Elle était assise, là, le sourire aux lèvres. Elle était seule, l’était depuis des heures mais elle souriait. Le siège était confortable, il faisait tiède et la téquila était enivrante. Elle regardait l’homme au bout de la salle, tout aussi seul qu’elle.
Et elle chantait doucement.
Maybe-maybe-maybe-maybe, darliiiing…
Il finit par la remarquer, par hasard. Il levait les yeux de son verre, son tabouret avait légèrement obliqué et il avait regardé autour de lui, et elle était là, ses yeux –bleus, verts, gris ? étincelants- braqués droit sur lui. Telle une sorte de présage, une promesse. Maybe-maybe-maybe…
Il avait bu mais il n’était pas ivre. Pas suffisamment, c’était bien loin de faire le compte. Le compte de ses malheurs et déceptions, de l’écho sinistre que faisait chaque bruit jusqu’au plus silencieux dans le vide de sa vie. Si ça n’avait été pour le coup du sort, jamais il ne l’aurait remarquée, ils le savaient tous les deux. Elle n’était pas spectaculaire, il n’y avait que son sourire lunaire, qui faisait tâche, et son regard étincelant. Et il y avait toutes ces autres filles –minceur, courbes, sensualités, jupes courtes et talons aiguilles- et elle –comment se faisait-il que sa jupe frôlait ses genoux, même assise ? Comment une jupe aussi longue pouvait être acceptée dans un bar ? Mais elle souriait, à lui, et ses lèvres bougeaient. Chantait-elle ?
Like you always do
Photographs, oh you look so well
Il se leva, emporta son verre de téquila avec lui. Il essayait de deviner son âge en s’approchant et à chaque pas qu’il faisait, il retirait un an. Avait-elle seulement vingt ans ? Il en avait trente-trois. Seigneur, ses pas faisaient un bruit si grave, un bruit de pêché. Mais il s’assit finalement en face d’elle et posa son verre sur la table. Elle avait les cheveux blond vénitien, longs et ondoyants, mal coiffés. Ses yeux étaient bleus, vert ou gris ? Il n’arrivait toujours pas à se décider mais, pour sûr, ils brillaient. Comme si elle avait pleuré et ri toute sa vie. Elle souriait encore. Et elle chantait bien.
Maybe-maybe-maybe-maybe, darliiiing…
Il lui demanda si elle voulait un verre, elle lui dit qu’elle en avait déjà eu pleins. Elle paraissait seule mais pas vraiment. Il s’apprêtait à se présenter. Moi, c’est Pa… Elle l’interrompit. Chut, Pa, ne dis rien. Je ne veux pas connaître ton nom, je ne veux pas ton numéro, pas ton adresse. Mais elle voulait savoir tout le reste. Dis-moi, Pa, c’est quoi ton métier ? Tes peurs dans la vie, tes pires erreurs, les choses monstrueuses que tu as faites et les mots que tu regrettes, les personnes que tu as perdues, et demain, quand tu rentreras chez toi, que feras-tu ?
Il ignora toujours pourquoi il répondit à chacune de ses questions. Peut-être parce que jamais personne n’avait semblé s’intéresser si sincèrement à lui, de manière si peu intéressée, ça allait de soi. Pas pour qu’il leur paye le café à la pause de 10 heures, pas pour qu’il les conduise à la gare, pas pour dévier le sujet de la conversation, pour remplir le silence. Sa vie n’avait rien d’exceptionnel, cela dit, et avant ce soir, il n’avait jamais voulu en parler pendant des heures. Mais elle voulait tout savoir. Elle l’écoutait en chantonnant son chant de sirène. Maybe-maybe-maybe-maybe…
Elle parlait aussi d’elle, parfois. Pas précisément mais ça voulait tout dire. Elle lui dit qu’elle avait connu des hommes, oui, mais pas assez. Parce qu’elle se souvenait de chacun d’eux, de chaque prénom et date de naissance, et couleur préférée, et qu’elle avait bien l’intention de tous les oublier. Qu’elle avait bien l’intention d’en connaître des centaines pour tous les mélanger, tous les confondre. Elle souriait en disant ça alors, ça rendait chacune de ses phrases poétiques.
Puis, elle se pencha vers lui (And from here, I can tell, You’ll step away from what was so near, chantait-elle) et lui demanda s’il pensait pouvoir être amoureux d’elle, ce soir. Elle était folle, il en était convaincu. Les fous ne pouvaient s’empêcher de sourire, comme si leur visage était un masque de clown. Mais il ne dit rien et elle continua de sa voix douce. M’aimer comme si on était marié depuis des années, les meilleurs amis et les meilleurs amants, et que la flamme était toujours là, invincible. Ou m’aimer comme un enfant. M’aimer, c’est une bonne idée pour ce soir, non ? Tu sais, maybe-maybe-maybe-maybe, darliiing… Are you…
Et il ignorait ce qui le poussait à mourir d’envie de dire oui. Elle lui promit qu’elle ne regarderait aucun autre homme, ce soir, seulement lui. Qu’elle vivait pour lui, ce soir, qu’elle mourrait pour lui s’il le fallait, ce soir. Ce soir, ce soir, ce soir, je serais la femme de tes rêves. Elle avait une façon de répéter les mots qui lui donnait le tournis. Elle le prit par la main, et elle avait les mains douces, et elle dansa pendant qu’elle l’emportait, tout le trajet le long duquel elle l’emportait. Danser dans la rue et courir sur les trottoirs, marcher dans les flaques d’eau. La même chanson en boucle dans sa bouche. Elle choisit un bar dansant et il n’envisagea même pas de protester. Elle était son guide pour la nuit.
Elle refusait la réalité en bloc, ça lui paraissait évident. L’amour n’est beau que dans les films, dans la vie c’est mieux de faire semblant ! Et elle riait en disant ça parce qu’on peut faire semblant de tout, même de rire. Une fille au cœur brisé, pas l’ombre d’un doute sur la question. Il n’avait jamais aimé les filles au cœur brisé, pourtant. Elles pleuraient et se plaignaient, traitaient les hommes de salauds, et il était un type bien. Il n’aimait pas se faire insulter pour des choses que d’autres avaient faites.
Les gentils garçons sont les pires. Je ne veux plus de gentils garçons, c’est trop facile de les aimer. Pas d’attache, Pa, pas de vraies amours, que du faux, que du plaqué or, maintenant. Ne faisons pas l’amour, je préfère la guerre. C’est plus honnête.
Elle était bien trop jeune pour avoir une telle vision amère sur la vie. Elle ne pouvait pas avoir déjà connu l’amour et l’avoir perdu, avoir été à ce point déçue. Il refusait de croire qu’elle avait déjà autant vécu. La vie était une feuille qui brûlait et à peine un quart de sa page, à elle, avait été consumé. Il lui restait tellement plus qu’à lui et elle gaspillait tout dans des bars à s’inventer des histoires d’amour d’une nuit avec des étrangers. Il la détestait un peu pour ça. Mais, plus que tout, il était fasciné.
Maybe-maybe-maybe-maybe, darliiiing…
Elle devait passer toutes ses nuits comme ça. Choisir un homme au hasard, en faire son Prince Charmant pour 6 ou 12 heures, en le coupant dans la prononciation de son nom et en lui jurant qu’ils ne se reverront jamais parce qu’elle ne les laisserait pas tout gâcher. Ils avaient une si belle relation, une si belle connexion, le temps ne ferait que tout ruiner. Ce qu’il ne savait pas encore c’était qu’elle finissait aussi toutes ces nuits de la même façon. Dans une chambre d’hôtel, assise sur le rebord d’un lit à regarder l’homme qui était allongé et semblant lui dire, j’ai été vraiment amoureuse de toi. Un goût d’au-revoir et de tendresse dans la bouche. Parce que maybe-maybe-maybe-maybe, darliiiing, qu’on aime mieux quand c’est seulement pour une nuit.
Un jour, une nuit, un matin, pensait-elle, peut-être qu’un de ces hommes la retiendrait et serait prêt à la pourchasser toute la journée suivante pour allonger le temps.
Jusque-là…
maybe-maybe-maybe-maybe, darliiiing…
are you there somewhere.
J'aime beaucoup le format de cette histoire, le parallèle avec la chanson fonctionne bien. C'est très bien écrit, on sent que l'histoire du passé de la jeune femme est longue et difficile. Elle veut s'abandonner....
J'aime vraiment beaucoup la dernière phrase, ça laisse résonner la mélodie dans nos têtes...
"un bruit de pêcher." bravo pour le jeu de mot, volontaire ou pas xDD
Un plaisir,
A bientôt !
Merci énormément pour ton commentaire ^^ Oui, c'est absolument ça, elle s'abandonne.
Au moins, si je t'ai mis cette musique dans la tête, ce n'est pas trop grave puisqu'elle est magnifique ^^
Au plaisir de se recroiser sur le site, bonne continuation à toi !
Au plaisir de se revoir oui (=
J'ai pas forcément plus à dire, que ce soit sur le fond ou la forme, mais j'aime bien ton style. C'est doux mais puissant.
Merci énormément pour ton message :)
J'ai bien aimé ce texte, où l'on ressent un certain désespoir et une solitude chez cette jeune femme, elle semble avoir un sombre passé. C'était plaisant à lire :)