Maria delle lagrime

Nous nous esquivâmes hors du chemin de chèvre un peu en-dessous du village - qui sait où il nous aurait emmené, sinon ? Les chèvres sont des compagnons de voyage fantasques. Un regret tourna plusieurs de nos têtes. La maison sur la colline était toujours visible, inondée de soleil, et il nous semblait même, en plissant les yeux, deviner une forme blanche dans le jardin bruni. Nous haussâmes les épaules. Si Lucy voulait voir sa peau brûlée comme celle du dernier des journaliers, c’était son choix. De plus, même si elle était enceinte jusqu’aux yeux, cela ne nous dispensait pas de nos autres responsabilités. 

Notre première étape était la bordure du cimetière, pour voir Maria delle Lagrime. Comme à son habitude, elle occupait les heures chaudes de la journée à nettoyer un petit carré de terre dénudée à quelques pas des premières tombes. Personne n’avait jamais pris la peine d’ériger une barrière pour séparer formellement la terre consacrée de celle impure, mais tout le village savait où commençait le domaine de Dieu. L’espace nu où Maria delle lagrime s’affairait était tout contre cette frontière invisible. Ici reposait un petit frère, mort-né plus de vingt années auparavant. Un excès de sable dans sa constitution, nous avait un jour dit notre tante. Le coeur de l’enfant n’avait jamais battu. Maria, qui n’était pas encore delle Lagrime, n’avait pas voulu de ce petit frère. Elle avait tempêté avec l’intransigeance des petits enfants, s’était rebellée contre cette nouvelle arrivée, pour immédiatement regretter d’avoir formulé ce souhait. En pénitence, elle avait épousé le deuil. Elle baignait la sépulture de son frère comme s’il s’agissait de son propre enfant, l’habillait de fleurs en été et de branches en hiver. Quant à nous, nous avions essayé, les premières années, de la consoler. Notre tante ne tarissait pas d’éloges notre mère et sa capacité à réchauffer les coeurs les plus abîmés. Nous avions pris ses histoires en exemples, nous les avions répétées, encore et encore jusqu’à, nous le pensions, en épouser les moindres aspects, jusqu’à nous glisser dans le rôle de nôtre mère avec la fluidité de l’eau. Des jours durant, nous avions visité la Maria delle Lagrime sur son lieu de tristesse, nous l’avions accompagnée dans le village, nous étions présentées chez elle, et emmenée à travers les collines. Nous lui avions apporté des fleurs, des plats, des oiseaux, même des pierres trouvées sur le bord du chemin. Nous nous étions même, au creux de la nuit, glissées à l’extérieur du village pour enterrer le chagrin que nous lui avions dérobée au creux d’une combe. Tout cela pour rien. Les fleurs avaient fané, les plats étaient restés intouchés, les oiseaux s’étaient envolées et les cailloux étaient venus s’aligner, les uns à côté des autres, autour du petit carré de terre. Quant au chagrin que nous avions planté, non seulement il avait pris racine et poussait depuis, vivace, à l’abri de la combe, mais en plus, celui autour de la Maria était plus touffu que jamais.

Ce jour pas plus que les autres, elle ne réagit à notre arrivée. Nous posâmes à côté d’elle un caillou en offrande. Un fragment rouge et friable d’une roche plus large et plus solide. Ce soir, notre tante nous demanderait si nous avions pris bien soin de Maria de Lagrime. Si nous l’avions faite sourire. Si, enfin, elle avait quitté son lieu de recueillement. Comme d’habitude, nous tenterions d’éviter la question. La vérité était que nous n’essayions plus depuis longtemps de sauver la Maria delle Lagrime de son chagrin. Nous n’avions pas le talent de notre mère pour cajoler, amadouer, conquérir, ou terrifier jusqu’à soumission. Nous nous contentions donc de l’accompagner, accueillant ses silences et ses fatigues jusqu’à ce que le soleil s’incline et chasse les ombres des tombes vers la plaine. Il était alors temps pour nous de repartir. Nous nous arrêtions en chemin pour déposer ici un cataplasme, là un sourire, suivant les ombres jusqu’à : la masure de Maria de le sombres.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Baladine
Posté le 15/09/2024
Bonjour,
C'est toujours un plaisir de lire ce texte. L'atmosphère se déploie, pesante autour des personnages. Je suis surprise de voir la narratrice s'en aller à la fin du passage, je me dis, si elle quitte Lucy, on ne saura pas ce qu'il se passe dans la grande maison, parce qu'on sera obligé de suivre la narratrice qui s'en va. Ou alors passera-t-on au point de vue de Lucie ?
Hâte de lire la suite, en tout cas !
Petites remarques
- nous aurions ô combien volontier répondu à ses questions, si elle les avait formulées, ricanait les plus acrimonieuses d’entre-nous, elle parlait, parlait… sans cesse. => la phrase me semble un peu tournebificotée.... peut-être c'est possible d'alléger à cet endroit ? elle a quelques coquilles aussi : volontiers, ricanaient, et je ne suis pas sûre qu'il y ait un tiret à "entre nous".
- L’obscurité se glissait entre deux mots, tissait son châle d’une phrase à l’autre. là et ailleurs, je trouve que tu tisses de très jolies images autour des mots
A bientôt !
Gobbolino
Posté le 15/09/2024
Merci pour la chasse aux coquilles. Ne t'en fais pas, on retrouvera bientôt Lucie. Au crépuscule, plus précisément. Là, j'essaie d'étoffer un peu le monde et ma narratrice. Je ne sais pas encore quelle direction va prendre cette histoire, je sais juste de quoi je veux parler, donc je prends parfois des chemins de traverse.
Vous lisez