mede:mede - Reol

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/yslFMoZVx7k

J’avais 17 ans. Ma vie était réglée sur le mouvement des trains. Je résidais à plus de cinquante kilomètres de la maison de mes parents, enfermé pour la semaine dans une petite chambre chez l’habitant. Et ce garçon, que j’aimais tant, faisait ses études dans un autre pays. Les gares étaient devenues comme une extension de ma chambre ; là-bas, je dormais, je travaillais, je mangeais, je pleurais, je patientais, ma vie comme en pause. Toute une partie de mon existence était dictée par les annonces de la gare et par les retards intempestifs. Plusieurs fois par semaine, je tentais de trouver une petite place, près de la fenêtre et d’un chauffage quand venaient les nuits d’hiver. Je posais ma tête sur la vitre et attendais que les rails bougent pour fermer les yeux. Après plusieurs semaines, j’avais fini par ne plus prêter d’attention au paysage ; je le connaissais par cœur. Je savais qu’en sortant de Nîmes, j’allais passer devant ma modeste chambre délabrée en périphérie de Nîmes, un peu avant une pharmacie, une station-service et un sex-shop. Après de longues minutes d’attentes trompées par la somnolence, je revoyais ce qui me manquait le plus. Les collines des Cévennes se démarquaient dans l’horizon même dans la nuit noire.

 

Cela faisait six ans que j’étais passager. Autrefois, c’était mon père qui faisait les allers-retours avec moi jusqu’à Nîmes en voiture. Nous avions deux heures de trajet en tout, j’avais l’habitude de rentrer tard. J’avais ainsi développé un certain instinct pour m’endormir et me réveiller toujours juste avant l’arrivée à destination. J’avais simplement adapté cette capacité une fois dans les wagons. Pour oublier le monde autour de moi, je mettais ma musique et disparaissais derrière les sièges. Peu importait l’heure de la journée, j’avais besoin de paix et de sommeil. Protégé par la vitre sale, bercé par le rythme du rail dont la vitesse rendait le mouvement hypnotique, je m’éloignais de ma propre vie.

 

C’était un dimanche soir, je partais de la maison de mes parents pour rentrer à Nîmes. Parfois, j’étais accompagné de ma sœur et de mon frère, étudiants à Montpellier. Mais ils ne pouvaient jamais rester tout au long du trajet, quand ils pouvaient prendre le même train que le mien. Cette fois-là, alors, je devais être seul. Je regardais distraitement le soleil se coucher sous les collines, créant des teintes bleutées sur les ombres noires. Je laissais ma musique tourner de manière aléatoire. J’avais juste à tuer le temps.

 

À l’époque, je découvrais tout juste Reol. J’étais fasciné par la plupart de ses chansons, par leur puissance passionnée, leurs sons électriques. Je ne m’attendais pas à tomber sur un titre aussi calme en lançant son album. Elle commençait par simplement des accords en deux notes, produits par un faux piano. Mais déjà se ressentait la pulsation : elle était au rythme du train. Et très vite, « mede:mede » coordonna ma respiration au son des rails.

 

Encadré par une rythmique claire, même l’allure de son débit de parole paraissait tranquille. Même sans comprendre, je ressentais la précision chirurgicale de ces syllabes qui rebondissaient en cadence. Et toujours, le train naviguait au flot du chant. Je mettais mon casque pour échapper à un monde qui m’était trop cruel pour assourdir les pensées qui tournaient en cage dans mon crâne, me déconnecter d’une réalité qui m’était trop difficile à suivre : pourtant, rien ne me sembla plus vrai qu’à cet instant. Certes, le son n’existait que pour mes oreilles, toutefois rien de mieux ne pouvait convenir à ce que je voyais. La chanson faisait vivre le train, justifiait son existence. Peut-être ai-je fait une confusion entre ce que j’observais et ce que je ressentais. Mais jamais la musique ne m’avait fait sentir aussi proche de ce qui m’entourait.

 

Je ne comprenais rien de ces paroles qui défilaient. Seul un mot me restait, un mot dont les syllabes s’appuyaient avec clarté sur les battements de mon cœur. Ikite, répété comme une boucle dans une boucle : vis. Et bien que d’habitude je ressentais de l’apaisement à laisser mon esprit se dissoudre dans la musique, je fus plus heureux encore de constater de ce qui se passait en moi, spectateur de mes émotions. J’étais fondu, taiseux à moi-même, mais j’étais encore là. À m’émerveiller sur la mélodie d’un train s’échappant de la montagne à une vitesse si constante qu’une chanteuse japonaise pouvait poser dessus. À croire qu’il m’en fallait peu pour m’en sortir.

 

Cet instant fut si magique que dès le prochain train, à peine quelques jours plus tard, je remis la même chanson avec fébrilité. Au départ du train, j’avais le nez rivé sur les rails, guettant son rythme. Et l’étrangeté se reproduisit. Je le refis au trajet d’après, puis le suivant encore. Ça me semblait tellement fortuit que je ne pouvais m’en lasser. Toujours, je retrouvais ce même sentiment qui me donnait l’impression que tout était relié, comme une peinture en pointillé. Je n’étais qu’un tout petit pigment dans l’immensité de la toile. « mede:mede » en était un autre, sensiblement différent. Mais en prenant du recul sur le train, les gares, les montagnes, le soleil en chute libre, je suis certain que l’on créait tous ensemble un très beau tableau.

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