Après une demi-journée de marche, nous atteignons enfin Sokatsu. Le
chemin longeait la côte et débouche sur la périphérie de la ville,
bien différente des zones résidentielles que j'avais survolées la
veille. Au loin, les docks s’étendent le long du littoral, rythmés par
le vrombissement des grues et le claquement métallique des conteneurs
déplacés. Mais Rin ne m’entraîne pas vers ce secteur animé. Il
bifurque à travers une portion plus ancienne de la ville, un
territoire oublié, marqué par les vestiges des anciennes centrales et
infrastructures énergétiques abandonnées.
Rin, tout en faisant tourner le manche de sa nouvelle arme avec une
aisance désinvolte, m’explique que ce secteur, autrefois cœur du
transit commercial, a été délaissé au profit des infrastructures
modernes financées par l’AGL. La plupart des entrepôts et bureaux sont
restés vides, rongés par le sel et la rouille. Quelques petites
corporations, incapables de s’imposer ailleurs, ont récupéré certains
locaux pour en faire des dépôts ou des ateliers secondaires.
Soudain, Rin s'arrête devant un immense bâtiment délabré, isolé au
milieu de cette zone industrielle.
Rin — Cette centrale faisait autrefois partie du réseau principal
d’alimentation de Sokatsu. L’AGL l’a remplacée par des unités plus
puissantes ailleurs, mais elle continue encore de fournir juste assez
d’énergie pour maintenir les quelques activités du secteur. Personne
ne cherche à s’en approcher : tant qu’elle tourne, on la laisse
tranquille. Pour moi, c’est parfait.
Angie — Pourquoi on s’arrête ? C’est ça, ta demeure ? J’aurais pensé
que tu vivais dans un endroit un peu plus… respectable.
Il esquisse un sourire en coin et secoue la tête.
Rin — Non. C’est mon atelier. Un endroit à l’écart, pratique pour mes
projets. On va en profiter pour se changer et faire quelques
ajustements avant de rejoindre mon appartement.
Nous nous approchons d’une lourde porte blindée marquant l’entrée. Un
grillage métallique usé, bordé de barbelés rouillés, enserre les
lieux. De l’extérieur, les murs noircis et fissurés ne respirent que
l’abandon.
Dès que nous franchissons la porte, l’atmosphère change. L’air se fait
plus lourd, chargé d’humidité et d’une odeur persistante de métal
oxydé. Le sol, jonché de débris et de plâtre effrité, crisse sous nos
pas.
À l’accueil, un meuble est tombé en travers du chemin, écrasé sur un
vieux bureau de contrôle couvert de papiers jaunis. Rin se baisse,
passe dessous avec nonchalance, puis se redresse de l’autre côté avant
de me faire signe d’avancer à mon tour. Au plafond, un lustre vacille,
projetant des ombres tremblantes sur les dossiers éparpillés au sol.
Fragments d’un passé oublié.
Angie — Je vois que tu n’as pas vraiment fait de rénovation ici…
Rin — C’est le but. La salle de contrôle, à l’étage, est la seule
pièce que j’ai rénovée. Elle me permet de garder un œil sur l’unité
centrale d’Hikari. Le reste, je préfère le laisser en l’état. Ça
décourage les curieux.
Nous avançons ensuite dans un couloir délabré. Les murs sont fissurés,
le mobilier renversé, mangé par le temps. Une lumière clignote
au-dessus de nos têtes, à intervalles irréguliers.
Angie — Tu as vraiment besoin d’un endroit aussi grand, juste pour
travailler ?
Rin — En partie. Ce n’est pas qu’une question d’espace. Une
section entière est dédiée à l’unité centrale d’Hikari, et elle
consomme énormément d’énergie.
Angie — L’unité centrale… Vu son niveau d’analyse, je parierais
qu’elle est gérée par un ordinateur quantique, non ?
Il sourit, visiblement amusé, mais reste évasif.
Rin — Pas exactement. Ce que tu vois, c’est une façade. Le vrai
système… disons qu’il dépasse un peu les standards. Et la centrale, en
tournant au ralenti, me sert de camouflage. L’énergie qu’Hikari
réclame se fond dans la consommation résiduelle du site. Personne ne
soupçonne rien.
Angie — Et avec tout ce chaos ambiant, ça cache l’essentiel. Pas mal.
Je sens bien qu’il me cache quelque chose. Sa manière de balayer la
question est trop nette, presque volontaire. Mais son regard me
retient de creuser. Pas maintenant.
Au détour d’un croisement, la scène s’ouvre sur plusieurs issues. À
droite, une salle en ruine laisse apparaître des panneaux de commande
rouillés et des écrans couverts de poussière. À gauche, un immense
escalier en colimaçon s’élève, mais l’accès est bloqué : plusieurs
marches manquent et tout le palier supérieur s’est effondré,
ensevelissant les premiers degrés sous un amas de gravats. Inutile
d’espérer passer par là.
Rin — Maintenant, on monte.
Angie — Attends… Tu veux qu’on passe par là ?
Rin — Exactement. Plus d’ascenseur, et l’escalier est condamné.
Alors, à moins que tu trouves une échelle magique cachée quelque part…
En face de nous, une cage d’ascenseur éventrée dévoile les entrailles
du bâtiment. Des poutres tordues et des rebords délabrés dessinent une
structure chaotique qui grimpe jusqu’à l’étage supérieur.
Sans attendre, il bondit, prenant appui sur une poutre avant de
grimper de rebord en rebord avec une agilité déconcertante. Chaque
mouvement est fluide, précis. Il connaît cet endroit par cœur.
Rin — Certaines poutres sont encore fixées à la structure principale.
Les autres, c’est des pièges. Regarde bien : le métal mat, stable,
sans traces de rouille, tu peux y aller. Si ça sonne creux ou que
c’est trop brillant, t’oublies.
Il poursuit son ascension sans effort, utilisant poutres et rebords
délabrés comme appuis. J’observe, malgré moi impressionnée. Arrivé à
une certaine hauteur, il s’arrête, me lance un regard par-dessus
l’épaule.
Rin — tu vois c’est simple.
Je lève les yeux vers la structure et laisse échapper un soupir.
Angie — Simple ? Ce truc a l’air prêt à s’effondrer au moindre
souffle.
Rin — Justement. C’est voulu. Seuls ceux qui savent où mettre ses
pieds peuvent atteindre les étages supérieurs.
J’observe, impressionnée malgré moi par son aisance. Il grimpe comme
s’il avait fait ce trajet des milliers de fois. Je me contente de
croiser les bras, un sourire en coin.
Angie — Honnêtement ? Je pourrais. Mais vu qu’on repart bientôt pour
ton appart, autant garder mon énergie.
Rin hausse les épaules, indifférent, et reprend sa montée.
Rin — Comme tu veux. Je ne serai pas long. Quinze minutes max.
Je le regarde disparaître dans les hauteurs de la cage d’ascenseur,
ses mouvements toujours aussi assurés. Puis je finis par m’asseoir sur
un meuble usé, l’un des rares encore debout au milieu du chaos. Je
chasse la poussière d’un revers de main, mais un nuage grisâtre
s’élève aussitôt, flotte un instant, puis retombe lentement. Malgré
mes efforts, une fine pellicule reste accrochée à mes doigts.
Autour de moi, les dalles du plafond, fissurées et branlantes,
semblent prêtes à céder. Des câbles pendus oscillent doucement. L’air
est saturé de poussière et de métal, comme si ce lieu avait été figé
dans le temps. Un silence pesant s’installe, seulement troublé par
quelques craquements lointains.
J’inspire profondément pour calmer ce malaise. Ici, tout paraît hors
du monde, détaché de la ville, presque irréel. Mes doigts effleurent
machinalement l’oreillette que Rin m’a confiée. J’hésite. Puis je
l’active, plus pour entendre sa voix que par réelle nécessité.
Angie — Je parie que tes compétences écraseraient celles des
ingénieurs de mon royaume. J’ai quelques bases en soins et en
bricolage d’outils médicaux, mais toi… c’est un autre niveau.
Un léger grésillement précède sa réponse.
Rin — Je l’ai remarqué, hier. Ta seringue était bien conçue.
Hermétique, température interne bien stabilisée. Du bon travail.
Angie — Et toi, tu as appris ça dans un institut scientifique ?
Je marque un temps, puis corrige en souriant légèrement.
Angie — Enfin… chez moi, au château, j’avais un précepteur qui
m’enseignait les bases de la médecine et des sciences. Mais ce que tu
fais dépasse largement ce qu’il aurait pu imaginer.
Rin — Je suis inscrit dans une école d’ingénierie et de R&D.
Un sourire discret me monte aux lèvres. Pas un compliment vide. Juste
un constat. Sincère. Factuel.
Angie — Vu ton niveau, tu dois exploser toutes les moyennes, non ?
Rin — Disons que je n’y vais pas vraiment pour apprendre. Je veux
juste décrocher la licence. Le diplôme, c’est une formalité.
C’est si naturel, dit comme ça. Comme si ses études n’étaient qu’une
case à cocher.
Angie — Sérieux ? Donc tout ce qu’ils t’enseignent… tu le maîtrises
déjà ?
Rin — Pour la plupart, oui. Ils sont loin d’imaginer ce que
j’expérimente ici. Mais c’est une bonne couverture.
Angie — Et après ? Tu veux rester dans ce domaine ?
Un silence. Trop long.
Rin — Peut-être. Le freelance pourrait me convenir. Travailler pour
des corpos, garder ma liberté. Éviter la bureaucratie.
Angie — Ça colle à ton style, ça. Toujours en électron libre.
Rin — Même ça… j’sais pas. Rien ne m’attire vraiment. J’avance sans
conviction. C’est juste… une option parmi d’autres.
Ses mots résonnent plus lourdement que prévu. Derrière son ton
détaché, j’entends comme un vide.
Angie — Pas facile de choisir quand rien ne résonne. Mais avec ton
niveau, tu pourrais faire ce que tu veux.
Un soupir. Sa voix se fait plus basse, râpeuse.
Rin — Peut-être… Mais je crois que j’ai arrêté d’attendre des
réponses.
Il ne dit plus rien. Le silence s’étire. Je m’apprête à relancer quand
il souffle, presque pour lui-même.
Rin — …C’est… bizarre… ?
Un frisson me parcourt aussitôt.
Angie — J’ai pas compris. Tu peux répéter ?
Encore une pause. Trop lourde pour être anodine.
Angie — Rin ?
Hikari — Mise à jour en cours. Coupure des communications pour une
durée estimée à quinze minutes.
Tout s’éteint. Net. Comme un fil tranché.
Angie — Hikari ?!
Silence. Même pas un souffle statique. Je reste figée, l’oreillette
serrée dans la main, le regard rivé vers l’étage supérieur. Ce n’était
pas une phrase en l’air. Je le sais. Il avait perçu quelque chose.
Peut-être que ce n’est rien. Mais il y avait dans sa voix une tension
sourde, une hésitation inhabituelle. Pas question de rester là.
Très bien. J’y vais.
Je tends les mains. Une pulsation glacée naît au creux de mes paumes
et se répand aussitôt autour de moi. Une brume translucide envahit la
cage d’ascenseur. Des plaques de glace se forment à toute allure,
s’agrippant aux parois rouillées, se faufilant entre les poutres
disjointes. Un chemin se dessine. Rapide. Trop facile.
Je prends de l’élan et bondis sur les premières plateformes. L’une
d’elles craque sous mon poids. Trop fine… ou mal posée. Mon pied
dérape. Un craquement sec. La glace glisse sur une poutre fendue et je
perds l’équilibre. Je me rattrape in extremis, les doigts crispés sur
un rebord métallique tranchant. Mon souffle se bloque. Super…
Je serre les dents, secoue ma main rougie. La glace ne tient pas.
L’humidité, la poussière grasse, les traces d’huile, tout ici empêche
l’adhérence. Mon raccourci s’effondre dès qu’il prend forme. Je
comprends. Pas de triche. Pas ici.
Il avait tout prévu.
Je prends appui, inspire profondément et repars. Plus de plaques
improvisées. Plus de facilités. Juste mes jambes, mes bras, mes
appuis. Je reproduis le même tracé que lui : rebords discrets, poutres
encore solides, prises bancales mais fiables. Chaque geste exige plus
de précision. Plus de calme. Plus d’humilité. Et ça m’arrache presque
un sourire amer
Puis un bruit. Thump.
Faible. Mais net. Un choc sourd venu d’en haut. Je m’arrête, les
muscles tendus, l’oreille aux aguets.
Thump.
Le même son. Plus marqué. Rythmé. Brutal. Comme un impact répété. Ou
une lutte. L’air devient plus lourd. Mon instinct se resserre.
Je reprends mon ascension, accélère un peu. Mes mains accrochent le
métal rugueux, mes jambes tirent sur les rebords bancals. L’effort est
réel, mais la structure tient suffisamment pour avancer. Pas besoin de
magie. Juste un peu d’équilibre.
Enfin, je me hisse sur la passerelle du dernier étage. Il fait sombre,
trop sombre. Les rares fenêtres, haut perchées, sont recouvertes de
planches épaisses, clouées à la hâte. Pas même un filet de lumière ne
filtre.
Une lueur rougeâtre clignote faiblement sur les parois, projetée par
les panneaux de secours. L’air est vicié, presque stagnant. Le silence
est revenu. Mais il a changé. Dense. Chargé. Oppressant.
Je fais un pas. Mon pied bute contre quelque chose. Je trébuche à
peine. Je baisse les yeux. Un tube métallique, à demi pris dans la
poussière… Je m’apprête à l’enjamber, puis je m’arrête. Ce n’est pas
un tuyau. C’est fin. Élégant. Brisé au tiers de sa hampe. Je reconnais
le manche de l’arme que Rin avait récupérée.
Les bruits, eux, se font plus proches. Plus lourds. Je retiens mon
souffle. Mes yeux s’adaptent lentement à l’obscurité. Le bruit sourd
résonne toujours. Thump.
Puis un autre. Quelque chose cogne. Frappe. S’écrase au sol.
Je fais un pas. La lumière rouge clignote. Pendant une fraction de
seconde, une silhouette apparaît : une femme aux cheveux longs, dos
tendu, vêtue d’une camisole. Elle frappe. Encore. Encore.
Sous elle… quelque chose. Étendu. Immobile. Un corps. Non. Pas un
corps. Rin.
Il gît au sol, le visage tourné à moitié vers moi, maculé de sang.
Elle se tient au-dessus, la jambe levée, et d’un mouvement sec,
maîtrisé, elle abat son talon sur sa tempe. Encore. Encore. Avec une
régularité effrayante. Chaque coup est brutal. Mais méthodique. Comme
une tâche banale.
Mon estomac se tord.
La lumière dévoile enfin son apparence. Une camisole renforcée qui
épouse un corps mince, nerveux. Un masque tactique hérissé de pointes
qui dissimule la moitié de son visage. Et ses yeux. Rouges. Vides de
toute émotion.
Mais ce qui me fige vraiment, c’est ce qu’il y a à sa cheville : un
fléau clouté, attaché par une chaîne, oscillant doucement à chacun de
ses mouvements.
Elle ne se contente pas de frapper Rin. Elle l’exécute.
Et quelque chose, en moi, cède.