Le village sentait la moisissure et la pisse. Sa redingote usée, bien que solide encore, lui battait les jambes alors qu’elle marchait d’un pas rapide sur le vieux pavé défoncé qui traversait de part en part toute la bourgade. Elle était semblable à une ombre avec son haut col qui lui dissimulait le visage ainsi qu'avec son étrange tricorne à la forme particulièrement étroite. La lune guidait ses pas au milieu des bâtiments délabrés aux formes inquiétantes, sortes de tas de planches pourries contre lequel s'amassaient diverses immondices. Aucune âme ne croisa sa route si ce n’est celle d'un vieux clébard moribond qui se traînait difficilement sur ses trois pattes valides. L’observant de leurs yeux noirs, des dizaines de corbeaux étaient perchés sur les toits des maisons et attendaient comme autant de spectateurs avides, à croire que les habitants s'étaient changés en oiseau.
La raison de sa présence au fin fond du trou du cul de ce pays de bouseux appelé Lordalen tenait dans une enveloppe.
Marigueux le 10 octobre ****
Antoine d’Aubeville
À madame S.Valande
Madame, la famille d’Aubeville vous propose un contrat de mercenariat consistant en la pacification d’une secte illégale présente au sein de la commune de Beauson, près de Vouyeux. Le curé est impliqué. Un salaire de 2000 lords vous sera reversé à l’adresse suivante : 32 rue Carpeau, Marigueux. Vous serez prié d’apporter une preuve convaincante de l’accomplissement de votre tâche.
Si vous acceptez, veuillez-nous le confirmer par un billet.
Salutations distinguées.
A. d’Aubeville
La somme était plutôt ridicule, elle couvrait à peine les frais matériels nécessaire au bon déroulé de la mission. Mais, pas vraiment du genre mercenaire sansi âme, un intérêt personnel pouvait suffire à la décider. Solange haïssait les sectes et leur paganisme d’arriéré. Si Dieu existait, et elle le croyait, Il n’accepterait pas que sa création soit usurpée par des divinités païennes sorties de l’imaginaire de péquenauds illuminés.
Alors qu’elle s'approchait du centre du village, Solange entendit au loin des gémissements sonores qui lui rappelèrent des cris de bambins. Dépassant la dernière cabane qui lui bloquait encore la vue, elle surprit une bien curieuse assemblée qui devait réunir la totalité des habitants du patelin. Au centre de la place faisant face à l’église, du moins à la vielle ruine qui tenait jadis ce rôle, s'amassait autour d’un étrange autel hommes et femmes en tenue de paysan dont les visages, empreints tout à la fois de l’adoration la plus spirituelle que de la stupidité la plus animal, était illuminé par un brasero orné de flammes rosâtre. Un vieux prêtre surplombait la foule, sa proximité avec le brasier lui donnait l’aspect d’un démon à la peau rose. Les participants priaient dans des postures bizarres qui oscillaient entre le ridicule et le malsain ; leur vue provoqua un frisson à l’étrangère qui s’approchait sans bruit pendant que le prêtre psalmodiait un sombre chant rituel tout en tenant maladroitement, mais fermement, un nourrisson braillant sa détresse. La suite de la scène s’apparenta à une parodie de baptême, au détail près qu’en place de l’eau bénite traditionnelle dansait l’horrible feu rosâtre. Les pleurs se changèrent en un bref cri strident avant de se taire définitivement, ne laissant que le crépitement des flammes, les murmures du meurtrier et de ses ouailles, ainsi que les rires des corbeaux.
Solange n’eut que le temps de déboutonner son col avant de vomir bruyamment, une main appuyée sur un réverbère à bec de gaz éteint. Des villageois se retournèrent vers elle, affichant un air stupide de bête bovine. Après avoir craché avec rage sur le pavé boueux, Solange dégaina de sous sa redingote une épée à la facture simple, mais à l’état irréprochable ; de fines gravures s’apparentant à des glyphes en parcouraient la lame. Deux hommes proches, peu impressionnés par une jeune femme solitaire, commencèrent à la charger en poussant des beuglements bestiaux, leurs grosses mains sales s’agitant déjà en prévision d’actes abjects. Le premier s’effondra, la main plaquée contre les vestiges sanguinolents qui lui servait de gorge. Un autre regarda l'un de ses membres atterrir à quelques mètres de lui dans un bruit humide ; interloqué par ce comportement singulier de la part de son bras droit, il s’en approcha d’une démarche peu assurée pour finir par s’effondrer mollement.
Le reste de la foule s’élança à son tour pendant que le prêtre rentrait s’abriter au sein des ombres de son église. Faisant fi de la masse hurlante, la chasseuse de primes sortit un objet sphérique d’une sacoche à sa taille, elle aussi était parcourue de graphes gravés sur sa surface métallique. Un éclat inquiétant s’anima dans ses yeux, elle se mit à murmurer quelques mots à la prononciation inhumaine formés à partir d’un trop petit nombre de voyelles. Les assaillants ralentirent progressivement, comme pris d’une terreur irrationnelle, d’une paralysie inexplicable. Un dernier mot s’extirpa difficilement des lèvres de l’étrangère ; puis, elle lança la bombe.
Solange passa à son tour entre les portes sinistres de la vieille église pendant que, dehors, des hurlements d’agonies retentissaient à propos d'histoire de membres égarés et de « sale chienne de sorcière ». L’ancienne église était plongée dans une semi-obscurité, seuls quelques braseros semblables à celui de la place illuminaient l’endroit de leurs éclats rosâtres. La lumière malsaine révélait des statues notables par leurs laideurs, ainsi que quelques restes de banc au bois moisi. L’atmosphère était lourde et humide, comme si le lieu lui-même était atteint d’une horrible maladie ; une odeur atroce suintait, plus forte encore que dans les rues du village. Le prêtre se tenait droit du haut de sa chaire, surplombant les flammes qui l’illuminaient en donnant un aspect diabolique à son sourire de cinglé. Ses lèvres s’entrouvrirent pour prononcer quelques prières occultes ; toutefois, c'est du sang qui en coulât, se déversant sur le devant de sa toge pour s’ajouter aux immondices qui la recouvraient déjà. Ses yeux devinrent laiteux, un spasme le secoua et, enfin, il s’effondra misérablement. La chasseuse de primes souffla sur le canon fumant de son pistolet avant de le rengainer à la sangle lui barrant la poitrine. Elle cracha une nouvelle fois sur le sol du temple souillé, avant d’agripper la toge du cadavre.
Pendant qu’elle passait à côté des restes de paysans qui continuaient d’émettre de pitoyables gémissements débiles, le montant de la somme l’attendant à son retour à Marigueux accapara son esprit. Certes, elle était satisfaite d’avoir purgé ce trou puant, mais il faudrait tout de même qu’elle revoie ses tarifs à la hausse. Elle traîna sa « preuve » jusqu’à sa voiture à prographes et la balança à l’arrière en grognant, ce ne sont pas les aristos qui lui laveront sa banquette. Une poussée sur un mécanisme activa les graphes, le véhicule parti sur la route menant à Marigueux, capitale du pays des ploucs.
Solange gagna les portes de la ville en début de matinée. Un sergent la regarda passer en fumant sa pipe ; officiellement, il avait pour devoir d'inspecter tout véhicule entrant à Marigueux ; officieusement, le soleil, surtout quand ses rayons venaient à rencontrer quelques piécettes brillantes, pouvait parfois lui faire manquer le passage de certains particuliers.
L'adresse que lui avaient laissée ses clients se trouvait dans une rue près du fleuve. Elle suivit donc la Lirme dans laquelle des dizaines de blanchisseuses lavaient du linge, ces dernières s’arrêtaient parfois pour faire des grands signes aux marins des bateaux de transport. Les commerces se succédaient, cordonnier, maréchal-ferrant, boulanger... Dans ces établissements, hommes et femmes s’échinaient au travail, manquant parfois de s’estropier en maniant leur matériel grossier. À croire que la populace ignorait la récente révolution industrielle ainsi que les possibilités infinies que la maîtrise de la prographomancie pouvait offrir. Tous leurs vieux métiers seront bientôt surannés, des machines enchantées effectueront toutes les tâches ingrates, comme en Austyr. Les gens d'ici étaient si arriéré que certains avaient des mouvements de panique en voyant sa voiture se déplacer sans locomotion animale. Solange était exaspérée, il existait déjà l'omnibus à prographe pourtant dans ce pays... Enfin, c'était tout de même comique de voir ces ouvriers se signer avec leur casquette.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand elle arriva au lieu indiqué sur la prime. Un maigre passage, juste assez large pour faire entrer sa voiture, s'ouvrait entre une boucherie à la devanture alléchante et un serrurier. Elle s’arrêta au milieu de la ruelle. Personne ne l’attendait si ce n'est un chat au regard curieux. Solange marmonna quelques commentaires acerbes concernant la vertu des génitrices de ses clients, elle avait diablement faim ! Pourtant, elle patienta, manquant même de s'endormir bercé par le soleil ainsi que par la douce mélodie du fleuve.
Un mouvement attira finalement son attention. Quelque chose clochait, ce n'était pas une démarche assurée de bourgeois, mais plutôt un pas se voulant dangereusement silencieux. Elle garda sa position, faussement assoupie, son tricorne penché camouflant ses yeux attentifs. Cela fut très rapide. Le chourineur s'élança pour se prendre un magistral coup de pied qui le fit valdinguer contre le mur. Le bonhomme était solide, il se releva et voulut repartir à l'assaut avec son surin, cependant Solange avait eu le temps de tirer son épée et de peindre un joli arc de cercle carmin sur la pierre grise. De rage, elle cracha sur le visage figé de son assaillant avant de sortir, attentive à toute autre tentative impromptue.
On l'avait mené à un guet-apens, ça ne présageait rien de bon pour sa prime promise... Elle fouilla le cadavre pour ni rien trouver sinon la photographie d'une bonne femme et d'un gosse, évidemment… Elle fit monter le cadavre à l’arrière de son véhicule, à côté de celui du prêtre hérétique. Le montant de la mission venait de grimper et ses débiteurs allaient en payer le prix ; Solange était du genre rancunier. Il lui fallait juste les retrouver dans ce tas d'immeubles poussiéreux que certains avaient le culot d'appeler ville. Elle relut son contrat, un joli sceau de cire en ornait la partie basse, facile. Elle jeta un dernier coup d’œil au corps en haillons. Mais pour qui la prenaient-elles ces aristos ?
Après avoir grignoté des brochettes achetées à la boucherie, elle alla montrer le sceau à une bourgeoise habillée d'une belle robe beige en ayant bien soin de dissimuler le reste de la missive. D'abord un peu effrayée par l'accoutrement de son interlocutrice, la dame ne laissa néanmoins pas passer l'occasion d'étaler ses connaissances sur les bonnes familles de la ville. Ainsi, Solange apprit que la famille d’Aubeville était l'une des plus vieilles et des plus respectés du pays, rien que ça... Elle aurait pu apprendre également les noms et distinctions de tout le demi-monde ainsi que les potins qui allaient avec, mais préféra la remercier en ignorant son air de commère outrée de ne pas être écoutée jusqu'au bout.
Alors que le mécanisme de la voiture initiait sa remise en marche, Solange entendit la voix de la bourgeoise l'appelait d'une façon plus insistante que pour simplement se plaindre de ses manques de manière.
– Attendez, mademoiselle ! Je viens de me souvenir d'un article paru dans la Revue de Marigueux qui pourrait vous intéresser ; il parle justement de la famille d'Aubeville. Oh ! D'une très vilaine façon, si vous voulez mon avis ! Les journalistes sont vraiment tous les mêmes ; avant, on les aurait envoyés au frais pour moins que ça... Enfin ! Si vous le voulez, prenez-le. J'ai déjà lu les insanités qui y sont proférées.
Solange la remercia, elle ouvrit le journal pour, en effet, tomber sur une gravure représentant le fameux sceau des Aubeville. L’auteur anonyme y faisait un sacré pamphlet, accusant les membres de la famille de pratiquer des rituels occultes mêlant prographomancie obscène sur leur propre corps et culte hérétique. Cela lui rappela beaucoup la scène du village, étrange que des membres d’une secte embauchent une chasseuse de primes pour éliminer une autre cabale… Conflit interne ? Peut-être… Elle avait le nom de leur manoir, mais pas sa position exacte et elle ne connaissait quasiment pas la ville. Le journaliste en revanche avait l’air d’avoir beaucoup d’informations, l’adresse du bureau étant indiquée sur le journal ; il serait sûrement intéressant de lui rendre une petite visite. Au vu de la hargne qui transparaît sur ce papier, le journaliste, ou au moins l’un de ses contacts, serait assurément à même de la renseigner…
Solange arriva en début d’après-midi devant les bureaux de la Revue de Marigueux, le seul indice qui indiquait les activités de la maison était une simple pancarte en bois. Elle entra dans ce haut lieu littéraire lordalenien pour y trouver une pièce sombre, puant le tabac, séparée en deux par une cloison à la moitié haute grillagée pour servir de guichet. Quelques chaises vides s’alignaient contre le mur dont le papier peint de fort mauvais goût était couvert d’exemplaires de la revue ayant fait sensation. Un visage ridé surmonté d’une casquette apparut dans l’ombre du grillage.
– C’est pour l’abonnement ? demanda l’ancêtre de la voix grave des fumeurs compulsifs.
– Non, c’est pour un renseignement, j’aimerais discuter avec l’un de vos associés.
Un regard fatigué la parcourra de haut en bas, comme s’il cherchait à deviner en se fiant à son apparence si c’était pour une affaire de cœur ou pour un défi en duel.
– Vous demandez après qu’elle nom ? demanda-t-il autant pour l’aider que pour satisfaire sa propre curiosité personnelle.
– La personne à l’origine de cet article, s’il vous plaît. Indiqua-t-elle en lui montrant le journal. Le vieux bonhomme ne put s’empêcher de couiner en signe d’amusement, l’affaire était classée.
– Oh ! Vous savez, je n’ai pas le droit de révéler le nom à l’origine d’un article anonyme. Pour une question de sécurité des intérêts du journal, vous comprenez.
– Sacredieu ! Je ne vais pas vous le manger votre chieur d’encre, juste lui poser quelques questions sur les Aubeville.
– Vous savez quoi ? Je vais aller lui demander, il est juste derrière. Mais vous ne ferez pas de scandales n’est-ce pas ? Bien sage hein ?
Solange ne répondit pas, elle s’assit et commença à attendre. Le vieux disparut dans une autre pièce. Cinq minutes passèrent avant qu’un jeune homme accoutré d’un ensemble fort usé ne l’invite à le suivre dans un bureau d’une taille comparable à celle de latrines publiques.
– M’appelle Lucien Boudreaux, je suis l’auteur de l’article. Vous voulez des renseignements sur les Aubeville c’est ça ?
– Exactement, ils m’ont embauché pour une… commission particulière. Je souhaiterais rentrer en contact avec eux pour discuter d’une méprise liée à mon salaire.
Le journaliste l’examina quelques instants, prenant soudainement conscience de l’apparence de son interlocutrice.
– Attendez, vous êtes une tueuse à gages ?
– J’préfère le terme de chasseuse de primes si vous voulez bien, scribouillard.
– Les Aubevilles ont embauché une mercenaire ! Incroyable, quelle aubaine ! Racontez-moi tout cela en détail et je vous aiderais !
– Hé ! Pas pour ça que je suis là, moi. Vous voulez en profiter pour faire votre beurre, c’est ça ? Bah, voyez : je m’en fiche, vous pouvez tourner ça en article, tant que mon nom n’apparaît pas.
Solange raconta à Lucien les événements de Beauson, puis son attaque dans la ruelle, le journaliste nota frénétiquement les paroles, exultant de satisfaction.
– Au moins, on peut dire que vous manquez pas d’enthousiasme, vous.
– Pensez ! ça fait des mois que je cherche à prouver combien cette famille de talons rouges est véreuse. Avec votre témoignage, ils sont foutus. Et vous avez un contrat ? Signé ? De la main du baron lui-même ! Ah ça, ah ça !
Lucien fit quelques tours sur lui-même sous le regard amusé de Solange, avant de sortir une bouteille et deux verres à vin.
– Du Verron, un bon cru pour ceux qui aime ça. Moi, je préfère habituellement le simple cidre de ferme, mais je crois que c’est l’occasion ou jamais !
– Oh excusez, je ne bois pas d’alcool.
– Tiens donc ? Curieux, cela sera pour une autrefois alors. Pour en revenir à notre affaire, un tel scandale devrait suffisamment ébranler les Aubeville pour qu’ils se retrouvent obligés de vous payer vos deux mille lords. Dans le cas contraire, le journal s’engage à vous dédommager de la moitié de la somme. Cela vous convient-il ?
Les mains se serrèrent, l’affaire était convenue.
– Attendez, et les cadavres dans ma voiture ? J’en fais quoi ?
– Mais qu’en sais-je ? Débarrassez-vous-en, ça n’a pas d’importance.
La famille d’Aubeville à nouveau au cœur d’affaires louches !
Nous avons reçu hier le témoignage d’une chasseuse de primes anonyme tenant une lettre de contrat signé par Antoine d’Aubeville lui-même ! Cette mercenaire nous a confiés avoir été mandé pour une affreuse affaire liée à une secte dans la petite commune de Beauson situé à quelques kilomètres de Vouyeux. Nous vous passons les détails sordides, la secte n’est plus. Voulant récupérer salaire pour sa besogne, tout ce que reçu notre source fut une tentative d’assassinat commandité par Mr. d’Aubeville ! La crapule hors d’état de nuire, cette chasseuse de primes est venue à La Revue de Marigueux pour nous remettre les preuves incriminant Mr. Aubeville, preuves que nous avons bien sûr transférées au préfet de police. Ce dernier, au vu des événements, n’inculpera pas notre source qui a permis de mettre cette affaire en lumière. Nous vous rappelons que la famille d’Auberive est déjà soupçonnée de pratiques rituelles interdites. Pourquoi alors s’en prendre elle-même à une secte ? Conflit d’intérêts au sein des cabales occultes ? Une enquête est en cours et c’est assurément dans les colonnes de La Revue de Marigueux que vous trouverez les réponses à ce mystère.