Mes Lecteurs

Je m’appelle Aymeric, j’ai 35 ans et je suis bibliothécaire dans une petite ville du Sud-Ouest de la France. Ma bibliothèque est mon sanctuaire : j’y accueille plus de dix milles ouvrages que je chéris, des plus anciens aux différentes nouveautés littéraires. Je tiens à être très à la page, mes lecteurs les plus fidèles en dépendent. Nina, 76 ans, qui ne manque jamais de lire le dernier prix littéraire et me donne son avis immédiatement après chaque livre. Hier encore, elle m’interpelait dès le passage de la porte d’entrée sur sa dernière lecture qui de son point de vue ne méritait pas le tapage médiatique dont elle faisait l’objet et se trouvait « très remontée » . Oui, Nina peut être excessive, mais je tiens en haute estime son jugement. Je n’ai pas le temps de lire tous les livres que j’achète, je fais donc attention aux remarques de mes lecteurs assidus pour pouvoir ensuite conseiller les autres. Monique, par exemple, est mon experte « crime et horreur ». Grande admiratrice de Stephen King, elle est la première informée dès qu’une sortie de son auteur préféré arrive chez moi. A l’odeur des livres qu’elle me rapporte, j’imagine très bien le contexte dans lequel elle plonge ses lectures : salon tamisé et cigarette sur cigarette. Je ne peux lui en vouloir, c’est une passionnée. Mais je ne suis pas mécontent d’avoir de la diversité, comme le toujours très chic Monsieur Jourdain (oui Monsieur Jourdain est toujours appelé Monsieur Jourdain et ce, par tout le monde). Ce retraité me rend visite chaque jeudi matin, toujours à dix heures précises, sur le chemin du café de la place du marché, où il s’installe avec un de mes livres. Monsieur Jourdain ne lit que des classiques français. Toujours très sérieux, je n’arrive jamais à lui faire esquisser un sourire, mais je ne renonce pas, je sais qu’un jour je triompherai.


Vous avez sûrement remarqué que l’âge de mes fidèles est assez avancé. J’accueille pourtant un nombre important d’enfants qui monopolisent mon « espace web », ce qui ne me réjouit guère, mais l’un d’entre eux retient néanmoins mon attention. Il s’appelle Félix et se trouve la plupart du temps plongé dans le rayon BD. Récemment, il m’a presque reproché d’avoir négligé d’acheter les deux derniers tomes de son manga préféré. J’ai répondu en prenant mon air le plus grave que je le faisais de ce pas et que la situation ne se représenterait plus. Réponse qui a eu l’air de le satisfaire puisqu’il est reparti arpenter le rayon avec enthousiasme.


Vous vous dites sûrement que ces portraits correspondent tous à leurs lectures. Il se trouve que dans le milieu de la bibliothèque comme dans le milieu canin, le maître et son chien se ressemblent souvent. Il y a cependant quelques surprises, comme ce jeune homme timide amateur d’autobiographies, de Michelle Obama à Matthew McConaughey, en passant par Giscard d’Estaing et Lionel Jospin. Ou encore la jeune employée de la pharmacie du centre qui raffole de poésie, le professeur d’EPS du collège qui se trouve toujours gêné d’emprunter des romans à l’eau de rose. « C’est pour ma fille », se sent-il obligé de me préciser à chaque fois, mais je sais pertinemment que la seule fille qu’il a est une chatte angora répondant au doux prénom de Barbara, en hommage à son autrice préférée.


Vous voudrez sûrement savoir lequel d’entre tous est mon préféré. Je n’en ai pas, je les aime tous, même si j’aimerais que certains viennent plus régulièrement car même si j’apprécie les surprises, la routine et la rigidité de certains me rassurent. D’ailleurs aujourd’hui, on est jeudi et mon fidèle horloger suisse ne s’est toujours pas présenté. C’est étrange, c’est la première fois en six ans que cela arrive. Un peu inquiet, je n’arrive pas à me concentrer sur mon travail du jour et je quitte les lieux à la fin de ma journée sans avoir vu Monsieur Jourdain. Le lendemain, Monique me rend visite (il se trouve que le dernier roman policier suédois à succès vient d’arriver). Habitant dans la même rue que Monsieur Jourdain, je lui demande si il va bien. « Oh oui, très bien. Je ne l’ai jamais vu aussi rayonnant à vrai dire », me répond-elle de sa voix rauque.  Même si cela me rassure, je suis un peu étonné et déçu qu’il ait manqué sa visite hebdomadaire. La semaine s’écoule sans que j’y pense, mais jeudi passe et toujours pas de visite de mon fan de Balzac. Je suis à présent offensé de cette désertion et je pense même à l’appeler, mais me retiens à la dernière seconde, réalisant que c’est tout de même au très raisonnable Monsieur Jourdain que j’ai affaire.


Pendant des semaines, je ne le vois plus réapparaitre à la bibliothèque. Cette histoire me chamboule plus que de raison et je m’en veux d’en être affecté autant. Un jeudi matin j’arrive pour ouvrir ma bibliothèque comme chaque jour à neuf heures, quand je me rends compte que j’ai oublié mon téléphone chez moi. Je rebrousse chemin et gagne rapidement mon appartement. Sur le chemin du retour, je décide de passer par le centre-ville, et comme une incroyable coïncidence, j’aperçois mon Monsieur Jourdain assis à la terrasse de son café habituel, accompagné d’une dame. Comble de stupéfaction, il rit ! Je comprends alors que mon petit déserteur a bien mieux à faire que de relire Le Rouge et le Noir pour la énième fois.


Et puis, alors que je ne l’attendais plus, un jeudi matin à dix heures précises, Monsieur Jourdain passe le pas de ma porte, toujours aussi chic dans son costume gris, mais cette fois accessoirisé d’un sourire timide. « Bonjour Monsieur Jourdain ! Que lisons-nous aujourd’hui ? », lui lançais-je. Il me répond alors très tranquillement : « Pourriez-vous m’indiquer le rayon littérature anglaise ? ». J’en suis évidemment très étonné, mais n’en montre rien et le guide en silence. Arrivé devant les étagères, il me remercie et m’annonce doucement : « Vous savez, vous pouvez m’appeler Jean ».

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SashaNishio
Posté le 27/03/2024
Je trouve que globalement l'introduction des personnages est réussit.
Cependant, personnellement quand j'ai vu que votre texte appartenait à la catégorie "humour" avant de le lire, je m'attendais à en rire. Cela n'a pas était le cas mais j'en ai quand même souri tout du long.
Il y a une belle harmonie dans l'histoire et j'ai trouvé intéressant qu'à la fin on se demande sérieusement si c'est une anecdote qui est vraiment arrivée ou une fiction très réaliste.
Bien joué dans tous les cas et bonne continuation.
Saljiva Lisica
Posté le 27/03/2024
De mon point de vue, "humour" ne veut pas forcément dire "rire", mais avec de l'humour. En tout cas c'est mon interprétation.
Merci de ton retour :)
C'est inspiré du quotidien, notamment certains personnages, mais c'est globalement une fiction.
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