Rose faisait le décompte sur la place centrale. Les plus petits ne tenaient pas en place et l’obligèrent à s’y reprendre deux fois.
— Orion ! Céphée ! Si vous ne vous tenez pas tranquille, vous serez privé de cerises !
L’argument fit mouche et les deux têtes blondes se rangèrent bien sagement derrière leur ancienne nourrice.
Hope s’avança vers la charrette des régulateurs. Deux hommes cette fois-ci, proche de la vingtaine. Ils ne venaient pas du village, comme c’était le cas pour le versement des tributs. Londres tenait à préserver son intégrité et prévenait par tous les moyens un quelconque favoritisme entre les différentes régions.
Le chargement était uniquement constitué d’habits, soigneusement répartis par taille. Des sous-vêtements chauds, qui les aideraient à mieux affronter l’hiver. Le prix de la vie de Cassiopée.
Rose l’avait rejointe et se dirigea vers celui qui tenait le registre.
— L’ensemble de Woodcote est réuni, vous pouvez commencer.
Le régulateur hocha la tête et entonna :
— Nous sommes tous ici pour honorer la mémoire de Cassiopée. Elle a donné sa vie librement pour que la vôtre perdure. Son sacrifice et son courage ont été reconnus et seront donc récompensés.
Il adressa un rapide coup d’œil à son compère, qui commença la distribution.
— XL ?
Ketchup s’avança emporta le premier paquet. Les habitants se mirent en file indienne, par taille, chacun récupérant son dû. Hope avait rejoint les rangs, juste devant Shire. Il serait sans doute plus grand qu’elle lors de la prochaine distribution, au rythme où il poussait. Sauf qu’il n’y aurait pas de prochaine distribution pour elle.
Elle avançait sans entrain, un pied après l’autre, en essayant de maîtriser la boule qui grossissait dans sa gorge. Elle ne devait pas pleurer, pas maintenant. Les jours de tributs étaient considérés comme des jours de fête. Joie et reconnaissance étaient les seuls sentiments admis. Elle serra les dents et continua.
— M ?
Elle acquiesça et prit le minuscule présent avant de s’éloigner pour le déballer. Un pull noir, doux, sans doute chaud, sur lequel était écrit en blanc, rouge et vert Mario Pizza, les meilleures pizzas de tout Birmingham ! suivi d’une succession de chiffres qui ne faisait aucun sens.
Ils avaient eu pire.
Les immenses entrepôts des zones industrielles de l’Ancien Monde regorgeaient d’articles en tout genre, qui avaient la particularité d’être aussi nombreux que de mauvais goût. Peu pratique et souvent de mauvaise qualité — même si ceux des tributs étaient en général plus solide — ils apparaissaient au gré des chargements et venaient remplacer les habits qui avaient été tant reprisés qu’ils contenaient plus de raccords que de tissu d’origine.
Elle l’enfila immédiatement, comme le voulait la règle. Trop large, comme d’habitude, mais au moins les manches avaient la bonne longueur.
Une fois le dernier-né habillé, Hope dut se rendre à l’évidence : la charrette était vide. Elle s’avança vers les régulateurs et demanda :
— Il devait y avoir un pantalon également.
Le plus âgé la regarda avec dédain.
— Un seul objet.
Rose intervint à cet instant :
— Cassiopée avait suggéré de mettre un pull et un pantalon plutôt qu’une combinaison. La demande devait être évaluée, mais en cas d’impossibilité, elle aurait souhaité avoir un ensemble complet, quitte à faire des travaux de couture pour les plus jeunes.
— Je me suis mal fait comprendre, reprit le régulateur. Sa requête a été parfaitement comprise. C’est sa punition pour avoir enfreint le premier règlement.
Rose, qui ne se départissait jamais de son impassibilité, en resta bouche-bée.
— Elle a ouvert les portes pour sauver deux des vôtres, articula avec peine Hope, les dents serrées. Sans elle, ils seraient morts.
— Les règles doivent être respectées. Sans discuter. Sa folie n’a eu aucune conséquence, mais si cela avait été une feinte ? Si elle avait eu affaire à des dévoreurs et non à des humains ? Votre village aurait été décimé et toute l’Angleterre aurait été en danger à la suite de son geste inconsidéré.
— Mais j’ai vérifié et…
— Hope, ça suffit, la coupa Rose en lui mettant une main sur l’épaule. Il est temps de remercier Atek.
Hope contracta les mâchoires à s’en faire mal. Rose l’entraîna par le bras pour la faire bouger. Elle résista un peu, puis lâcha, la gorge plus nouée que jamais.
Ketchup la réceptionna et la serra contre lui.
— Ça va ?
Non. Rien n’allait. L’injustice d’une telle décision lui rongeait l’estomac. Elle hocha la tête néanmoins pour le tranquilliser.
— Tu peux tout me dire, tu sais ? insista-t-il.
Non. Elle ne pouvait pas.
— Je sais, lâcha-t-elle d’une voix tremblotante.
Un mensonge de plus dans ce monde où tout était faux.
Burmilla entonna la prière. Tout le village leva les mains vers la sphère, en signe de remerciements.
Tous, sauf Hope.
— Que tout le monde honore notre Créateur pour sa grande bonté, insista Burmilla.
Elle devait faire comme d’habitude. Bêler avec les autres sans se poser de question. Faire profil bas. Elle avait réussi, toutes ces années. Mais là, en cet instant, elle ne pouvait plus.
Ketchup la regarda, inquiet. Les têtes se tournaient peu à peu en sa direction.
Elle ne pouvait toujours pas.
Burmilla l’alpagua directement.
— Hope, tu dois remercier Atek. Sans lui, tu n’aurais pas reçu ce pull.
— C’est à Cassiopée et à elle seule que je le dois, lâcha-t-elle.
— Blasphème, s’étrangla Burmilla, Atek te punira pour cet affront !
— Et bien qu’il se venge s’il en est capable ! Qu’il me…
Ketchup lui mis la main devant la bouche et l’immobilisa tandis qu’un bruissement de protestation grossissait peu à peu dans la foule.
— Tais-toi, lui dit-il à l’oreille, tu risques gros.
Non. Elle avait envie de hurler, pas de se taire. De vomir sa haine de ce système absurde et injuste, de pointer les incohérences rabâchées par ces dévots incapables, de provoquer, maudire, sortir la nuit et revenir, de prouver à tous ces imbéciles qu’ils priaient pour rien, qu’ils mourraient pour rien, que la peur les avaient transformés en monstres bien plus que tous les virus de l’Ancien Monde, qu’elle voulait vivre, qu’ils devaient vivre, et que rien ni personne ne les sauverait.
— Hope, je ne veux pas te perdre, murmura Ketchup en la serrant un peu plus.
Elle arrêta de se débattre et éclata en sanglot. Pour la première fois, elle pleura sans pouvoir se retenir.
Ketchup adressa un rapide coup d’œil à Rose et l’emmena à l’infirmerie, suivi de One.
Il lui chuchotait des mots doux, de sa voix traînante qui la berçait, une succession de mots dont elle ne percevait que la mélodie, tant le chagrin et la rage prenaient toute la place. Elle aurait pu partir en cet instant, ramasser son paquetage et fuir, peu importe ce qui l’attendait. La bêtise, la sollicitude, la haine, la pitié, tout l’insupportait. Elle avait envie de le frapper jusqu’à ce qu’il la lâche, de rester dans ses bras pour toujours ; qu’il la quitte, qu’elle ne parte jamais. Poursuivre. Abandonner.
— Tiens, bois ça, ordonna One.
Elle s’exécuta dans un état second. Le liquide, fade et crayeux, lui laissa un goût désagréable en bouche. Peu importe. Elle avait défié l’autorité des régulateurs et la toute-puissance d’Atek devant l’ensemble du village et elle allait devoir en assumer les conséquences.
J'ai hâte de lire la suite.
A bientôt
Juste deux coquilles :
- C’est à Cassiopée et à elle seule que le dois, lâcha-t-elle : que je le dois
- Et arrêta de se débattre : elle arrêta
Merci beaucoup pour tes mots, ton relevé de coquilles et surtout, ton assiduité à commenter mon histoire. J'avoue que cela me fait à chaque fois très plaisir ^_^
A tout bientôt !