Méiyǒu

Mes camarades de classe ont cru à une bonne blague lorsque je leur ai annoncé, un matin, que je quittais Genève pour aller vivre en Chine. Pourtant, un mois plus tard, je faisais mes adieux et j’embarquais à bord d’un avion Lufthansa, direction Pékin. Qu’allait faire seule une enfant de 9 ans dans l’Empire du Milieu ? Retrouver un père qu’elle n’avait pas vu depuis l’âge de 4 ans. 

 

Lorsque les portes du Boeing se sont ouvertes et que j’ai inspiré pour la première fois l’air chaud et humide pékinois, j’ai su que c’était le début d’une histoire d’amour qui allait durer une vie. Je ne parle pas des retrouvailles avec mon père. Non. Je parle de l’amour immense que j’éprouve pour la Chine mais aussi plus généralement pour l’Asie, ce continent dont la seule évocation fait naître en moi un sentiment de joie et de paix.

 

L’ancien aéroport de Beijing-Nanyuan était petit et poussiéreux. Il sentait l’urine, la peinture fraiche, les égouts et le thé noir. Au milieu d’une marée de chinois m’attendait mon père. Je me souviens d’un homme mince et brun, qui souriait sans cesse. Il m’a fait monter dans sa petite voiture grise dont le pare-brise avant était fissuré – « je me suis approché un peu trop près des émeutes de Tian’anmen », m’a-t-il dit – puis m’a conduit à Jianguomen wai, le quartier résidentiel dans lequel il habitait avec sa copine anglaise qui plus tard deviendrait ma belle-mère. En chemin, j’ai observé avec curiosité l’allée d’arbres qui bordait la route. Leurs troncs étaient peints en blanc. « C’est pour les protéger des insectes », m’a encore expliqué mon père.

 

Arrivés chez lui, il m’a servi un verre d’eau qui avait été préalablement bouillie et m’a préparé un sandwich avec du pain noir allemand que j’ai trouvé très indigeste mais que j’ai néanmoins mangé pour lui faire plaisir. Je voulais faire une bonne « première » impression. Puis, j’ai dormi de nombreuses heures. 

 

Il faut savoir une chose, lorsque l’on voyage depuis l’Europe en Asie. Le décalage horaire est surprenant. Il m’est arrivé de vider un paquet de biscuit à 3 heures du matin (il était en réalité l’heure de diner pour moi). C’est ainsi que j’ai fait la connaissance des dizaines de cafards qui peuplent – ou peuplaient, j’ignore si les Chinois sont arrivés à terrasser ces petites bêtes – toutes les habitations chinoises, de la plus modeste Siheyuan à la plus luxueuse des villas d’Ambassadeur.

 

C’est au Jianguo hotel que j’ai constaté pour la première fois, avec une immense fierté, que mon père parlait couramment le mandarin. Nous avions fini de manger le seul plat végétarien de l’hôtel - une assiette composée d’épinards, de morceaux de carottes frits dans du beurre, de champignons qui provenaient vraisemblablement d’une boîte de conserve, de haricots verts cuits à la vapeur et d’un œuf au plat - et je souhaitais un fēngmì dá milkshake, c’est-à-dire un milkshakeau miel pour le dessert. Ce genre de bizarreries culinaires ne figuraient bien évidemment pas sur le menu. Devant l’air perplexe du serveur, mon père a expliqué : « Vous prenez une boule de vanille et du lait, et vous ajoutez une cuiller de miel, c’est très simple, c’est un milkshake vanille classique avec du miel». Le serveur est reparti hésitant. Vingt minutes plus tard, il est revenu avec une coupe Danemark. 

 

C’est le lieu de mentionner une autre particularité de la Chine des années ’90. Les vendeurs, les serveurs, les chauffeurs de taxi, chaque personne avec qui l’on interagissait comprenait rarement ce que nous souhaitions du premier coup (à plus forte raison si nous nous écartions des sentiers balisés). Il était normal d’expliquer deux, voire trois fois, sa demande. A ma grande surprise, parler le mandarin n’était d’aucune aide. L’incompréhension se logeait ailleurs que dans la langue. 

 

Après m’avoir fait visiter la Grande Muraille, le Temple du Ciel, la Cité interdite, le Zoo de Pékin, le Ritan Park et le Palais d’Été, mon père a décidé de m’emmener à la piscine. Par piscine, il faut comprendre la piscine privée d’un grand hôtel : le Lido, le Kempinski, le World Trade Center, le Hilton ou encore le Sheraton. J’ignore si Pékin avait des piscines publiques dans ces années. En tous les cas, les occidentaux ne les fréquentaient pas. Nous passions notre vie dans les hôtels. 

 

Trouver un maillot de bain pour enfant dans la Chine communiste des années ’90 était aussi simple qu’acheter une glace en plein désert. Partout où nous allions, on nous recevait avec des wǒmen méiyǒu, méiyǒu, méiyǒu la (on n’a pas)J’ai dû entendre cette phrase une centaine de fois au cours de cette journée mémorable. C’est d’ailleurs la première chose que j’ai appris à dire en mandarin, bien avant nĭ hăo (bonjour) ou xièxie (merci). J’étais loin d’imaginer que ce pays se transformerait 20 ans plus tard en la nation du yǒu (on a). Finalement, mon père a jeté l’éponge et m’a acheté un maillot de bain pour femme dans lequel je flottais un peu. Les Chinoises étant petites et menues, il a fait l’affaire le temps d’un été.

 

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