Les odeurs de tabac froid et de transpiration remplissaient la pièce. Les cendres et les vêtements sales jonchaient le plancher. Une dizaine d’hommes dormaient dans des couchettes étroites, dont les couvertures rêches les démangeaient plus qu'elles ne les réchauffaient. Jacob occupait celle du bas et recevait une pluie de poussière dès que son voisin du dessus bougeait. Le jeune soldat ne parvenait pas à trouver le sommeil et espérait qu'il n'était pas le seul.
— Hé ! Jean !
Un visage émergea des draps, les yeux collés.
— Quoi ? marmonna-t-il.
— Tu arrives à dormir ?
— Oui, soupira Jean. Tu devrais faire de même.
Il se retourna, laissant Jacob seul avec ses pensées. La mission l’angoissait tellement qu’il en avait mal au ventre et des suées froides. Dehors, les vagues se fracassaient avec force sur la coque. Le jeune homme ne trouva pas le repos.
*
L’aube pointait au loin, enveloppant l’océan d’une lueur orangée. Une légère brise soufflait, s’engouffrant dans les cheveux bouclés de Jacob. Il contemplait l’horizon avec appréhension, accoudé à la rambarde de sécurité. Les soldats armaient les mitrailleuses, sous le regard dédaigneux des goélands. Une main puissante saisit l’épaule de Jacob, le faisant sursauter. Un grand homme à la mâchoire carrée se dressa devant lui.
— C'est pas un bateau de croisière ! Tu admireras le paysage quand on en aura fini avec ces bestioles de merde ! Va te préparer !
— Oui, Chef ! Bien, Chef !
Jacob s’exécuta et partit sous les railleries des militaires autour.
Après avoir enfilé son équipement, vérifié ses armes et munitions, il contrôla avec minutie ses bouchons d’oreilles. Ses camarades l’imitaient en silence. Le navire se rapprochait de la Baie des Sirènes et tout l’équipage sentait la pression du lieu sur leurs épaules.
La légende avait entouré ce lieu jusqu’à l’hiver précédent. Un homme s’était aventuré plus loin pour trouver un banc de poissons et avait découvert cette île remplie de sirènes. Par chance, les créatures ne l’avaient pas remarqué. Depuis, d’autres bateaux s'étaient approchés pour vérifier les dires du pêcheur, qui s’avéraient exacts. Beaucoup de personnes avaient perdu un proche à cause des monstres marins. Aujourd’hui, l’armée allait exterminer la population entière de ces créatures afin que les habitants soient rassurés. Les enfants ne pouvaient plus aller au bord de la mer sans être aussitôt réprimandés par leurs mères terrifiées. Les pêcheurs partaient sur leurs barques avec le ventre noué de faim et d’angoisse.
Les soldats attendaient en silence dans les cabines, jusqu’à ce que le chef déboula en hurlant :
— Enfilez les bouchons, tout de suite ! On arrive dans cinq minutes. Je flingue le premier que je vois sans protections, compris ?
— Oui, chef ! répondit le bataillon en chœur.
Le général les toisa quelques instants avant de reprendre :
— N’ayez aucune pitié pour ces bêtes de merde ! Rappelez-vous les familles déchirées et celles qui ont encore la chance d’être complètes, souvenez-vous à quel point on compte sur nous ! On arrive, on les bute, et on se casse. Affaire réglée. C’est compris ?
— Oui, chef !
— Alors, équipez-vous et préparez-vous au combat ! vociféra-t-il.
Les soldats se dotèrent tous de leurs protections et se mirent en position d’attaque. Le bateau militaire fendait les vagues avec rage. Jacob et Jean se cramponnaient à leur fusil chargé, le regard focalisé sur les flots. Le jeune homme entendait ses battements de cœur résonner dans ses oreilles.
Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’une chevelure blonde émergea de l’eau, la bouche ouverte dans un chant inaudible. Le visage aux traits harmonieux gicla aussitôt en morceaux, explosé par une rafale de balles. Dans les secondes qui suivirent, des dizaines de sirènes apparurent et se transformèrent sous les yeux des soldats imperturbables. Des projectiles mortels pleuvaient sur les monstres déchaînés. Assoiffés de vengeance, ils griffaient la coque du bateau, créant des entailles profondes. Les créatures marines retombèrent inertes dans le cercueil des vagues. L’eau, teintée de la couleur d’un soleil couchant, redevint lisse.
Scrutant les horizons, le chef de faction fit signe à ses hommes de garder les bouchons d’oreilles. Après s’être assuré que la mission était terminée, il choisit la prudence et attendit d’être loin de la Baie des sirènes avant de retirer les protections. Des explosions de joie résonnèrent dans tout le navire et l’alcool coula à flots tout au long du trajet du retour.
*
Les festivités continuèrent dans la ville. Les enfants couraient dans les rues, des lanternes en papier dans les mains. Les adultes formaient des groupes pour chanter, danser, ou encore s'amuser avec des jeux en bois. Jean s’approcha de Jacob, tenant sa pinte de bière avec fermeté.
— Jacob, tu viens avec nous ?
L’interpellé ne répondit pas, le regard perdu dans l’océan. Assis sur un banc qui surplombait le village, le soldat semblait plongé dans une mélancolie profonde. Jean réitéra sa question, sans succès. Il rejoignit son groupe, sans insister davantage.
*
Un peu plus tard dans la soirée, la nuit s’était installée avec tendresse, enveloppant les festivités d’un duvet piqué d’étoile. La lune éclairait le visage des enfants épuisés, allongés par terre avec le manteau de leurs parents comme couverture. La plupart des villageois étaient retournés dans leur demeure, laissant les derniers fêtards se réchauffer auprès des braseros. Jean rentra chez lui, titubant entre les maisons de pierres. Il remarqua que les les bouteilles vides parsemaient les rues et les jardins. Il s’arrêta plusieurs fois pour vomir dans un coin, puis des vertiges le secouèrent et il s’écroula.
Lorsqu’il reprit connaissance, la terre vibrait. Une violente migraine l’empêcha de se relever, accompagnée de terribles acouphènes. Jean resta étendu sur le goudron chaud pendant longtemps. Puis, il lui sembla entendre des hurlements. Il peina à décoller ses paupières et pesta d’avoir autant abusé de la boisson. Avec beaucoup de difficultés, il ouvrit les yeux et aperçut un spectacle qui le terrifia. Des flammes montaient jusqu’au ciel, projetant des étincelles partout comme si les étoiles explosaient. Les maisons s’effondraient dans le brasier. Jean crut entendre une mélodie au loin. Il se releva tant bien que mal et chuta en dérapant sur une bouteille.
Au coin de la rue, des sirènes se dressaient comme des serpents, glissant sur le sol à l’aide de leurs queues puissantes. Armées de tridents aux pointes aiguisées, leurs écailles noires étaient teintées de sang. Leurs visages dégoulinaient de haine et de folie. Malgré son taux d’alcool élevé et sa confusion, Jean eut la bonne idée de se cacher derrière des poubelles. La chaleur et l’ivresse le faisaient transpirer à grosses gouttes. Puis, l'odeur fétide du poisson envahit l’espace près de lui. Il retint sa respiration, eut la nausée lorsqu’il entendit déglutir et cracher, et faillit se déféquer dessus quand des gouttes de sang tombèrent sur sa chaussure. Des cris éclatèrent au loin, attirant l’attention des bêtes qui s’éloignèrent dans un bruit de succion. Jean s’évanouit pour la deuxième fois de la soirée.
*
Jacob n’en croyait pas ses yeux. Devant lui se tenait la scène de spectacle la plus improbable qui soit. Des sirènes décorées de peinture rouge hurlaient des insultes et autres chants de vengeances. La musique se propageait dans toute la ville. Deux individus se déchaînaient sur des guitares électriques. Le batteur secouait sa longue chevelure poisseuse, à côté des canons de feu qui brûlait l’air déjà chargé en suie. La plupart des maisons autour n’étaient plus qu’un tas de cendre et les rues étaient souillées du sang des habitants, écrasés sous des décombres ou tout simplement éventrés. Les sirènes tuaient sans pitié.
Le jeune soldat observait l’extérieur à travers une fenêtre qui s’embrasa rapidement. Sa cachette deviendrait bientôt son tombeau. Devant la porte d’entrée, une énorme créature aux écailles rougies ramassait les bijoux sur les cadavres. Une poutre s’effondra derrière lui, soulevant une gerbe de braises. Les crépitements du feu couvraient la musique. Pressé par le temps, Jacob courut vers la sortie.
Des rugissements explosèrent derrière lui pendant que ses jambes le portaient le plus loin possible. Il ne vit pas le sang, les crânes fracassés, les corps et les regards vitreux. Il avait échoué. Il n’avait pas réussi à protéger les habitants.
Jacob sanglotait, ses yeux lui brûlaient à cause de la suie. Le village où il avait grandi était anéanti. Il ne restait rien des vergers où il cueillait des fruits, de la plage où il bâtissait des châteaux, des rues où il jouait aux billes. Seuls les souvenirs survivaient. Il respirait encore l’odeur du café de son père, il ressentait la morsure glacée du banc en fer forgé devant la pharmacie, habituellement occupé par sa mamie qui observait le quotidien en silence.
*
Le feu avait détruit sa vie une première fois. À ses onze ans, lorsque sa maison fut entièrement consumée, il avait enterré sa mère et son enfance. Il revoyait ses jouets carbonisés et son lit couvert de cendre. Il se rappela les paroles du postier « Au moins, il a économisé le crématoire ! ». Jacob n’avait jamais digéré cette cruauté. Son père, quant à lui, s’était réfugié dans l’alcool dans l’espoir d’y noyer ses cauchemars.
La deuxième fois survient quand son unité avait lancé l’assaut sur les sirènes. De la mort des monstres marins était né le désir de vengeance. Les humains n’avaient fait qu’attiser la braise de la haine.
Aujourd’hui, le feu détruisait les maisons, les familles entières. Et les chaînes de Jacob.
*
Les créatures avaient rattrapé le garçon aux mains noircies et aux joues mouillées. Les tridents, haches et épées luisaient d’un liquide sombre. L’espace d’un instant, le temps s’étira. Un monstre aux yeux ardents s’avança vers lui.
— Tu es celui qui a épuisé son chargeur dans le vide.
Jacob tremblait de tout son corps. L’échec de sa mission l’avait secoué.
— Comment, je n’ai… pas pu…
— Tu seras épargné cette fois-ci, comme tu nous as fait grâce hier. Adieu.
Sur ces paroles, les sirènes pivotèrent et glissèrent sur le sol en direction de la plage. Elles laissèrent des traînées humides sur le goudron couvert de suie et de sang.
— J’aurais pu empêcher ça ! hurla le jeune soldat.
Les monstres continuèrent leur route, sans prêter attention aux regrets de l'humain. Les créatures musiciennes repliaient leur matériel et certaines plongeaient déjà dans l’océan glacé. Jacob s’élança à leur poursuite. Qu’allait-il devenir, seul survivant au milieu de ce cimetière géant ? Cette ville l’avait nourri et rejeté à la fois. Le soldat éclata de rire quand il réalisa qu’il avait risqué sa vie pour protéger les habitants, ces mêmes personnes qui avaient eu connaissance de ses difficultés et n’avaient fait que les alourdir. Il pensa avec satisfaction qu’il n’aurait pas besoin de payer le crématoire pour le postier.
Jacob contemplait l’océan pendant que les flammes dansaient derrière lui. Son ancienne existence gisait au milieu des cendres. Il s’avança dans l'eau, nagea jusqu’à perdre pied. Le manque de visibilité dans l’obscurité et la température basse ne le perturbait pas. Puis, des mains griffues s’accrochèrent à son torse et l’entraînèrent dans les ténèbres pour l’éternité.
FIN
J'aime bien ton idée de présenter les sirènes sur la terre ferme sous la même forme que dans l'océan, c'est vraiment original. Finalement elles ne sont pas plus horrible que les soldats dans ton histoire dans leurs motivations. Ta plume est pleine de poésie, c'est un beau contraste avec la fin.
Merci d'avoir pris le temps de lire et de commenter, ça me fait vraiment plaisir !
J'aime bien le thème, la façon de présenter les choses, la plume et le scénario. J’imagine assez bien les sirènes ainsi. Juste retour des choses.
Je trouve dommage de ne présenter le passé du personnage qu'à la fin. Je le mettrai plutôt juste avant l'attaque des sirènes, alors que face au combat, il se remémore les raisons de tout ça. De cette manière, tu n'aurais pas à l'expliquer plus tard et la scène finale aurait plus de poids (mais ce n'est que mon avis).
Petite coquille remarquée :
Il remarqua que les les bouteilles vides → Il y a un « les » de trop
Merci pour ton retour positif, ça me motive vraiment à continuer! N'hésite pas à me faire part de tes remarques si tu as repéré des choses à améliorer.
A bientôt !
Encore un grand merci !