Marie-Antoinette

Marie-Antoinette a quatre-vingt dix-huit printemps, Marie-Antoinette est une vieille dame, une vieille dame aigrie, flétrie, rabougrie, mal bâtie. Un peu folle aussi. 

Marie-Antoinette est veuve. André est mort d’apoplexie, il y a une petite décennie. Ce cher André dont le visage fermé et peu avenant trône désormais sur la cheminée, format 60x90, promotion exceptionnelle chez Auchan. Marie-Antoinette aime beaucoup aller chez Auchan. Elle y va si souvent, « au supermarché », que sa maison semble prête à éclater. Marie-Antoinette n’aime pas jeter, c’est pas comme ça qu’on l’a élevée. Elle est comme la crasse dans sa maison Marie-Antoinette. Coriace et incrustée.  Une maison qui tient debout comme son maigre squelette fatigué ; on ne sait si c’est l’habitude, l’usure, la poussière, les jours, qui se poussent et se ressemblent, qui fait qu’elle a encore les yeux ouverts.  

Des livres, de la vaisselle sale sur le linoléum que même le caniche édenté rechigne à laper. Faut dire qu’il est aveugle le pauvre bougre. Marie-Antoinette végète dans son grand bazar, fait la sieste et n’entend plus ses enfants sonner à la porte,  ni les voisins, ni les représentants de fermetures pvc. Elle tremble un peu et le médecin de famille a dit qu’elle a le syndrome… Le syndrome de… Oh flûte ! C’est  à dire qu’à quatre-vingt dix-huit ans, on perd la mémoire aussi ! Un mot compliqué là… Mais oui… Non, non, pas Parkinson. Ah ! Il a dit : Di-O-gène. Oui, parce qu’elle conserve et qu’elle entasse Marie-Antoinette, depuis que son Dédé l’a quitté. Ces docteurs, faut toujours que ça dramatise,  est-ce qu’on peut comprendre, quand même, qu’à presque cent balais, on a plus envie de promener le chien. Quelle blague enfin. 

En ce moment, Marie-Antoinette furète.  A petits pas, elle traverse les méandres du capharnaüm de sa salle à manger,  mais elle y voit encore clair ! Elle sait bien où sont les pièges ! Les amoncellements de conserves à l’équilibre précaire, les coins où ça glisse par terre, les colonnes de magazines « Notre Temps », les tas de bouteilles en plastique vides. Bah oui, Marie-Antoinette fait le tri. Y’a plus de place dans la belle poubelle jaune que son arrière petit fils lui a offert, alors elle pose à côté.  Elle rentre le ventre, se glisse entre la table et le buffet, pousse quelques Tupperware du bout de sa charentaise trouée, elle contourne et détourne, elle danse presque, petit rat dans sa brocante ordurière. 

Marie-Antoinette est en quête de cigarettes. C’est pas qu’elle fume, non,  ça c’est fini depuis plus de trente ans et le docteur, y dit que c’est mauvais. Pourtant pas ça qu’a tué son Dédé,  et le bon dieu peut en témoigner, mazette, un vrai pompier ! Marie-Antoinette cherche des cigarettes pour sa copine Ginette, qu’elle a croisé l’autre jour devant Auchan.  Ginette lui a demandé, en lui tapotant l’épaule : « Z‘auriez pas une pièce ma petite dame, un ticket restaurant, une cigarette ? » Marie-Antoinette était bien embêtée, ses poches étaient vides, elle avait tout dépensé au supermarché. Alors Marie-Antoinette lui a demandé son prénom,  et a promis qu’elle reviendrait, qu’elle avait plein de cigarettes que son mari, il est mort le pauvre,  n’avait pas fumé, que ça lui servait plus à rien, hein, donc qu’elle lui ramènerait quand elle viendrait faire ses commissions demain. Et voilà, on est demain, et c’est l’heure des commissions, et il faut trouver les cigarettes. 

La voilà qui fouine dans des tiroirs grinçants au fond graisseux de sa cuisine, dans les placards ouverts et dégueulants de bazar,  et sous l’évier, derrière les saladiers, les écumoires et les louches, les plateaux d’argent et les torchons sales,  dans tout ce bric-à-brac ; où sont ces satanées cigarettes ? Marie-Antoinette n’a pas vu que dehors, les flocons tombent doucement, et couvrent les voitures et les tours HLM, les paraboles et le goudron, et les heures qui coulent. Bientôt, le ciel gris devient noir et les lampadaires, un à un, s’allument.  C’est qu’il se met à faire froid d’un coup. Marie-Antoinette se déplace jusqu’à l’entrée, s’appuyant à chaque pas, sur les meubles et les radiateurs.  En effet, le mercure du thermomètre ne dépasse pas les dix degrés. Encore la chaudière qui fait des siennes.  La vieille dame, dépitée, s’agenouille dans son couloir, fatiguée et bredouille. Où André posait-il ses cigarettes ?  A sa gauche, un petit chevet dont l’unique tiroir déborde de papiers, lui rafraichit soudain sa mémoire trouée par le temps. Sous l’amas de réclames, où Jean-Pierre Coffe vante les mérites du pot de moutarde à cinquante centimes d’euros, mêlé au courrier datant de l’année précédente, Marie-Antoinette découvre un paquet de gauloises, un peu écrasé et défraichi. Ses mains usées et fragiles tremblent un peu plus, alors qu’elle se saisit de son trésor. André. Comme il lui manque désormais. Elle déchire le papier bleu ciel, l’odeur du tabac brun roulé lui monte aux narines, un peu moisie et fanée, lui offrant, le temps d’une réminiscence,  l’image de son mari dans son fauteuil. Aussitôt évanouie, son cœur se serre. Elle ne veut pas qu’il disparaisse. Débarrassant complètement le guéridon, la vieille dame trouve des allumettes. Un petit paquet, rouge. Imitant le geste de son époux, elle extrait l’un des tubes du paquet, le porte à sa bouche ; ah ! Fichue tremblote, elle peine à gratter l’allumette.  Il fait nuit maintenant. Approchant la flamme de l’extrémité de la cigarette, Elle laisse celle-ci sous le feu, jusqu’à ce qu’elle rougeoie.  Elle aspire alors la fumée,  acre et amère. Cette dernière l’étrangle, lui soulève le cœur et l’oblige à recracher le tout.  La cigarette, désormais sur le parquet flottant, se consume lentement. Comme hypnotisée par cet œil rouge qui la regarde, Marie-Antoinette reste assise là, à observer cette lente agonie, qu’elle finit par prendre entre ses doigts. Elle se souvient de son Dédé, un peu rude, un peu bougon, et de son beau sourire. Elle se remémore, sa joue froide lorsqu’elle l’embrassait quand il rentrait du port, et le pastis qu’elle lui servait tous les soirs lorsqu’ils regardaient la télévision tous les deux. Le noir revient. Par la fenêtre, la neige tombe toujours, il fait de plus en plus froid. Elle allume une nouvelle cigarette. Elle revoit les repas de Noël et les immenses tablées où toute la famille est réunie, alors qu’elle s’affaire dans sa cuisine pour sustenter toute sa marmaille, les cris de joie et les lumières du sapin… et la cigarette est déjà consumée. Une troisième gauloise illumine doucement le couloir de l’entrée. Cette fois, André est là, plus vrai que nature, et la regarde tendrement. Ils se contemplent, sans mot dire. « Mon chéri, s’écrie la vieille dame, emmène moi, Oh ! Tu vas me quitter quand la cigarette sera éteinte,  tu t’évanouiras, je t’en prie, reste, ou emporte-moi. » Et Marie-Antoinette allume une autre cigarette, et une autre, et une autre,  et tout le paquet, pour voir l’homme de sa vie le plus longtemps possible. Et il l’emmène, là où il n’y a plus ni solitude, ni tristesse. 

Dans la nuit, on entend les pompiers. Un incendie dans les quartiers de la ville basse. Encore une vieille dame qui a laissé le gaz allumé. Parmi les décombres calcinés, pourtant, on retrouve le corps de Marie-Antoinette, que les flammes n’ont pas touché. Elle semble sourire. Son cœur s’est arrêté bien avant que le feu ne dévore sa maison, c’est l’émotion comprenez, dans les bras de son Dédé.  

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_julie_
Posté le 03/10/2020
Ouah. Franchement, j'adore. C'est très beau ce que tu as écrit. Superbement mené, personnages attachants... Marie-Antoinette m'a tout de suite séduite par son prénom princier mais ses manières pas tellement bourgeoises :) Cette version revisitée de la petite fille aux allumettes est touchante, attendrissante, poétique et drôle à la fois. Chapeau bas !
Eleutheris
Posté le 06/10/2020
Merci beaucoup Julie! Ton enthousiasme me va droit au coeur, j'aime créer des personnages en relief et je suis ravie que ce conte te plaise. J'espère avoir le temps prochainement d'en publier un autre. Merci encore pour tes encouragements!
Belisade
Posté le 27/09/2020
Bonjour Eleutheris,
Quelle belle histoire malgré le côté tragique, j'ai immédiatement pensé à la petite fille aux allumettes, ici ce sont les cigarettes. C'est terrible ce destin de vieille dame seule qui vit dans sa crasse et ses ordures et pense toujours à son défunt époux, mais tellement réel, surtout que tu as mêlé des détails de notre vie de tous les jours qui rend la scène encore plus concrète. J'aime beaucoup la fin évidemment, quand elle cherche à rejoindre son 'Dédé', vraiment c'est bien vu et d'une grande délicatesse !
Eleutheris
Posté le 27/09/2020
Merci Bélisade pour ce commentaire, je suis très heureuse que cette histoire te plaise! C'est très encourageant pour moi et je te remercie encore. J'ai imaginé Marie-Antoinette une après-midi, et l'histoire s'est cousue ensuite, avec ce côté enfantin, l'idée du conte s'est greffée alors, cette femme redevenue fillette, si terriblement seule, qui replonge dans ses souvenirs, le refuge de bon nombre de nos anciens.
Eleutheris
Posté le 28/09/2020
un après-midi*
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