Malédiction nocturne
Gabriel Lebon, jeune diplômé en psychiatrie, venait d’être embauché dans le plus prestigieux des établissements médicaux, spécialisé dans les maladies mentales. Une référence internationale, à la pointe des dernières découvertes et traitements mis au point pour soigner les pathologies lourdes ; l’objectif étant de permettre aux patients de parvenir à retrouver une vie quasi-normale, à défaut de pouvoir les guérir totalement. L’établissement affichait des résultats de réussite impressionnants, et commencer sa carrière là-bas, c’était assurer sa réputation et se faire rapidement un nom dans le milieu médical ; ce qui n’était pas sans flatter l’ambition de ce jeune médecin qui avait déjà orchestré son plan de carrière.
Accompagné par le directeur lui-même, une sommité dans le domaine de la psychiatrie, Gabriel Lebon visita son nouveau lieu de travail, rencontra l’ensemble du personnel soignant, croisa quelques patients, et termina le tour des lieux dans le bureau du directeur. A peine installé dans le confortable siège en cuir rouge, Gabriel se transposa une dizaine d’années plus tard, se rêvant à la place de directeur, recevant un nouveau collègue, plus jeune, moins expérimenté et surtout mal à l’aise devant le plus brillant des psychiatres : le Docteur Lebon… Il fut arraché de sa rêverie par l’intervention du directeur.
— Bon, je pense que vous avez vu au moins l’essentiel de notre établissement. Avant de vous laisser, avez-vous des questions ?
— En fait, je n’en ai qu’une. Votre taux de réussite est-il de 100 % ?
Le directeur tressaillit très légèrement à la question et fronça les sourcils.
— Le taux de réussite ? J’avoue ne pas trop saisir le sens exact de votre demande. Vous savez très bien que l’esprit humain est d’une grande complexité, nous n’en sommes qu’au début de notre compréhension du fonctionnement du cerveau et de son aspect psychologique. Les découvertes et les avancées scientifiques sont quasi quotidiennes, et nos connaissances dans ce domaine sont sans cesse remises en question…
— Bien sûr que je sais tout cela, ricana le jeune homme, levant la main pour interrompre le directeur. Je faisais en réalité allusion à ces patients pour qui rien n’a fonctionné, et dont l’état ne s’est pas amélioré depuis leur arrivée ici. Vous savez, ces causes perdues, désespérées, qu’on finit par sortir des statistiques, histoire qu’ils ne faussent pas les bons résultats obtenus avec les autres. Ce sont eux qui m’intéressent.
Le directeur toisa son nouveau chef de service.
Eh bien, il a les dents drôlement longues ce petit merdeux. Mais pour qui il se prend ? Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il suffit de se montrer hautain, pressé, supérieur aux autres pour devenir directeur ? Ah, il s’intéresse aux causes désespérées ? Pas de souci, il va être servi, et sur un plateau doré, qui plus est.
— Hum, je vois de quels patients vous parlez, déclara le directeur en se calant dans son fauteuil. Et il se trouve que dans notre établissement, nous avons effectivement un patient, ou plus exactement une patiente pour qui les traitements n’ont eu aucun effet.
— Ah, bon ? lâcha Gabriel Lebon, terriblement intéressé par cette information. Est-ce que vous pourriez m’en dire plus ?
— La patiente s’appelle Anna. C’est notre plus ancienne pensionnaire. Elle est chez nous depuis cinquante-six ans. Elle est arrivée juste après la construction de l’hôpital.
— Elle est ici depuis cinquante-six ans ? ne put s’empêcher de répéter Gabriel, fasciné par cette découverte.
— C’est bien cela. Anna souffre d’un trouble étrange, unique, mais aucun traitement n’a pu lui apporter un peu de calme ou de répit : cela fait cinquante-six ans qu’Anna n’a pas dormi, ne serait-ce que quelques minutes ! Mais peut-être aimeriez-vous la rencontrer ? Elle pourrait vous expliquer ce qui lui est arrivé de vive voix ?
— Vous accepteriez que je la voie et que je discute avec elle ?
— Pourquoi pas. Un petit cadeau de bienvenue.
— Avec grand plaisir ! s’empressa de répondre le jeune médecin qui trépignait d’impatience dans son fauteuil. Quand pourrais-je la rencontrer ?
— Eh bien, pourquoi pas tout de suite ? Il se trouve que je n’ai plus de rendez-vous aujourd’hui, et qu’Anna a fini ses soins. Qu’en pensez-vous ?
— Ce que j’en pense ? s’exclama le docteur Lebon, mais j’en pense que c’est une magnifique idée ! Vous ne pouviez me faire plus plaisir !
— C’est entendu. J’appelle l’infirmier et lui demande d’amener Anna dans mon bureau.
Tout en se levant pour aller prévenir l’infirmier, le directeur souriait à pleines dents.
Tu parles d’une bonne idée ! Attends d’avoir vu Anna et entendu son histoire de dingue, et on en reparlera de tes statistiques et de tes causes perdues, pauvre type ! Des statistiques ! Tu oses résumer les patients à de vulgaires pourcentages ! Espèce de crétin ambitieux ! Quand on ne sait rien des mystères de l’esprit humain, on ferme son clapet et on se montre humble face à la souffrance des autres ; on apprend à reconnaître ses limites ou son impuissance à aider.
Le directeur ne décolérait pas, d’autant plus qu’Anna était le plus grand échec de sa carrière et de sa vie. Arrivé peu de temps après l’internement de la patiente, il avait cru pouvoir l’aider, la sauver de ce qui la rongeait. En vain. Aujourd’hui âgée de quatre-vingt-six ans, Anna avait plus de chance maintenant de partir dans la tombe avec le mystère qui la torturait que de trouver un peu de répit sur cette terre et dans cette vie.
On frappa à la porte : un infirmier gigantesque entra, tenant par le bras une femme minuscule, maigre, aux longs cheveux blancs effilés qui dissimulaient son visage baissé. L’infirmier aida la vieille dame à s’asseoir et quitta aussitôt le bureau.
Le silence était épais, l’atmosphère de la pièce lourde et comme chargée d’électricité. Anna semblait minuscule dans sa chaise, elle avait les deux mains posées sur ses genoux, le visage toujours baissé, elle restait là, immobile. Le directeur s’avança et posa sa main sur son épaule, se baissa à la hauteur de son visage et parla très doucement.
— Anna ? Anna, vous m’entendez ?
La vieille femme releva lentement la tête. Gabriel Lebon eut un léger mouvement de recul en découvrant un visage émacié, aux joues creuses avec des yeux enfoncés dans des orbites violacées contrastant avec la blancheur du visage. Le regard était vide et ne fixait rien.
— Anna, voici le docteur Gabriel Lebon. C’est un jeune médecin qui vient d’être embauché chez nous. Il va s’occuper de vous, mais pour cela, il a besoin de connaître votre histoire. Est-ce que vous voulez bien lui raconter ce qui vous est arrivé, Anna ?
Le regard de la vieille femme s’anima soudain, il brillait maintenant d’une vive clarté. Anna fixa le docteur Lebon.
— Vous voulez vraiment connaître toute mon histoire ?
Le jeune homme sourit chaleureusement à la patiente et, par un signe de tête, l’invita à parler. Alors de sa petite voix chevrotante, Anna commença son récit :
« Tout a commencé par une nuit d’hiver, froide, pluvieuse ; je venais de rentrer chez moi et savourais un thé bien chaud quand le téléphone sonna. C’était l’hôpital de la ville de Rouen. Mon ex-mari y était hospitalisé depuis plusieurs mois ; sur le point de mourir, il avait demandé aux infirmières de m’appeler car il n’avait pas de famille. Il ne lui restait que quelques heures à vivre. Je ne sais toujours pas ce qu’il me prit ce soir-là, sans doute ma grande empathie ou ma satanée gentillesse, mais je m’entendis répondre que j’arrivais dans les plus brefs délais.
Je n’avais pas vu Ernest depuis près de dix ans. Nous nous étions connus très jeunes, et à peine majeure, nous nous étions mariés. Au début, notre relation était des plus harmonieuses ; mais très vite elle tourna au cauchemar. Ernest était devenu suspicieux, jaloux, m’inventant des relations avec des collègues dès que je rentrais un peu tard, me harcelant de questions pour tenter de découvrir une vérité qui n’existait que dans sa tête. Au fil des mois, sa jalousie devint obsessionnelle et maladive. Encore éperdument amoureuse, j’acceptai, à sa demande, d’arrêter mon travail de secrétaire pour devenir femme au foyer, convaincue que le rôle de l 'épouse parfaite atténuerait sa jalousie et parviendrait à restaurer un climat de confiance entre lui et moi. Les choses, malheureusement, n’allèrent pas en s’améliorant. Il m’accusait de profiter d’être à la maison pour avoir des aventures avec le boucher ou le voisin ou même le policier qui faisait sa ronde dans le quartier ! À ses crises de jalousie, s’ajoutèrent la maltraitance, d’abord psychologique puis physique. Il me battait régulièrement dès qu’il pouvait inventer un prétexte. Au troisième anniversaire de notre mariage, j’étais devenue l’ombre de moi-même, complètement éteinte, inexistante, me considérant comme une moins que rien, une incapable qui n’avait que ce qu’elle méritait ; et surtout qui ne pouvait être aimée que de cette manière.
Un jour que je sortais pour aller au marché, je croisai le policier du quartier qui s’étonna de mon œil au beurre noir. Je lui racontai que je m’étais cognée à une porte de placard restée entrouverte. S’il ne crut pas à mon mensonge, il n’en laissa rien paraître. Quelques jours plus tard, il revint à mon domicile pour prendre de mes nouvelles et savoir comment j’allais. Ses visites se firent de plus en plus régulières au fur et à mesure que les bleus sur mon visage et mes bras se multipliaient. Je finis par lui avouer mon secret, qu’il connaissait en fait depuis le début. Cinq ans après mon mariage, alors qu’Ernest, complètement saoul, me rouait de coups, le policier accompagné de deux autres collègues firent irruption au domicile conjugal. Ils arrêtèrent Ernest. Le flagrant délit me permit d’obtenir le divorce, qui n’était pas encore démocratisé à l’époque. Je ne revis plus jamais le policier ni Ernest, jusqu’à ce fameux coup de fil de l’hôpital.
Nerveuse et regrettant déjà de mettre engagée à venir au chevet de mon ex-mari, je pris un taxi qui traversa toute la ville sous une pluie battante. Quand j’arrivai, il faisait nuit noire, des éclairs zébraient le ciel à intervalles réguliers, illuminant brièvement les ténèbres de la nuit et la masse sombre de l’hôpital. La gorge serrée et une boule d’angoisse au fond du ventre, je gravis les marches et pénétrai à l’intérieur du bâtiment. La dame de l’accueil m’indiqua l’étage et je m’y rendis à contrecœur.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un long couloir aux murs gris et plongé dans une semi-pénombre. Je ne sais pas pourquoi mais une peur indicible s’insinua en moi. Mon cœur se mit à battre plus fort, j’avançai sur mes gardes dans ce couloir et sursautai au moindre petit bruit. Je ne pouvais m’empêcher de regarder régulièrement par-dessus mon épaule, comme si à tout moment un danger pouvait surgir derrière moi.
Soudain, une porte s’ouvrit, dessinant un carré de lumière sur le sol et le mur, et une blouse blanche en sortit. Je fis un bond et poussai un cri de surprise. C’était l’infirmière qui m’avait téléphoné. Elle s’excusa de m’avoir fait peur, me remercia d’être venue aussi rapidement et m’emmena au chevet d’Ernest. Son état s’était encore dégradé, et il ne lui restait que peu de temps. Elle m’expliqua que ce qui l’aidait à tenir encore était l’idée de ma venue. Elle s’arrêta devant la chambre 666 et ouvrit la porte doucement. Elle s’avança vers le lit, se pencha vers le malade et lui murmura que j’étais enfin là, puis m’invita à m’approcher par un signe de la main.
J’étais sur le point de faire demi-tour et partir en courant quand Ernest m’appela d’une voix à peine audible, un râle prononcé à bout de souffle. Je pris une grande inspiration et me plaçai à côté du lit. L’infirmière sortit et me dit qu’au moindre souci, je pouvais l’appeler. Je baissai enfin les yeux sur Ernest : il était méconnaissable. Il semblait avoir vieilli d’un demi-siècle, ses cheveux étaient devenus complètement blancs, son visage avait un teint gris, ses lèvres étaient légèrement bleutées, ses joues creuses semblaient s’enfoncer dans les os de la mâchoire tant il était maigre. Il respirait à peine et il avait les paupières closes.
Sentant certainement ma présence, il entrouvrit les yeux et me murmura d’approcher car il avait des choses importantes à me dire. Que pouvait-il vouloir me raconter ? Je ne l’avais pas revu depuis des années, le mal qu’il m’avait fait était gravé au fer rouge dans mon esprit, mon cœur et mon corps. À cause de lui, j’étais incapable de faire confiance à un homme et surtout de l’aimer inconditionnellement. Je ne voulais pas savoir ce qu’il avait à me dire, je savais que ses paroles seraient venimeuses et mauvaises. Son seul et unique but avait été de faire de moi sa chose et de me détruire de l’intérieur à petits feux. Et ce jour-là, au crépuscule de sa vie, il voulait me parler ?
Une idée saugrenue me traversa l’esprit : je n’avais qu’à le laisser là avec ses aveux coincés au fond de sa gorge en espérant qu’ils l’étoufferaient ! Mais voilà, ma culpabilité, ma générosité d’âme et surtout la peur de cet homme me firent rester et écouter. Je l’ignorais à ce moment-là, mais je venais de me perdre pour le restant de mes jours…
Je me penchai donc vers Ernest et approchai mon oreille de ses lèvres. Sa voix était un filet à peine audible et il fallut que je me concentre pour comprendre ce qu’il susurrait.
— Anna… ma tendre Anna… Il faut que tu saches que je t’ai toujours aimée… et que même dans l’au-delà… je t’aimerai toujours. Tu es à MOI… rien qu’à MOI… rien ni personne ne pourra défaire le lien qui nous unit… Tu m’entends Anna ? Tu comprends ce que ça veut dire ?
À ces derniers mots, un frisson désagréable me parcourut l’échine, une vague peur me saisit, mes membres tremblaient légèrement. Je voulus m’éloigner quand il me saisit par le bras. J’essayai de me dégager de son étreinte, mais Ernest serrait mon poignet avec la force d’une tenaille. La terreur m’avait maintenant envahie, me paralysant complètement et m’empêchant de crier. Il se redressa dans son lit, me serrant toujours le bras, et me fixa. La prunelle de ses yeux était rouge vif, on aurait dit que des flammes brûlaient à l’intérieur. Son regard était menaçant. Un sourire mauvais sur les lèvres, il poursuivit son monologue d’une voix assurée et grave.
— J’ai passé un pacte avec le Diable, Anna. Je lui ai vendu mon âme et en échange, il m’a promis que plus jamais tu ne dormirais car chaque nuit de ta vie, il te rendra visite pour te rappeler que tu es à MOI, rien qu’à MOI !
Au même instant, je sentis une sensation de brûlure à l’endroit où il me tenait par le bras. La douleur s’intensifia, devenant à la limite du supportable. Je ne souhaitais qu’une chose : échapper à cette étreinte et à ce regard. Ernest pencha la tête en arrière, desserra sa prise et éclata de rire, un rire hystérique qui me poursuivit dans les couloirs alors que je m’enfuyais de l’hôpital en courant.
Je me réfugiai chez moi, encore sous le choc de cette horrible entrevue avec mon ex-mari. Je passai le reste de la soirée à me convaincre qu’il était fou et que ses propos incohérents étaient la preuve qu’il avait perdu la raison, certainement sous l’effet des quelques drogues prodiguées pour soulager ses souffrances.
J’avais pratiquement réussi à m’en convaincre quand les douze coups de minuit retentirent. Tout à coup, la lumière de mon appartement faiblit, les ampoules se mirent à clignoter rageusement ; un vent glacial et une ombre gigantesque firent irruption dans la pièce où je me trouvais. Le même rire hystérique lancé par Ernest me vrilla les oreilles, suivi d’une mélopée lugubre répétant inlassablement mon prénom d’une petite voix aiguë ; une sensation de brûlure au bras me fit pleurer de douleur. Le dernier coup de minuit retentit et je sursautai en entendant la sonnerie du téléphone. Tremblante de peur je décrochai : on m’annonça le décès d’Ernest, survenu à minuit pile, on m’expliqua que dans son dernier souffle, il n’avait pas arrêté de prononcer mon prénom. Secouée par les événements, je raccrochai le combiné. Instinctivement, je remontai la manche de mon chemisier et découvris, atterrée, une vive brûlure représentant des marques de doigts à l’endroit même où Ernest avait serré mon bras !
Depuis ce jour maudit, chaque nuit, à minuit, le Diable en personne me rend visite pour me rappeler que j’appartiens à Ernest, et qu’il m’attend en Enfer pour me faire payer pour l’Éternité le mal que je lui ai fait en le quittant. Chaque jour qui passe, je vis dans l’épouvante de la nuit suivante ; chaque nuit, je suis terrorisée à l’idée de mourir et de rejoindre Ernest… »
Anna fixait intensément le docteur Gabriel Lebon. Ses yeux gris clair exprimaient une terreur que le jeune psychiatre n’avait encore jamais vue et qui le glaça jusqu’à la moelle.
— Vous non plus, vous ne croyez pas à mon histoire, chuchota la vieille femme en remontant la manche de sa robe de nuit blanche, découvrant une trace de brûlure boursouflée et violacée où l’on distinguait très nettement des empreintes de doigts.
Avant même que le jeune homme puisse répondre, les bras d’Anna retombèrent lentement le long de son corps, son regard s’éteignit, sa tête s’affaissa sur son menton et elle retrouva l’attitude apathique dans laquelle elle était entrée.
Le directeur fit venir l’infirmier pour qu’il ramène Anna dans sa chambre. Elle quitta la pièce d’un pas traînant. Le docteur Lebon se surprit à éprouver de la pitié pour cette pauvre folle convaincue que le Diable venait lui rendre visite chaque nuit.
Le directeur jubilait de voir ce petit morveux dépassé par le récit d’Anna et le désarroi qu’il provoquait inexorablement. Alors, tu fais quoi de tes belles statistiques, hein ? Quels remèdes vas-tu donc utiliser pour tenter de venir en aide à cette pauvre femme ? Tu fais moins le malin ! Bienvenue dans la réalité du monde psychiatrique ! Et ce n’est que le début : le pire dans cette histoire, c’est qu’elle va t’empêcher de dormir ! Elle va lentement gangrener ton cerveau, devenir ton obsession, ton unique pensée. Tu vas connaître les tourments de l’échec médical. Tu aurais mieux fait de la boucler plutôt que de la ramener avant même de commencer ta première journée ici !
S’il avait pu, le directeur se serait frotté les mains tant la situation l’amusait. Il regarda le docteur Lebon quitter son bureau, les épaules basses, la tête rentrée dans les épaules.
De son côté, le jeune médecin ruminait un plan d’action.
Mais c’est du grand n’importe quoi ! Comme si quelqu’un pouvait rester sans dormir aussi longtemps ; si c’était vraiment le cas, il y a belle lurette qu’elle aurait dû en crever ! Et sa cicatrice, des marques de doigts ? De grille, ouais. La trace de maltraitance de son ex, à tous les coups. Quand je pense que le vieux schnock pensait m’impressionner avec le récit de cette Anna et me donner tort. Foutaise ! D’ailleurs, je vais lui apporter la preuve que toute cette histoire est une belle arnaque !
Arrivé au bureau des infirmiers, il demanda innocemment le dossier d’Anna et put ainsi prendre connaissance de la chambre où elle se trouvait. Il profita de l’effervescence ambiante pour administrer les traitements du soir aux malades pour subtiliser un passe-partout. Il enfila sa bouse blanche et avec fierté passa son index sur son nom brodé en lettres majuscules ; il se saisit d’un dossier vide et arpenta les couloirs d’un pas assuré, donnant le change aux quelques soignants qu’il croisa. Il s’assura que plus personne ne faisait attention à lui, et s’introduisit dans la chambre d’Anna qu’il trouva assise sur le bord de son lit, se balançant lentement d’avant en arrière. Cloîtrée dans son monde ou dans sa camisole chimique – le docteur avait découvert, horrifié, la dose de somnifères et de tranquillisants qu’on lui faisait avaler ! Ça aurait pu tuer un éléphant ! – Anna ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle. Le docteur avisa une armoire en fer au fond de la pièce, face au lit, et décida de s’y cacher pour la nuit.
Le temps s’écoula lentement. Plusieurs soignants vinrent s’occuper d’Anna. Après lui avoir donné à manger, l’infirmière coucha la malade dans son lit. Peu à peu, le silence se fit dans l’hôpital. Depuis sa cachette, le docteur entendait les cloches de l’église égrener les heures : vingt-deux heures, vingt-trois heures… Il sursauta au premier coup de minuit. Soudain, Anna se mit à hurler. Un hurlement de terreur, de douleur, d’agonie qui glaça le sang du médecin. Il entendait une voix caverneuse chuchoter dans la pièce. Malgré la panique, il entrouvrit la porte et jeta un œil dans la chambre. Anna se tenait assise dans son lit, les yeux exorbités par l’effroi, ne cessant de hurler. Une immense silhouette noire était penchée sur elle. Le docteur Lebon fit un bond en arrière, faisant grincer l’armoire en fer. Anna se tut brutalement. Le docteur s’était figé, la main sur le cœur, les cheveux dressés sur son crâne, le front couvert de sueur, la respiration haletante, il attendait son pire cauchemar. Tout à coup, les deux portes de l’armoire furent arrachées de leurs gonds et vinrent s’écraser sur le mur d’en face. Tétanisé, le docteur Lebon fixait l’horrible chose qui se trouvait à côté d’Anna et qui par une force surnaturelle avait éventré l’armoire sans la toucher. La bête hideuse abaissa le bras. Sa peau était d’un noir d’encre, et brillait comme celle d’un serpent. À la place des jambes, elle avait deux longues pattes de chèvres, terminés par des onglons épais, de couleur jaunâtre, et fendus en deux. Une longue queue pointue comme une flèche s’agitait nerveusement dans son dos. Son torse était musclé et imposant. Ses longs doigts osseux se finissaient par des griffes acérées, prêtes à taillader. Son visage était couvert de stigmates, le front était surmontait de deux petites cornes. Dans les yeux brillaient deux flammes ardentes et menaçantes. La Chose fixait le docteur Lebon, se nourrissant de son effroi. Anna observait alternativement la Bête qui la hantait depuis tant d’années et le docteur Lebon. Alors, la Chose esquissa un sourire carnassier à l’adresse du docteur.
— Une âme pour en sauver une autre, articula-t-elle lentement d’une voix railleuse.
La Bête tendit la main vers l’armoire. Un éclair de lumière rouge flamboyant jaillit de nulle part et envahit la chambre.
Le lendemain, on trouva Anna dans son lit, morte. Elle avait l’apparence d’une jeune femme de trente ans. Son visage était serein, et ses lèvres esquissaient un léger sourire. Pour la première fois depuis cinquante-six ans, elle paraissait paisible et heureuse.
Incrustée dans le mur de la chambre, juste au-dessus du lit, une immense silhouette noire cornue – qui n’était pas s’en rappeler celle du Diable – veillait sur la défunte. La pièce empestait le soufre et le brûlé.
L’intérieur de l’armoire en fer était carbonisé et fondu, comme si les flammes de l’Enfer elles-mêmes l’avaient consumée. Détail étrange, on y retrouva une blouse blanche intacte qui portait le nom du Docteur Lebon. On fouilla l’hôpital à sa recherche, en vain. Quand il ne se présenta pas à son travail les jours suivants, une enquête fut ouverte pour tenter de le retrouver ; mais on ne découvrit aucune trace de lui, comme s’il s’était volatilisé ou n’avait jamais existé.
Tu arrives à nous tenir en haleine du début à la fin et on n'a pas envie de s'arrêter tant que l'on a pas connu le dénouement final.
J'irai sans aucun doute possible lire le reste de tes histoires.
Bonne continuation à toi (et bonne lecture).
Pour les points d'amélioration, j'aurais apprécié
- une narration un peu moins linéaire
- un peu plus de détails dans l'émotionnel des personnages.
- une description du diable qui s'écarte des sentiers battus.
Mais bravo, c'est déjà une réussite dans l'état actuel.
Merci beaucoup pour ton message , ton ressenti et tes attendus en tant que lecteur. Cependant, le choix d'un récit linéaire est volontaire, car il m'a permis d'enchâsser une histoire dans une autre, dont une racontée à la 3e personne et l'autre à la 1ère, ce qui permet de croiser des points de vue narratifs. De même, afin de rester dans la tradition du fantastique du 19e siècle, je voulais que le Diable ait une apparence "traditionnelle" et non influencée par toutes les représentations cinématographiques et littéraires du 20e et 21e siècle. Et côté expressions émotionnelles des personnages j'ai préféré mettre l'accent sur le discours indirect libre du directeur et du docteur Lebon, ce qui permettait de mieux cerner le caractère de chacun.
En espérant que mes explications aient pu t'éclairer un peu sur mes choix d'écriture.
A bientôt
Merci pour ton message. J'espère que la suite de la nouvelle t'aura plu et que la suite de l'histoire aura réussi à te surprendre :)
N'hésite pas à me dire ce que tu as pensé de la fin !
A bientôt.
j'écris ce commentaire juste pour dire que je trouve ce texte fascinant !
Bravo pour l'histoire et le talent d'écriture. La lecture a été plus qu'agréable.
Merci beaucoup pour ton message ! Je suis très contente que mon histoire t'aie plu :))
Bonne continuation à toi.