A ma Mamie Rambo qui a rejoint les étoiles après des années de lutte contre l'Alzheimer. J’espère que, peu importe où tu te trouves aujourd’hui, tu te porteras mieux que dans ce monde pourri qui ne te mérite pas.
“Aide-moi, veux-tu !”
Je cligne plusieurs fois des yeux à la demande extravagante de ce petit bout de femme octogénaire aux idées farfelues. Elle me tend son plateau repas comme une explication à sa lubie soudaine, puis pointe la porte frénétiquement.
“Je veux un Snickers, il y en a dans la machine au rez-de-chaussée. L’infirmière ne veut pas que j’en mange parce que ça colle aux dents, mais je refuse d’en rester là. Alors tu vas m’aider à descendre et on va aller en chercher un. Ma canne est derrière la porte.”
Je pousse un soupir. Il ne sert à rien de lutter. Quand Mamie a une idée derrière la tête, elle est prête à tout pour arriver à son but, y compris à se la jouer agent secret dans sa petite maison de retraite. A coup sûr, elle a déjà établi un plan pour éviter les nombreuses infirmières et aide-soignantes qui rôdent dans le couloir, quitte à se servir de ses camarades de chambrées pour obtenir ce qu’elle veut.
Mamie, elle a toujours été comme ça. Depuis la mort de Papy, elle s’est imposée comme le petit général, celle qui choisit qui fait quoi, quand et comment, et cela avec Papa comme avec mes soeurs et moi. Dans notre famille, on est tous logés à la même enseigne et on doit se plier aux ordres de celle qu’on a fini par surnommer “la Chef”. Son statut ne s’est pas arrêté à son départ en maison de retraite, oh non. En quelques jours, elle était devenue la terreur du quatrième âge : elle piquait dans les assiettes de voisins, frappait ceux qui n’allaient pas dans son sens avec sa canne et disputaient les aide-soignantes quand elles refusaient de la laisser se promener dans le petit parc sans surveillance. Mamie, on entendait ses exploits à peine passé l’accueil du bâtiment, dans la salle de vie et dans les chambres des voisins traumatisés qui refusaient de sortir pour lui faire face.
“Mémé, tu sais bien qu’on ne peut pas faire ça, tu n’as pas le droit de prendre l'ascenseur toute seule.”
Elle me lance ce regard noir, entre la contrariété et le “on ne va pas en rester là jeune fille” avant de changer le sujet : l’école, mon père, l’école encore, ma vie amoureuse inexistante. Les heures passent, et moi j’avais envie d’aller vider ma vessie. Parce que Mamie, elle parle, elle parle, mais elle ne s’arrête jamais. Je la laisse quelques minutes seule pour faire ce que j’ai à faire. Certainement les minutes seules où il ne fallait pas la laisser seule. Le temps que je revienne dans sa chambre, Mamie s’est fait la malle avec sa canne et les clés de l'ascenseur que j’avais malencontreusement laissé sur la table.
Je me rue vers la cage d’escalier. Il n’y a qu’un endroit où elle peut se trouver : la machine à café du rez-de-chaussée, celle juste à côté de l’accueil. On pourrait croire Mamie lente à cause de son âge avancé, mais lorsqu’elle est décidée, elle peut vous surprendre en seulement quelques secondes comme la course du guépard lancé après une antilope. Comme prévu, elle se trouvait là, devant la boîte mécanique, et visiblement contrariée.
Et pour cause : il n’y a plus de Snickers. Et s’il y a bien quelque chose pour contrarier Mamie, c’est le manque de sucre. Rageusement, je la vois lever sa canne et incendier la pauvre machine de coups et d’insultes, jusqu’à en faire tomber un paquet de MnM’s mal accroché. Elle récupère son lot de consolation, et la voilà repartie en vadrouille, cette fois en direction du petit parc. Pas de chance, une infirmière lui a bloqué la route avant même qu’elle atteigne le couloir. J’accours vers elle, pour calmer la situation.
“Eliane, vous ne pouvez pas aller dehors maintenant, il fait froid et vous n’êtes pas couverte, argumentait la pauvre femme.
- J’ai passé l’hiver 1945 dehors, moi, madame, j’ai pas peur du froid, ni des bombes. Alors vous allez me laisser passer ou sinon…”
Je prends la main de Mamie et elle tourne son regard colérique sur moi, avant de se radoucir. Je connais ce regard par coeur, elle va encore le faire.
“Ah, ma petite-fille chérie, ah, comme tu es belle, dit-elle mielleusement en me caressant les cheveux.”
Elle recommençait. A chaque fois qu’elle me qualifiait affectueusement, je devenais complice involontaire de son plan d’évasion, d’une manière ou d’une autre.
“Dis à l’infirmière que tu m’as accompagnée jusqu’ici. Dis-lui. Elle refuse de me croire.”
Ce que la Chef demande, le soldat exécute.
“Je suis désolée, dis-je à l’infirmière. Elle avait vraiment envie de sortir et je ne voulais pas la contrarier. Vous savez comment elle est. Et puis l’air frais lui fera du bien.”
Quelques débats et une montée d’escaliers pour récupérer le manteau de Mamie plus tard, nous nous trouvons dans le jardin de la maison de retraite. Il fait froid, mais Mamie est ravie. Elle me parle de son enfance, de la guerre, de ses camarades et de ses parties d’échec. Et je l’écoute, longtemps, avec le sourire.
Parce que je sais que Mamie, elle n’est jamais bavarde très longtemps. Lorsqu’elle s’est arrêtée au milieu de son histoire, j’ai su que ça recommençait. Son regard s’est fait vide et distant, alors que mon coeur se fendait un peu plus que la dernière fois où c’était arrivé. Elle regarde autour d’elle, comme si c’est la première fois qu’elle voit les arbres, les bancs, les oiseaux.
“Où on est ma petite ? Où est Jean ?”
Jean, c’était son mari, mon Papy. Il est mort avant ma naissance, il y a plus de vingt-cinq ans, et je ne l’ai jamais connu que par le portrait accroché dans mon salon. Parfois, Mamie l’oublie. Et ça arrive de plus en plus souvent. Elle me regarde, elle est inquiète, et soudain elle se met à pleurer parce qu’elle se souvient. Alors je lui prends la main, et je la ramène dans sa chambre. Le temps de remonter l’ascenseur, elle ne me reconnaît plus.
Ca fait mal, mais ça ira mieux demain. Demain est toujours meilleur. Mamie s’assoie dans son fauteuil, devant la télé, et continue de pleurer. Elle est en deuil, comme il y a vingt-cinq ans, comme si c’était hier.
“Tu ne vas pas partir, toi ? Hein, petite ? murmure t-elle entre deux sanglots.
- Non, Mamie, je reviens demain te voir, d’accord ?
- D’accord, approuve t-elle. Tu diras… Tu diras à Jean que je l’aime et quand il sera rentré du docteur, il faut qu’il prenne du pain.”
J’hoche la tête, les larmes aux yeux. Je n’ai pas le coeur de lui expliquer encore une fois. Je l’embrasse gentiment sur le front.
“A demain, Mamie Rambo. Je t’aime.”
Elle me sourit tendrement, et je ferme la porte, sans savoir si demain, Mamie sera toujours là.
Ton texte est très émouvant, c'est un hommage merveilleux.
Mamie Rambo restera dans les mémoires, c'est sûr et certain.
Bon courage et bonne continuation !
RoseRose
Je suis très touchée par ton texte du fait que ce soit ton vécu et que ça se rapproche pas mal du mien, ma grand mère est toujours en vie et elle est au début de ce moment où ils commencent à oublier, mais c'est déjà douloureux quand je l'ai au téléphone et qu'elle se souvient plus du prénom de mon copain que du mien ahah !
Bref, j'ai eu les larmes aux yeux à la fin du texte, parce que ta mamie Rambo avait vraiment l'air incroyable et je suis sûre qu'elle adorerait ce texte :D
Pleins de bisous !
Bref, un petit bout de nouvelle tout en douceur et je pense que ta grand-mère aurait beaucoup apprécié cela. Et puis, ça donne des idées haha, plutôt que Bonne-Maman, je propose Mamie Rambo à l'avenir pour les petits-enfants
Ton texte est très touchant. On sent bien combien la présence de ta grand-mère t'a marqué, et combien tu étais proche d'elle.
Courage.
Je ne pourrais pas être plus constructive :(
La seule chose à signaler sur la forme est la répétition assez présente du mot *regard, ainsi que des guillemets qui m'ont un peu dérangée (mais ça, c'est subjectif je pense). Le reste est super, fluide, simple et épuré. :3
Ouai, regard/regarde je l'utilise trop, j'en ai conscience xD Je travaille dessus en ce moment.
Les personnages sont archi bien formés, et très parlants. J'ai beaucoup aimé. On va à l'essentiel, et en même temps on sait beaucoup de choses ! Et la scène en elle-même est très réaliste, un peu humoristique, un peu émouvante, on se sent vraiment bien dans la lecture, même si on prépare sa PLS à la fin.
Sur la forme, j'ai relevé seulement deux petites choses, mais qui, me semble-t-il, résulte d'un choix.
- Tu utilises les guillemets anglais à la place des guillemets français. On va pas se le cacher, ça doit gêner que moi, mdr.
- "Chef" a un féminin, "cheffe". Du coup, je me demande si "la Chef" ne devrait pas s'écrire "la Cheffe". Je sais que le féminin n'est pas encore utilisé couramment, mais voilà :3
Brefouille, la nouvelle est super sympa, Mamie Rambo est super sympa (oui, pour moi, elle reste vivante à travers cette nouvelle), et te lire est toujours sympa ♥
Je note pour Chef/fe :D
Rien qu'a la note d'auteur j'ai eu les larmes au yeux, le sourire tout le long de l'histoire avant de finalement lâcher la larme qui avait commencer a sortir.
Il est difficile de critiqué un texte comme celui-ci c'est un hommage, très beau qui prouve que malgré la douleur de la perte il y aura toujours une anecdote qui nous redonnera la sourire malgré tout.
J'ai toujours aimer ta plume, une de tes histoires que j'aurais du lire plus tôt. C'est dur de voire nos grand parents vieillir et cette maladie est surement la plus horrible.
Bref j'ai pleuré mais je suis très sensible.
Il m'a un peu fait penser à " Tu comprendras quand tu seras grande" de Virginie Grimaldi. Qu'est ce que j'avais ris en lisant ce livre !
Je suis d'accord avec Xian_Moriarty, un recueil d'aventures en maison de retraite pourrait être très intéressant.
En tout cas ça m'a donné envie de lire d'autres textes issus de ta plume :)
J'ai beaucoup ri, elle a une volonté de fer dis donc ! :D
La fin est très touchante, cela m'a fait ressentir tout un tas d'émotions...
C'est très bien écrit et plein d'humour,
Merci pour cette agréable lecture ! ;)
Fy
Je crois que dans ton cas, cela ne risque pas d'arriver de sitôt :)
Coeur sur toi ❤
Avec ce titre, je m'attendais à un truc complètement fun, un peu comme "le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire..."
Et puis de la petite intro, j'ai compris que ce n'était pas le registre...
Ça a du être quelque chose pour toi à écrire...
Je suis navré pour ta grand-mère, c'est un bel hommage que tu lui as fait.
Et j'ai été embarqué avec vous deux...
Bravo 😉
On ressent aisément l'émotion dans ta plume, c'est indéniable.
Les passages drôles m'ont vraiment fait sourire et la fin m'a rendu triste.
Bravo.
Cette histoire m'a donne envie de pleurer...
Elle est vraiment bien écrite et on plonge tout de suite dedans. Mamie Rambo m'a fait rire, elle arrive toujours à avoir ce qu'elle veut ! Les autres résidents ne doivent pas s'ennuyer avec elle comme voisine de chambre !
Désolé pour ta grand-mère, même si des paroles comme celle-ci n’efface jamais la douleur, surtout si elles sont prononcées par une personne totalement inconnue...
Mais je sais ce que ça fait de perdre un être proche de sa famille, mon arrière -grand-mère, Mamie Agnès, est partie il y a deux et demi et je garde une image de son enterrement dans ma tête qui me fend le cœur à chaque fois que j'y pense...