux.
En traversant le village, tout semble mort, silencieux, comme si j’étais seul au monde. Je détourne les yeux du miroir, terrifié à l’idée de croiser à nouveau les regards globuleux des ombres. En haut de la colline, là où je croyais ne rien voir, se dresse un pigeonnier en ruine. Devant lui, un portail fermé par une vitre floue et violette. Trois phrases sont gravées au-dessus : l’une en grec ancien, l’autre dans un arabe que je ne reconnais pas, et la dernière en un mélange de français, d’anglais et d’espagnol. Amoureux de mon destin, je tends la main vers la porte de verre.
Aussitôt, je suis plongé dans une transe. Je vois des civilisations qui se percutent à travers le temps et l’espace : des Grecs en toges longues déblatèrent avec ardeur, des extraterrestres longilignes et verdâtres manipulent les couleurs du monde à leur guise, et des êtres du futur en combinaisons étranges parlent sans cesse. Tous semblent vouloir envahir la seule époque restante.
Je sors brusquement de cette vision. Le portail grésille et les inscriptions deviennent lisibles : « Un pétale, une larme, et le monde. Ainsi voyage l’intemporel. » Mon univers, autrefois stable, est sur le point de s’effondrer. Pourtant, il me reste une chance de tout réparer. Je lève le miroir, cherchant des indices, et aperçois une étrange balise bleue au loin. Je m’y dirige, bien que je ne sois pas un sauveur. Je casse tout ce que je touche : l’amour, la vérité, et elle surtout.
Je rencontre alors nos descendants. Ils parlent fort, leur superficialité exacerbée par le temps.
— La vie humaine est une fleur qui se fane, il ne reste que toi pour la sauver en chérissant ce dernier pétale.
On me remet un pétale, et je dois le placer au bon endroit pour que mes enfants puissent vivre. Une nouvelle balise s’allume, simple à suivre, et je me dépêche. Des éclairs horizontaux zèbrent le ciel alors que j’approche des Grecs, immenses dans leurs toges blanches. Je tremble, mais leurs paroles m'atteignent.
— La nostalgie puissante naît du passé qui nous a façonnés, dit l’un d’eux.
Ils amènent alors un vieillard au centre et commencent à le frapper. Paralysé par l'horreur, je ne peux que regarder, nauséeux. Le Grec s’arrête enfin, récupérant une larme teintée de violet. Le vieil homme murmure à peine audible :
— Ne les écoute pas. Crache à l’entrée de la porte et tu seras sauvé.
Avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit, il est écrasé sous la sandale d’un Grec. Terrifié, je m’enfuis vers les champs, trahi par mes propres doutes. À l’horizon, les extraterrestres m’attendent.
— Salut, Terrien. Qu’est-ce qui t’amène parmi nous ? me lance l’un d’eux avec un sourire énigmatique.
— Je veux la dernière pièce pour fermer le portail et empêcher la propagation des ombres.
Les tâches noires hantent la campagne autour de nous, et l’extraterrestre me regarde, moqueur :
— Tu ne comprendras rien si tu continues à voir le monde selon les règles qui t’ont été inculquées.
Avec un dernier sourire, il disparaît, me laissant seul et démuni. Je retourne au pigeonnier et place le pétale de l’avenir et la larme du passé sur le portail. Mais il manque encore un artefact. Je tourne autour de moi, désespéré, jusqu’à ce que je sente le poids du petit miroir dans ma main. Avec un sourire, je l’accroche au portail, répétant sans y penser : « Tu es le monde. Tu n'arriveras à rien si tu continues à obéir aux visions qu’on t’a imposées. »
Le portail grésille, et des silhouettes verdâtres apparaissent. J'ai résolu l'énigme, mais trop tard : les extraterrestres sont déjà là, et l’humanité est condamnée à oublier sa culture. Tout se plie à leur volonté, et sur ma joue coule ma dernière larme.