Matriculez-moi

Par Nqadiri
Notes de l’auteur : Image par CDD20 sur Pixabay

 

— Nom ?

— Je... Je ne sais plus. On m'appelait N. Ou peut-être Q. À moins que ce ne soit B. Ma mémoire flanche, mes souvenirs se délitent. Ne reste que ce matricule, gravé au fer rouge dans ma chair : 24601. Ma maman m'appelait chéri, mon épouse hbiba, mes sœurs Nour, mais ça ne rentrera pas dans votre machine à décerveler, pas vrai ? Alors allez-y, matriculez-moi, numérisez-moi, bouclez-la...

 

— Âge ?

— L’'âge du capitaine. L'âge de mes artères. L'âge de mes rêves avortés au pied de vos foutus formulaires. L'âge de pierre taillée pour résister aux âges du tout-numérique. L'âge des ruines et des cendres. Assez vieux pour avoir vu s'effondrer le vieux monde. Assez jeune pour devoir survivre dans le nouveau. Mais si vous préférez les chiffres, mettez 7. Comme les péchés capitaux qui font mon quotidien !

 

— Profession ?

— Rebelle existentiel, poète à temps perdu. Insoumis ontologique. Ou grain de sable professionnel dans vos huîtres bureaucratiques. Le vrai, père. J'apprends à mes enfants à penser par eux-mêmes, à rêver plus grand que leurs liens. Mais pour vous, je ne suis plus qu'un rouage anonyme dans la grande Usine Sociale. Un pion sans nom sur l'échiquier de la Fonction. Mais vous pouvez inscrire "cadre", hein, le résultat sera le même au bout de vos imprimantes !

 

— Adresse ?

— Partout et nulle part, mon bon monsieur. Lune, crachoir. Pain sec, banc public. Entre mes tempes, surtout. J'ai pour domicile l'imagination et pour abri de fortune la révolte. Mais pour votre recensement, une pièce grise parmi des milliers. Ou plutôt non : une alvéole dans la ruche bourdonnante, une alvéole dans le grand dortoir du Système. Nous n'avons plus d'adresses, juste des emplacements assignés. Comme des objets dans un entrepôt... Mettez 210 Boulevard du vide intersidéral, ça devrait le faire dans votre GPS métaphysique !

 

— Situation familiale ?

— Amant éperdu de la vie, fils prodigue de la poésie, frère de douleur de tous les cabossés de l'existence. Mais pour vos statistiques, ce sera "Marié", évidemment... quoi d'autre dans vos grilles aseptisées ?

 

— Signe distinctif ?

— J’aurais voulu dire : mes tripes à vif et mon cœur en bandoulière. Mon regard qui vrille vos écrans plasma et votre normalité sous cellophane. Mon cri, surtout, ce grand cri rauque et génital qui accouche chaque matin du monstre magnifique de ma différence. La réalité : plus aucun. On m'a tout pris, même mes cicatrices, même mes grains de beauté. Je suis lisse, standardisé, calibré aux normes Système. Un homme interchangeable, un Lego humain sans aspérité. Mais j'imagine qu'un bête tatouage fera l'affaire, non ? Cette seule distinction : ce matricule, 24601, tatoué sur ma nuque comme la marque d'un bétail...

 

Voilà ce que je suis devenu. Une silhouette sans visage dans la foule des silhouettes. Un fantôme au milieu des spectres gris. On m'a vidé de ma substance, on a effacé mon nom et mon histoire. Je ne suis plus qu'un code, un assemblage de chiffres dans l'immense équation du Contrôle.

 

Allez-y, matriculez-moi ! Épinglez-moi comme un insecte mort dans votre grand herbier bureaucratique. Assignez-moi une suite aléatoire de chiffres et de lettres, baptisez-moi C5421894 ou Z8745612 ou X1515289. Après tout, je ne suis qu'un homme, c'est-à-dire presque rien. Une fourmi égarée dans le labyrinthe géant de vos statistiques.

 

Soyez sans crainte, je suis dressé. Depuis ma naissance vous me formez à coups de numéros. Au berceau déjà, on m'a tatoué sur le front mon premier matricule, en guise de talisman contre l'humanité. Et depuis, chaque étape de ma vie n'a fait qu'ajouter des chiffres à ma longue traîne numérique.

 

Mais quelque chose en moi résiste encore. Derrière l'homme-matricule, il y a toujours l'homme debout. Derrière le code-barres, le cœur qui bat la chamade. Comme une petite musique obstinée sous le brouhaha métallique du Système.

 

C'est que je suis un danger public, voyez-vous. Avec mes rêves plus grands que vos cases, mes désirs qui débordent de vos diagrammes, mes joies rebelles à vos équations. Je suis un électron libre dans votre bel ordonnancement programmé, un grain de sable dans vos rouages implacables. Alors vous cherchez par tous les moyens à me réduire, à me résumer, à m'aplatir jusqu'à ce que je rentre dans vos codes, vos cases, vos cadres.

 

Mais allez-y donc, enregistrez-moi ! Numérisez-moi, scannez-moi, répertoriez-moi jusqu'à l'âme. Entrez chacun de mes soupirs dans vos grands livres de compte, pesez chacun de mes pas dans vos balances de précision. Faites de ma vie un immense fichier, de mon destin une vaste base de données. Je veux être le plus beau spécimen de votre collection d'hommes-matricules !

 

Car je le sais, votre obsession hygiéniste, votre délire quantitatif. Vous rêvez d'un monde où tout serait mesurable, prévisible, contrôlable. Un monde où chaque être n'aurait de valeur que par son rang dans vos classements, sa place dans vos tableurs. Un paradis glacé où régneraient en maîtres les normes, les moyennes, les algorithmes.

 

Je m'accroche aux lambeaux de ce que je fus. Un regard échangé, un livre lu en secret, un mot murmuré dans la nuit des dortoirs... Fragiles étincelles d'humanité, infimes fissures dans le béton de l'uniformisation.

 

Car je ne veux pas leur donner raison. Je ne veux pas devenir ce qu'ils veulent faire de moi : un numéro, une fonction, un rouage sans âme. Je veux rester un homme, envers et contre tout. Même diminué, même mutilé, même à demi effacé par leurs machines à broyer les êtres.

 

Je suis 24601. Mais je suis aussi N., Q, ou B. Je suis chéri, hbiba, papa. Une mémoire en miettes, mais toujours vivace sous la cendre. Un visage brouillé, mais toujours capable de sourire dans la grisaille ambiante. Un homme débout, toujours, malgré les fers et les barreaux.

 

En chacun de nous, même le plus écrasé, même le plus standardisé, survit encore une petite flamme tremblotante. Celle de la dignité, de l'irréductible humain. Cette part de rêve et de révolte que nulle machine ne peut broyer, que nul algorithme ne peut dissoudre.

 

Car voyez-vous, je suis plus qu'un matricule. Plus qu'une suite binaire, un QR code humain. Je suis un poème vivant, un roman inachevé, une œuvre ouverte et imprévisible. En moi battent mille cœurs contradictoires, mille rêves qui s'entrechoquent, mille vies possibles qui ne demandent qu'à s'écrire. Je suis un faisceau d'histoires, un kaléidoscope d'émotions, un infini en perpétuel devenir.

 

Alors venez, venez me saisir dans vos dérisoires filets ! Tentez de me capturer dans vos chiffres, de m'emprisonner dans vos cases. Je me rirai de vos efforts, je me jouerai de vos catégories. Je serai tour à tour l'exception qui confirme vos règles, et la règle qui infirme vos exceptions. L'homme-papillon qui s'échappe toujours de vos épingles de naturaliste.

 

Car je suis fait de chair, de nerfs et de sang. De rêves, de peurs et de cris. Je suis un animal politique, un mammifère lyrique, un primate dansant au bord du chaos. Je suis tout ce que vos formules ne pourront jamais réduire, tout ce que vos capteurs ne pourront jamais capter.

 

Je suis le cri qui déchire vos silences aseptisés, le rire qui secoue vos mornes statistiques. Je suis le grain de folie qui fait délirer vos sacro-saintes projections. L'étincelle d'imprévu qui met le feu à vos planifications parfaites.

 

Alors allez-y, matriculez-moi ! Étiquetez-moi, encodez-moi, numérisez-moi jusqu'à plus soif ! Je serai votre plus belle création et votre pire cauchemar. Le chef d'œuvre chaotique qui se moque de vos mesures, l'éternel incodable qui nargue tous vos systèmes.

 

Un homme, nom de Dieu ! Je suis un homme ! Et c'est ma plus belle arme contre votre déshumanisation programmée. Ma plus féroce révolte contre votre tyrannie numérique.

 

Je ne serai jamais un simple matricule. Car j'ai choisi d'habiter pleinement ma condition humaine, dans sa glorieuse incomplétude, son irréductible complexité.

 

Je suis un et multiple. Unique et innombrable. Défini et indéfini. Je suis celui qui toujours vous échappera, par le haut ou par le bas. Votre muse et votre épouvantail.

 

Mon nom est Personne. Mon prénom est Tout le Monde. Et je porte l'humanité comme un étendard, comme un défi lancé à la face anonyme de vos machines à déshumaniser.

 

Vos matricules ? Vous pouvez vous les garder ! Moi, j'ai mieux à faire. J'ai un poème à vivre. J'ai un homme à incarner.

 

Jusqu'au bout.

 

Envers et contre tout.

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Nakama93
Posté le 22/11/2024
Re !

Bravo, pour cet autre monologue, j'aime bien votre manière d'insister sur un même sujet, cela invite à la réflexion sans s'éparpiller sur d'autres.

Ça donne même envie d'écrire sur le sujet :
"Il était une fois un matricule qui rêvait d'être un homme" ^^'.

Merci pour la lecture :)
Nqadiri
Posté le 22/11/2024
Merci, c’est l’un de mes coups de gueule préférés :) Un poème pour cogner contre l’ironie d’un monde qui nous a catalogué avant notre naissance.
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