Marcel Proust et la fraude bancaire

Aujourd'hui, j'ai téléphoné au service à la clientèle de la banque responsable d'une carte de crédit que j'utilise uniquement pour faire des achats dans un magasin de type entrepôt. Une carte peu courante, donc, dont je me sers à peine une fois par mois. Sauf que la dernière fois, la caissière a refusé ma carte, me disant qu'elle avait été bloquée par l'émetteur. Vous savez, c'est un peu gênant de se voir refuser une carte quand une quinzaine de personnes attendent juste derrière vous… Bon, ce n'était pas la mer à boire : j'ai payé avec une carte de débit bancaire, c'est tout. 

Voulant tirer les choses au clair, j'ai appelé le service à la clientèle pour comprendre pourquoi une carte de crédit avec un solde proche de zéro dollar avait été bloquée. Après un peu plus de cinq minutes d'attente, une dame du nom de Jennifer m'a répondu avec un léger accent anglais :

— Comment puis-je vous aider, monsieur ?

Après les vérifications habituelles d'identité, je lui expliqué mon problème. Elle m'a dit qu'elle allait voir et, cinq autres minutes plus tard, elle m'est revenue :

— Il semble que la sécurité d'un de vos appareils électroniques ait été compromise. Il est question d'un virus ou d'une tentative de phishing, en français…

— Hameçonnage.

— Oui, c'est ça. Merci.

— J'ai du mal à savoir comment… Je vais souvent sur mon compte, via mon navigateur internet, et je n'ai jamais constaté une transaction frauduleuse. Et je n'ai reçu aucun message de votre part m'informant de la situation.

— Vous savez, le département des fraudes… On ne sait pas tout, nous à la clientèle. 

Un cas typique d'une institution où la main droite ignore ce que fait la main gauche. Du travail en silo, une méthode chère à la marque à la pomme dans le secteur des technologies. Dommage qu'elle s'étende au secteur bancaire…

— Comment va-t-on régler le problème ?

— J'annule cette carte et je vous en envoie une autre. C'est la seule façon de vous déresponsabiliser en cas de fraude… Car si je réactive cette carte, vous serez tenu responsable pour toutes fraudes éventuelles.

— D'accord, envoyez-moi une nouvelle carte. Mais la prochaine fois que vous suspectez quelque chose de pas net, pourriez-vous m'en informer ? Si cette conversation est enregistrée, comme le système automatisé me l'a assuré, alors que ceux et celles en écoute tiennent compte de ma demande. La prochaine fois, avisez-moi sans délai, histoire d'éviter que je me retrouve dans une file d'attente à la caisse, devant une foule impatiente, avec une carte bloquée, sans que je sache ni pourquoi ni comment.

— Merci, monsieur. Pourriez-vous me donner un mot de passe, peu importe lequel, de manière à ce que la prochaine fois je puisse vous répondre plus rapidement ?

— Un mot pour un appel au service à la clientèle ?

— Oui, monsieur. 

— Ça peut être le nom d'une personne ? Alors, disons… Marcel Proust.

— Il vaut mieux éviter le nom d'un membre de votre famille ou d'une personne trop proche de vous.

— Je vous assure que, même s'il est très proche de moi, Marcel Proust n'est nullement un membre de ma famille. Il s'agit d'un célèbre écrivain français du début de 20e siècle.

— Je vois… Comment l'écrivez-vous ?

Je lui ai épelé le nom de l'écrivain que, visiblement, elle ne connaissait pas. Même anglophone, elle aurait pu le connaître parce que les départements d'études littéraires des universités américaines ont produit d'innombrables mémoires et thèses sur Proust depuis une soixantaine d'années. Je ne suis pas condescendant, et il ne m'est pas venu à l'esprit, ne serait-ce qu'un seul instant, de reprocher le manque de culture à une préposée au service à la clientèle d'une banque canadienne. Personnellement, je n'approuve pas ceux et celles qui s'en prennent aux jeunes, dénonçant à grands cris le manque de culture de la génération actuelle. Je trouve même ce comportement idiot, car notre génération n'était pas plus cultivée que celle-ci. Moi-même je me suis rappelé qu'avant l'âge de vingt ans je n'avais jamais entendu parler de Marcel Proust. Je connaissais les grands classiques de la littérature française et russe, mais ni Proust ni Musil ni bien d'autres… La culture s'acquiert avec le temps, avec les années. Mais encore faut-il s'intéresser à la littérature, à la musique, à la peinture. En arts visuels, je suis un véritable inculte. Dans une conversation, je pourrais en avoir honte… mais je réussis encore à donner le change. Enfin… laissez le temps aux jeunes d'apprendre, et cet apprentissage s'étend sur de longues années. Et ne les brutalisez pas avec des remarques condescendantes qui ne cherchent qu'à les rabaisser, jamais à les élever.

— Si vous avez un moment, je vous en recommande la lecture, madame.

— Je n'y manquerai pas, monsieur.

Après l'avoir remercié, j'ai raccroché, à moitié satisfait du service reçu par cette banque qui n'a pu répondre à la question de sécurité qui restera non résolue dans mon esprit. (Je soupçonne une faille dans un navigateur que je me suis empressé de désinstaller par la suite.) En revanche, je suis heureux de cette brève interaction avec une inconnue qui aura peut-être le curiosité de se renseigner sur Marcel Proust et, pourquoi pas, d'en débuter la lecture…

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