J'ai quinze ans. Depuis longtemps déjà j'ai appris à refouler mes émotions. A ce qu'on dit, toute gamine déjà, je jouais seule pendant des heures, petite fille sage. Ne pas déranger, se faire toute petite, faire oublier ma présence. Au fil des années j'ai enroulé mes sentiments encore et encore comme une pelote de laine bien serrée, assez petite pour la mettre dans une toute petite boîte cadenassée que j'ai placé derrière mon cœur, bien caché. Ne rien ressentir, laisser couler, ne rien demander. Un jour peut-être je sortirais la petite boîte. J'ai appris à ne pas faire de bruit, gentille et obéïssante et silencieuse. Pour ne pas déranger.
Le temps est maussade en ce début de printemps, ça je m'en souviens. Il fait doux.
J'ai oublié mes clés. Je monte rapidement l'escalier et frappe à la porte. Elle est forcèment à la maison. Je frappe encore et encore. Les secondes se changent en minutes, l'appartement est minuscule. Elle dort peut-être. Non. L'évidence me saute au yeux. J'essaie de la repousser mais elle revient comme un stunami, me submerge. Il est arrivé quelque chose. Je ne veux pas savoir quoi, pas encore. Mais il est arrivé quelque chose. Je me suis disputée avec elle avant de sortir, mais c'est pas la premère fois. Je me souviens même plus pourquoi. C'est drôle les choses dont on se rappelle, jamais celles qu'on voudrait.
J'entend des pas dans les escaliers, ces pas je les reconnais, ce sont ceux de mon père dans ses chaussures de sécurité.
– Qu'est-ce que tu fais ?
– J'ai oublié mes clés, et, elle répond pas.
Il frappe lui aussi, comme si ça allait changer quoi que ce soit. Un fois, deux fois, plus fort. Rien. Et puis il se retourne vers moi, ne dit rien, mais dans son regard je sais qu'il sait. Il s'est passé quelque chose.
– J'appelle les pompiers ?
– Ouais.
Nous attendons tous les deux devant la porte, mais nous sommes seuls, chacun dans sa bulle. A quoi pense-t-il ? Moi je ne pense à rien, le temps est suspendu. Jusqu'ici tout va bien. Quand il se tourne enfin vers moi, je vois du reproche dans ses yeux, il pense que c'est de ma faute. Pourquoi ? Il pense que c'est à moi de prendre soin d'elle, de la surveiller. Lui travaille, il n'a pas le temps.
La cage d'escalier est étonnamment calme. Personne ne monte ni ne descend, c'est bizarre.
Les pompiers cassent la fenêtre du salon. J'attend dehors. Tous les voisins se sont donnés rendez-vous pour le spectacle de fin d'après-midi. J'ai l'impresion d'être hors de mon corps, je les observe, ces hyènes dans l'attente de l'acte final. Est-ce que quelqu'un est blessé, mort ? Ca ferait une bonne histoire pour le repas du soir.
Je suis dans le camion de pompiers. Ma mère est allongée sur le brancard. Elle tient une photo chiffonnée contre sa poitrine. Elle sanglote.
– Laissez-moi, je veux retrouver ma mère, je veux ma mère, supplie-t-elle. Il n'y a qu'elle qui m'aime.
Elle est à moitié somnolente, sait-elle où elle est ? Elle ne me voit pas. Je suis à quelques centimètres. Ma gorge est tellement serrée que je peux à peine respirer. Des larmes coulent sur mes joues. Je pourrais m'approcher, lui prendre la main, la rassurer. Mais je ne peux pas, je ne veux pas ?
– Votre fille est là Madame, lance le pompier d'une voix forte. Elle s'inquiète.
– Tout le monde se fout de moi, lâche-t-elle. Je veux retrouver ma mère. Je veux qu'on me laisse partir.
Les mâchoires du pompier se crispent. Il n'ose plus me regarder.
Les médecins disent que ce n'est pas vraiment une tentative de suicide, plutôt un appel à l'aide. La voisine raconte qu'elle a entendu la même chanson passée en boucle tout l'après-midi, signe de dépression selon elle, ancienne infirmière.
Mon père refuse de venir la voir à l'hôpital.
J'enfonce plus profondément la petite boîte dans ma poitrine. C'est décidé, je vais m'éloigner de cette femme qui peut mourir à tout moment. Si je m'y prépare ça fera moins mal, non ?
J'ai quinze ans. Ca commence mal.
J'ai mis du temps à m'acheminer jusqu'à ton texte et je m'en excuse profondément !
La première idée, celle des émotions tues, tapies dans un coin du corps, m'a tout de suite saisie. Je sais très bien de quoi la narratrice parle. Idem quand il est question de prendre soin de l'adulte, ou d'être persuadée par la force des choses de devoir prendre soin de l'adulte même si c'est faux : je connais.
Ta plume toute douce a eu beaucoup d'impact sur moi. Tu dis les choses de manière "simple", sans fioriture ni excès de figures de style, et ça fait comme un uppercut au ralentis.
Merci beaucoup pour ce petit bout de texte qui en dit tellement.
A bientôt !
J’ai beaucoup aimé ta façon d’écrire et, j’ai tout de suite accroché à ton histoire, on sent que l’histoire a été bien réfléchi.
j’ai hâte de lire la suite ! 😊
Merci beaucoup pour ce commentaire :)
J'y vais à tâtons avec cette histoire, un peu au feeling et je ne sais pas trop où cela va me mener...
A bientôt :)
J'ai manqué cependant d'un peu de matière sur les personnages, sur leurs relations entre eux pour être vraiment ému et touché par la tragédie qu'ils vivent. Je me suis demandé par exemple à quoi ils ressemblaient physiquement. Ça m'a donné l'impression que tu souhaites laisser le lecteur à l'écart - un peu - de cette famille, dans un certain flou, ce qui est peut-être ton souhait pour cette scène d'ouverture ?
Bonne continuation.
Artichaut
Ce n'est pas un premier chapitre mais juste une micro nouvelle. A vrai dire je ne sais pas trop ou je vais avec ce projet, mais grâce à vos commentaires l'idée d'une nouvelle plus longue se profile, je pense à de petits chapitres avec l'héroïne à différents âges..
Je voulais quelque chose de brut, de froid. Mais à développer par la suite.
En tout merci pour ton intérêt,
A bientôt ;)