Cela faisait des heures maintenant qu’il était là, debout, à la regarder fixement.
« Où es-tu ? »
La pièce était étroite et composée de quelques meubles bon marché où étaient disposés des bibelots sans grand intérêt, tous plus poussiéreux les uns que les autres. La porte entre-ouverte d’une grande armoire en chêne laissait apercevoir, tombant de leurs cintres, trois longues chemises strictement identiques.
Une ampoule éteinte accrochée à quelques fils pendait au plafond. En guise d’éclairage, seul un léger faisceau de lumière rougeâtre se faufilait à travers les stores mal fermés d’une fenêtre. La pièce n’allait pas tarder à être plongée dans l’obscurité.
Ce manque de lumière ne le dérangeait pas : il connaissait par cœur ce qu’il était en train de regarder. Et pourtant, il avait l’étrange sentiment que plus il l’observait, plus il avait l’impression de la découvrir. Ses longs cheveux fins absorbés dans un parfait chignon qui trônait sur sa tête, ses yeux plein de malice, ses deux petits bras pliés en couronne au-dessus de son visage.
« Ma fille chérie. Mais où es-tu ? »
Cela faisait si longtemps qu’elle était partie qu’il n’arrivait plus à se remémorer ses couleurs. Était-elle blonde ? Brune ? Rousse ? Avec de jolis yeux bleus ? Il avait beau y réfléchir de toute ses forces, il n’arrivait pas à se souvenir de ce qui lui était arrivé. Pourquoi était-elle partie ? N’avait-elle plus envie de le voir ? Lui était-il arrivé quelque chose ? Il fronça légèrement les sourcils. Cette idée le mettait en colère.
Il la fixa droit dans les yeux, avec toute la volonté dont il était capable, comme si cela pouvait permettre qu’elle lui réponde enfin. Mais elle ne répondait jamais.
L’obscurité se faisait de plus en plus présente. Seule une faible lueur chaude résistait à la nuit et parvenait à arriver jusqu’à elle, marquant le relief de ses joues dans un jeu d’ombres et de lumières.
Il avança lentement son bras vers le petit visage rond, dans un geste ferme et hésitant à la fois, pour finalement y poser sa main avec tendresse. Sa peau était froide comme la pierre, blanche comme l’argile. Il resta comme cela pendant plusieurs minutes, son regard plongé dans le sien, sa main sur sa joue.
Il senti sa gorge se nouer. Dans un geste brusque, incontrôlé, il se recula violemment. Il ne devait surtout pas se laisser emporter par ses émotions, il fallait qu’il se ressaisisse afin de garder les idées claires. Mais pour cela, il ne devait pas oublier. Il ne devait pas la quitter des yeux.
« Mais où es-tu ? »
Il était fatigué de regarder, il aurait aimé arrêter, mais c’était impossible. Il devait comprendre. Sa fille, si petite, si fragile, qui avait perdu ses couleurs. Sa raison de vivre ne pouvait qu’exister en blanc, si froide. Il fallait qu’il sache.
Ce fut un bruit inhabituel qui failli le sortir de ce face à face interminable.
Quelqu’un toquait timidement à la porte.
Il n’eut pas le temps de réaliser que la porte s’était entrebâillée dans un léger grincement, à peine audible. Dans l’encadrement, une petite tête potelée couverte d’une chevelure brune fit irruption.
L’enfant fronçait les yeux afin d’essayer de comprendre où mettre les pieds dans cette obscurité, pour finalement se résoudre à appuyer sur l’interrupteur et faire revivre l’ampoule qui pendait au plafond. Quelques secondes d’adaptation lui furent nécessaires pour enfin distinguer quelque chose mais, à l’instant où elle aperçut la silhouette de l’homme au fond de la pièce, elle se rua énergiquement vers lui.
D’un geste sec, il écarta ses doigts et déroula le bras en direction de la petite fille afin de lui signaler de ne pas approcher. Il ne devait pas la quitter des yeux. Les yeux de l’enfant s’agrandirent pendant que le reste de son petit visage rond se refermait.
- Papa ?
Il n’écoutait pas. Il n’entendait pas. La regarder, droit dans les yeux, toujours.
- Papa, c’est moi !
Il resta figé, impassible. Il devait continuer de la fixer. Pour ne surtout pas l’oublier. Pour comprendre. « Où était-elle ? »
La porte finit par s’ouvrir entièrement pour laisser entrer une grande femme brune au regard fatigué, suivie d’un jeune homme portant une blouse blanche trop grande pour lui. On pouvait lire sur son badge : « Étudiant infirmier ». Il esquissa un sourire gêné à la vue de l’homme debout qui ne semblait pas avoir remarqué leur présence.
- Cela fait plusieurs jours qu’il passe son temps à fixer la sculpture du buste de votre fille qu’il a réalisé en atelier d’art y a quelques semaines, annonça l’infirmier d’un air désolé. Elle semble le troubler. Il refuse de manger, nous devons le nourrir de force… Mais ne vous inquiétez pas ! ajouta-t-il précipitamment en voyant une expression inquiète se dessiner sur le visage de la femme. Ce sont des mauvais jours, ça arrive fréquemment avec les pathologies liées à la mémoire. Je vais consulter le médecin afin de voir pour réadapter son traitement. Je vous propose de repasser ce mercredi, si cela vous convient ?
La femme acquiesça en baissant les yeux. Elle rappela la petite fille d’une voix douce et la prit dans ses bras, pour ensuite lentement se diriger vers l’encadrement d’où elles étaient apparues. Au moment où l’infirmier saisit la poignée de la porte afin de la fermer, la petite fille se retourna, dans un dernier espoir, le regard embué vers cet homme qui l’avait ignorée.
Il était toujours là, debout, à la regarder fixement.
Il met la boule au ventre, le noeud dans la gorge et de la tristesse et... petite une note d'espoir ? Comme s'il y avait un quelque chose que seul la petite pourrait trouver pour libérer son père.
Enfin bref, j'ai passé un très bon moment et mon imaginaire s'envole =)
La chute est triste.
Ça donne souvent cette impression la "folie" (je mets des guillemets car ça veut dire tout et n'importe quoi). Mais oui c'est sa réalité à lui !
Ton texte est très chouette ! J'ai beaucoup aimé le fait qu'on peut l'appréhender un peu comme on veut, et la chute rend très bien et donne sens au tout. Je me suis rapidement attaché à ce monsieur, qui est très sympathique et touchant.
C'était un très chouette petit texte, j'ai beaucoup aimé !
Un bien jolie texte emprunt d'émotions vives !
J'ai rapidement pensé qu'il s'agissait de quelqu'un souffrant de soucis de mémoire mais je m'attendais plutôt à une personne âgé et non pas à un jeune père. J'ai trouvé cela plus déchirant encore... Bravo
"Était-elle blonde ? Brune ? Rousse ?" : j'avoue... j'ai pensé à Verlaine... Je bats ma coulpe.
Très joli petit texte, bien mené ! C'est une belle interprétation, pleine de mélancolie et qui montre bien toute la difficulté de ce type de maladie.
Bienvenue parmi les plumes du DLP, camarade !
Merci et merci ! Contente d'avoir rejoint les rangs :)
Ta plume sait très bien comment immerger tes lecteurices, on se figure directement le lieu et son atmosphère. Comme Xendor, l'histoire de la statue m'a fait penser aux anges pleureurs... j'aime beaucoup aussi avec quel intensité le patient regarde le buste, c'est une interprétation intéressante de la carte.
Merci pour ce moment de lecture :)
Ensuite, tu as bien décrit l’environnement, à un tel point que je pouvais m’imaginer dans la pièce.
Ton écriture est légère et soigneuse, j’ai eu du plaisir à découvrir ta plume.
L’intrigue a bien été présentée, surtout pour un texte aussi court tu as su capter mon attention durant tout mon temps de lecture.
Et la fin ! Drame, drame, drame ! Une histoire touchante et à la fois émouvante !
Merci d’avoir partagé cette nouvelle <3
C'est très doux, touchant, j'aime beaucoup ! Tu m'as emportée quelques minutes, tu as laissé le mystère jusqu'à la fin tout en nous donnant quelques indices petit à petit ^-^
En tout cas pour une première nouvelle depuis un moment c'est très réussi je trouve, bravo ! <3