– Pas de dodo ! Est-ce que je suis claire ?
Ophélie Neiros avait rassemblé les apprentis Croque-mitaines pour une ultime réunion avant le début officiel de leur stage au sein du BBBCM, le Bureau des Bugaboos, Boogeypeople (1) et Croque-mitaines (2). Casimir déglutit difficilement, bien conscient du regard que chacun posait sur lui. Comme si elle avait senti son appréhension, sa supérieure le fixa droit dans les yeux avant de conclure :
– Tant pis si vous n'avez pas envie d'être ici, dans cette division. C'est l'Enfer. Personne n'a envied'être ici. Donc vous allez partir sur le terrain et éparpiller cauchemars et insomnies comme un marchand de sable sa cargaison !
– Si tu parles du jour où ma poche s'est percée dans les locaux, sache que ce n'est arrivé qu'une seule fois ! éclata une voix depuis le couloir.
– J'en retire encore des grains de mes sous-vêtements certains soirs, maugréa Ophélie qui congédia ses futurs employés. Après soixante ans...
Casimir sentait ses jambes se transformer progressivement en gelée et sa vision virer au noir. Après avoir remarqué qu'il lui restait quelques minutes avant sa première nuit de travail, il se servit un café avant de faire un point sur sa vie et ce qu'il s'était produit juste après.
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UN CERTAIN TEMPS PLUS TÔT...
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Casimir Lebrochet avait été durant toute sa vie une personne qui avait aimé les règles et l'ordre. Depuis sa petite enfance, son bureau avait toujours été organisé à la perfection ; le moindre capuchon de stylo soigneusement vissé. Lorsqu'il avait du choisir une voie professionnelle, il n'avait pas hésité : il travaillerait dans l'administration. Il serait le fier gardien de l'ordre contre le chaos du monde. Il était rapidement tombé amoureux de son travail au sein de la Maison Départementale des Personnes Handicapées où il était chargé de lire chaque dossier de demande d'aide afin de pouvoir y répondre de manière adaptée, et rien n'échappait à son regard d'aigle (métaphorique, puisque Casimir avait en réalité une vision médiocre). Un virgule mal placée, un mot mal utilisé, ce qui semblait être une contradiction d'un document à l'autre ? C'était fini. Pour lui, chaque démarche administrative, qu'elle soit faite dans un cadre personnel ou professionnel, demandait la plus grande attention. Ainsi, très peu de dossiers passés entre ses mains avaient eu la chance d'obtenir une réponse adaptée aux besoins qu'ils exprimaient. Sans le savoir, Casimir Lebrochet était devenu l'ennemi numéro un des personnes handicapées du Pas-de-Calais. Et tout cela, il l'ignorait totalement jusqu'au jour où il se fit faucher par une camionnette de livraison. Il avait senti une vague de choc le traverser avant que tout ne vire au noir. Il s'était alors entendu crier :
– Le feu était bien vert pour les piétons pourtant !
– Je vous le confirme ; le feu était bien vert pour les piétons.
Casimir ouvrit les yeux et réalisa aussitôt qu'il se trouvait nu, allongé dans un lit étroit, entortillé dans des draps blancs usés et une couverture bleue pelucheuse. Il tourna la tête vers son interlocuteur avant d'être pris d'une violente nausée. Celui-ci avait une grande partie de la chair de son visage qui pendouillait en une masse sanguinolente. Effaré et dégoûté, il se concentra alors sur la fenêtre près de lui : il se trouvait à bord d'un bateau qui filait droit à travers l'aurore. Soudain conscient qu'il était dans un endroit inconnu à la merci d'une personne qui aurait dû selon toute vraisemblance être agonisante, il se recroquevilla dans son minuscule lit, pétrifié.
– C'est les heures creuses ça, lança son interlocuteur d'un ton badin après avoir désigné son visage.Vous vous y ferez. Vous êtes Casimir Lebrochet, né le 4 janvier 1987 à Lens, Pas-de-Calais, France ?
– Oui, et-
– Vous avez des vêtements propres dans le tiroir sous votre lit. On ne va pas tarder à débarquer. Je m'appelle Mitchell Mitchell. Vous pouvez m'appeler Mitch. Je serai votre agent d'intégration et mentor durant cette première année parmi nous. Je vous vois dans quinze minutes dans le couloir.
Avant même que Casimir ne puisse poser la moindre question, Mitch s'éclipsa. Incapable de savoir quoi faire, il décida de s'habiller. Une fois vêtu de vêtements noirs et de baskets assorties, il retrouva Mitch devant la porte de sa chambre. Il eut le soulagement de remarquer que son visage était à présent vierge de toute blessure. Ce dernier l'invita à le suivre hors de l'embarcation. Durant les quelques minutes que prirent le reste de leur voyage, Casimir croisa le regard d'autres inconnu-e-s visiblement tout-tes aussi perdu-e-s que lui. Lorsqu'il arriva sur l'embarcadère, il eut la sensation d'être dans un cauchemar : tout ce qui l'entourait lui était à la fois familier et profondément étranger, sans qu'il ne puisse deviner pourquoi. Il fut sorti de ses pensées par Mitch qui héla un taxi rouge vif de dehors comme de dedans.
– Merci d'avoir voyagé sur la ligne Charon Ferries de l'AC/DC. N'oubliez pas d'offrir un pourboireà nos passeurs – carte bleue non acceptée, entendit-il avant de fermer la porte derrière lui.
Il n'osa pas dire un mot durant leur court voyage jusqu'à une immense bâtisse dont la plaque de bronze indiquait qu'il s'agissait du Secrétariat Général. Le Secrétariat Général de quoi ? voulut-il demander sans y arriver. Il se contenta de suivre Mitch jusqu'à un accueil surplombé par un vitrail représentant un serpent dans une pomme rouge, puis dans un dédale de couloirs plus sombres et tortueux les uns que les autres, défiant toutes les règles de l'architecture et du bon sens. Après ce qui lui parut être des heures, Mitch ouvrit la porte de ce qui ressemblait à une banale armoire électrique mais cachait en réalité un open space au sol jauni, aux fenêtres qui donnaient sur un ciel pluvieux et aux bureaux séparés par des pans de tissu beige qui avaient connu des jours meilleurs. D'autres personnes vêtues de noir se trouvaient recroquevillées sur des chaises en plastique face aux collègues de Mitch qui les dardaient de questions et tapaient sur des claviers d'ordinateur sans ciller. Casimir suivit son mentor jusqu'à un bureau près d'un l'ascenseur où il prit place, soudain apaisé par cet environnement familier. Même l'inconfort de sa chaise lui fit chaud au cœur. Il lutta contre son envie de ranger le bureau gargantuesquement bordélique de son guide pour se focaliser sur ce que ce dernier marmonnait.
– Identité vérifiée. Passons à votre biographie. Vous êtes fils unique ?
– Oui.
– Vous étiez chargé d'évaluer les dossiers de demande d'aide qu'on vous envoyait au sein de votreadministration ? Des demandes d'aménagement ou compensation de handicap ?
– Tout à fait.
– Et vous étiez connu de tous comme un pisse-froid psychorigide ennuyeux à mourir ?
– Exact- Hé ! s'indigna-t-il. D'où vous sortez ça ?
– C'est écrit sur votre dossier, dans la partie « Opinion de... ». Ah ! ricana Mitch. C'est la première fois que la partie « Opinion d'ami-e-s » est remplacée par « Opinion de collègues » ! Ça fait sens si vous étiez un pisse-froid psychorigide ennuyeux à mourir, remarquez.
– Je n'étais pas un pisse-froid !
– Casimir. Votre première phrase post-mortem concernait votre bon droit à traverser la route. Vous n'avez pas crié, pas pleuré, pas prononcé le prénom d'un proche ni même insulté le conducteur qui vous a percuté. Non, vous êtes resté un pisse-froid psychorigide ennuyeux à mourir jusqu'au bout et même après. C'est déprimant.
– Je ne resterai pas ici pour qu'on m'insulte ! s'emporta Casimir qui se leva si précipitamment que sa chaise fut renversée au sol.
Il avança à grands pas jusqu'à la petite porte par laquelle il était entré, zigzaguant entre les bureaux et employés qui le fixaient du coin de l’œil. Les joues et oreilles rouges, il commença à courir, déterminé à quitter cet endroit de malheur une bonne fois pour toutes. Après deux minutes et plusieurs bleus aux genoux dus à la présence de poubelles métalliques mal placées, il put poser la main sur la poignée, le souffle... Le souffle étrangement absent. Le cœur ne battant absolument pas à tout rompre. Le cœur ne battant pas tout court, en réalité. Les yeux écarquillés, penché sur la porte, la main serrant mollement la poignée, Casimir commença à mettre en place les différentes pièces de puzzle. Charon. Tous ces détails sur ma vie. Sur... Sur ma mort, déglutit-il avant de se mettre à trembler de tous ses membres. Je suis mort. Je suis mort. Je suis mort !
– Mais le feu était bien vert pour les piétons pourtant, s'entendit-il murmurer avant de s'évanouir.
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– Casimir. Je vais tout vous dire d'une traite pour que vous soyez libre de vous évanouir à nouveau par la suite, lui annonça Mitch dix minutes plus tard, alors qu'il se sentait encore vaseux. OK ? Premièrement, vous êtes décédé, lui apprit-il sans même attendre de réponse. Deuxièmement, vous êtes en Enfer. C'est le cas de beaucoup de gens, ça n'indique pas que vous êtes intrinsèquement une mauvaise personne même si je suis personnellement de nature à penser que vous l'êtes probablement, vu votre dossier. Refuser des aides à des personnes handicapées dans le besoin car elles n'avaient pas l'air de s'appliquer assez lors de la rédaction de leur dossier ? Vraiment ? Bref. Troisièmement, vous allez devoir travailler dans un de nos nombreux services et ce, dès aujourd'hui. Vous avez des questions ?
– Je vais travailler où ? Avec vous ?
Mitch sourit avant d'éclater d'un rire si puissant qu'il résonna dans l'immensité de l'open space. Une femme s'approcha.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Le p'tit croit qu'il va venir travailler ici.
– Oh non mon chou. Seuls les suicidés peuvent avoir accès à notre catégorie d'emploi, c'est bien connu, apprit-elle à Casimir.
– Bien connu de qui ? lança-t-il furieusement à la femme qui détala à toutes jambes.
Casimir la regarda partir, perplexe, avant de fixer son attention sur Mitch qui se remettait difficilement de son hilarité.
– Non, Casimir. Vous avez été affecté avant même votre arrivée. Vous ferez partie de la nouvelle équipe du BBBCM. Les croque-mitaines. Les monstres sous le lit. Les paralysies nocturnes. Bref, tout ce qui... murmura-t-il avant de toussoter tout en dévisageant Casimir de haut en bas, tout ce qui fait peur.
Le jeune homme plongea la tête entre ses mains. Il n'avait jamais effrayé qui que ce soit de toute sa vie, pas même un simple pigeon. Ni son caractère (de pisse-froid, visiblement) ni son allure (de poussin à peine sorti de l’œuf, mais avec les lunettes de Jacques Chirac en plus) n'inspiraient le respect, encore moins la peur. Il sentit Mitch lui tapoter maladroitement le haut du dos.
– Ne vous inquiétez pas, vous aurez une super formation directement sur place. Allez Casimir, on yva. C'est bientôt une autre heure creuse et je n'ai pas envie qu'on me demande encore « comment je me suis fait ça. »
Casimir, abattu mais docile, suivit Mitch hors de l'open space jusqu'aux tréfonds du couloir puis à l'intérieur d'un grand ascenseur. Pendant ce temps, le visage de son mentor était progressivement passé d'ordinaire à complètement défiguré. Il tenta de le scruter discrètement à l'aide des miroirs dont l'ascenseur était tapissé, sans succès.
– Une balle de chevrotine dans la tête, dit Mitch sans même lever les yeux du dossier de Casimir qu'il relisait avec la plus grande attention.
– Comment ?
– J'étais un vétéran avec un grand trouble post-traumatique, des éclats d'explosifs dans le genou ; incapable de travailler. J'ai été victime de la bureaucratie qui a estimé que je n'étais pas suffisamment handicapé pour avoir droit à des aides financières qui m'auraient permis de continuer à vivre sans plonger ma famille dans la misère.
– Ah non mais moi j'ai jamais de-de vétérans, enfin, je veux dire, si j'avais eu le dossier d'un vétéran, évidemment que- déblatéra Casimir qui voulait que ce très long voyage en ascenseur se termine rapidement.
– Taisez-vous. Je serai votre agent d'intégration durant votre première année, comme je vous l'ai déjà dit. Cela ne veut pas dire que je dois vous apprécier. Mais même si votre dossier me dépeint une personne à qui je ne voudrais certainement pas serrer la main, je vais faire mon travail correctement et voir de moi-même ce dont vous pouvez être capable. Après vous, c'est juste à notre droite, sourit-il une fois les portes de l'ascenseur ouvertes.
Les bras et jambes en gelée, Casimir entra dans le bureau d'une certaine O.Neiros. Une grande jeune femme aux épaules carrées, aux cheveux bouclés, et complètement bleue s'approcha de lui afin de lui serrer la main. La paume de Casimir était moite ; celle de Madame Neiros fraîche comme une brise nocturne.
– Casimir Lebrochet. Je suis Ophélie Neiros. Merci de me l'avoir amené, Mitch ! dit-elle à l'homme qui repartait après un dernier regard en direction de son protégé. Bienvenue au BBBCM, le bureau des Boogaboos, Boogeypeople et Croque-Mitaines. Vous savez faire peur, Cas ?
– Non, répondit-il, dérangé par ce nouveau diminutif. Mais je peux essayer.
– À la bonne heure ! s'écria Ophélie qui regarda l'immense horloge accrochée sur son mur, qui se composait de trois cercles concentriques et comportait quatre aiguilles de tailles différentes. Vous me semblez fin prêt pour la formation. J'espère que vous avez un snack pour la pause.
– Ah bah je...
– Regardez dans votre poche de sweat. Mitch y met toujours un petit quelque chose pour ses protégés. Un sandmitch.
Tandis que Ophélie semblait très heureuse de son calembour et le menait jusqu'à la salle de formation, Casimir (Cas !) sortit de la poche de son sweat un sandwich jambon-emmental supplément cornichons, son préféré. Avec un petit sourire, il entra dans la salle de formation où les attendaient déjà une dizaine de personnes, soudain serein quant à la suite des choses. Il fut rapidement déçu. Après avoir passé sa matinée (soirée, journée, semaine ? Il n'en savait rien) à apprendre l'organigramme général des Enfers et l'origine du BBBCM, il avait pu manger rapidement son sandwich/sandmitch en silence avant de devoir se concentrer sur les techniques de terreur de niveau 1. Une fois cette première session de formation terminée, on l'avait conduit jusqu'à un bâtiment délabré en banlieue du Quatrième Cercle qui abritait un foyer de jeunes travailleurs démoniaques. À peine entré dans le vestibule, il fut agréablement surpris par une bonne odeur de gratin de chou-fleur. À côté de lui, un de ses futurs collègues grimaça :
– Non, pas des choux-fleur !
– C'est bon pour la santé, lui fit remarquer une autre démone en formation, une jeune femme noire à la coupe afro.
– Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? Je suis mort ! lui rétorqua-t-on avant de la laisser seule avec Casimir.
Tous deux restèrent plantés au milieu du vestibule haut et étroit qui donnait sur un escalier en acajou à droite, et trois portes à gauche. Le sol était couvert d'une moquette rouge tachée et trouée. Le lustre poussiéreux suspendu au-dessus de l'immense paillasson « Hell sweet hell » grinçait, visiblement prêt à s'écraser à tout moment. Sur le mur près de l'entrée, une immense horloge indiquait qu'il était... L'heure de manger, décida Casimir après un long moment à fixer l'objet. Il suivit l'odeur de chou-fleur, sa future collègue sur les talons. Ils entrèrent dans une salle à manger bondée et bruyante où personne ne leur prêta la moindre attention. Sans échanger un mot, ils décidèrent de prendre place à une petite table ronde, juste à côté d'une cheminée dans laquelle ronflait un étrange feu vert et sans chaleur. Une personne sans sexe ni genre ni visage défini leur apporta immédiatement deux assiettes de gratin fumant ainsi que des verres d'eau. Après avoir tripoté sa nourriture du bout de sa fourchette, Casimir demanda :
– Comment tu t'appelles ?
– Aya. Et toi, c'est Casimir, c'est ça ? Je peux t'appeler Cas ?
– Vas-y, accepta-t-il, la plus-que-mort dans l'âme.
– T'es content de faire partie du BBBCM ?
– Pas vraiment.
– Ouais, moi non plus. Je voulais aider les gens, pas leur faire peur. Mais bon, il faut ce qu'il faut.
– Tu travaillais dans l'humanitaire avant de... Avant ?
– Non, j'étais étudiante en médecine. Je voulais devenir cardiologue. J'étais en train de faire des compressions à un mec qui avait fait une crise cardiaque au milieu d'un passage piéton quand je me suis faite faucher par une bagnole.
– Moi aussi ! Enfin, moi aussi, je suis mort écrasé par un véhicule, expliqua-t-il.
– J'ai l'impression qu'on est beaucoup à être morts dans des accidents de la route. Les deux autres personnes à qui j'ai parlé ce midi sont mortes de ça aussi.
Casimir éprouva un pincement au cœur. Bien sûr que le reste de son groupe avait socialisé pendant qu'il mangeait dans son coin lors de la pause déjeuner. Il était si habitué à vivre en solitaire qu'il n'était même plus sûr de savoir comment se faire des amis, et il n'essayait même plus. Cependant, quelque chose en lui l'avait poussé à rester avec Aya, à entamer la conversation avec elle et à l'écouter. Ce quelque chose lui fit poursuivre la conversation jusqu'aux petites heures du matin/soir/nuit/journée/mois/siècle/autre unité de temps inconnue.
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MAINTENANT OU APRÈS OU DU MOINS UN CERTAIN MOMENT PLUS TARD, ENFIN JE VEUX DIRE, RETOUR À L'ENDROIT DANS L'ESPACE-TEMPS OÙ ON SE TROUVAIT AU DÉBUT DE CETTE HISTOIRE.
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– … Pas de dodo ! Est-ce que je suis claire ?
Ophélie Neiros avait rassemblé les apprentis Croque-mitaines pour une ultime réunion avant le début officiel de leur stage au sein du BBBCM, le Bureau des Bugaboos, Boogeypeople et Croquemitaines. Cas (il avait fini par se faire à ce nouveau surnom) déglutit difficilement, bien conscient du regard que chacun posait sur lui. Comme si elle avait senti son angoisse, sa supérieure le fixa droit dans les yeux avant de conclure :
– Tant pis si vous n'avez pas envie d'être ici, dans cette division. C'est l'Enfer. Personne n'a envied'être ici. Donc vous allez partir sur le terrain et éparpiller cauchemars et insomnies comme un marchand de sable sa cargaison !
– Si tu parles de la fois où ma poche s'est percée dans les locaux, sache que ce n'est arrivé qu'uneseule fois ! se fit entendre une voix depuis le couloir.
– J'en retire encore des grains de mes sous-vêtements certains soirs, grommela Ophélie. Après soixante ans...
Casimir, rongé d'angoisse, sortit du bureau d'Ophélie avec la ferme intention de se prendre un café bien noir. Après s'être servi avec l'antique cafetière qui datait probablement d'une époque où les femmes ne pouvaient pas disposer librement de leur corps (3). Il sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine (4), et la dose impressionnante de café qu'il avala cul sec n'allait sûrement pas l'aider à apaiser son angoisse. Aya s'approcha de lui, un sourire aux lèvres.
– Hé Cas. On est fait équipe pendant la formation, on sera directement supervisés par Ophélie enplus ! Cool, non ?
– Super, répondit-il d'une voix étranglée. Quoi de mieux que de me planter en beauté devant masupérieure hiérarchique ?
– Le faire devant le directeur d'un très grand CHRU comme l'a fait mon pote Pierre.
– Il a fait quoi ?
– Disons qu'il s'est retrouvé dans une situation où confondre sa droite et sa gauche a été plus qu'un accident malheureux.
Casimir décida que cette anecdote méritait d'être noyée sous un second café. Tandis qu'il portait le gobelet de plastique à ses lèvres, il fut apostrophé par Ophélie qui cria :
– C'est parti ! Tout le monde à la Porte, go, go, go !
Il resta paralysé une seconde, incapable de décider entre finir son café ou l'abandonner sur une table. Il finit par choisir une troisième option : emmener son gobelet encore chaud avec lui. On lui avait longuement parlé de la Porte, ce portail qui permettait d'entrer dans le monde des humains. En réalité, ce n'était pas l'unique Porte que comptait l'Enfer. Il en existait des dizaines, la plupart officielles, d'autres bien dissimulées. Leur recherche et contrôle s'étaient retrouvées primordiales après un incident impliquant un stagiaire des postes et un livre pour enfants. Aucune image de la porte du BBBCM ne leur avait été présentée, et chacun y était allé de sa spéculation quant à son apparence. Casimir s'était imaginé quelque chose digne de Stargate, ou peut-être un immense portail de pierre ancestrale. Non, ils se retrouvèrent tous devant une bête porte en bois bleu avec une poignée ronde. Il entendit une jeune femme derrière lui murmurer quelque chose à propos de Monstres et compagnie avant d'étouffer un petit rire nerveux.
– Vous allez tour à tour passer cette porte, en groupe de trois. Vous, votre binôme et votre superviseur. Ou superviseuse, ajouta-t-elle à l'intention de Camille, une des cadres particulièrement à cheval sur l'inclusivité (5). Comment je le formule au neutre ?
– Superviseur...euse ? tenta quelqu'un dans l'assistance.
– Vous y allez à deux avec votre superviseureuse. Votre chef. Cheffe ? Bref, vous y allez, soupira Ophélie qui ouvrit grand la porte, laquelle donnait sur... rien du tout.
Casimir et Aya se rejoignirent, coude contre coude, et regardèrent leurs futur-e-s collègues et supérieur-e-s s'enfoncer dans le néant. Certain-e-s durent y être poussé-e-s, d'autres y entrèrent avec le sourire d'un enfant au parc d'attractions. Lui y entra d'un pas incertain, la main sur le point de broyer son pauvre gobelet de café à présent tiède. Il trébucha immédiatement sur un tapis de jeu et renversa sa boisson sur la fibres de laine synthétique, au grand dam d'Ophélie qui dut se retenir de lui taper l'arrière du crâne.
– Aya, dit-elle à sa binôme. Quelles sont tes premières impressions ?
– Chambre d'enfant très rose donc probablement une petite fille, vue sur un jardin clôturé donc maison, jardin avec une niche donc chien, veilleuse allumée dans un coin donc jeune enfant, enfant avec des angoisses de sommeil, voire les deux.
– Bravo ! Et toi, Cas ?
Casimir avala les quelques gouttes de café qui restaient au fond de son gobelet défoncé. Il regarda rapidement autour de lui avant de réaliser qu'il n'avait rien à ajouter aux remarques d'Aya. Celle-ci le regardait, pleine d'espoir, tandis qu'Ophélie le fixait sans ciller, les mains sur les hanches. Il s'entendit dire timidement :
– Tapis de jeu dangereux ?
Aya plongea son visage entre ses paumes en même temps qu'Ophélie qui jura à mi-voix. Elle se dirigea vers la petite fille blottie dans son lit, ourson en peluche mauve dans les bras, le visage paisible. Elle demanda à ses stagiaires :
– Comment terrorise-t-on une enfant blonde ? Allez, c'est le cas le plus facile, le premier qu'on a étudié. Cas ?
Toute notion de terreur nocturne infantile quitta l'esprit de Casimir à cette simple question. Il avait pourtant écouté, pris des notes, participé. Mais aucune des techniques de peur qu'il avait acquises depuis son arrivée ne lui revenait. Ses genoux se mirent à trembler si fort qu'il trébucha une nouvelle fois sur le « tapis de jeu dangereux » et s'étala de tout son long dans le lit de la petite Lou. La fillette sursauta, ouvrit grand ses yeux clairs et hurla à la vue de l'immense dame bleue penchée à quelques centimètres de son visage.
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Ce fut le premier des nombreux échecs de Casimir lors de ses missions en tant que croque-mitaine stagiaire. Il pouvait se consoler en se disant qu'Aya connaissait peut-être parfaitement les techniques de terreur, elle était incapable de les appliquer efficacement. Elle avait beau être bruyante, être géante, être discrète, être vaporeuse, être agressive, être doucereuse, il se dégageait d'elle une gentillesse qu'aucune tentative de peur ne pouvait effacer. Après quelques semaines, Mitch le reçut dans son bureau, les épaules basses.
– Je ne sais pas quoi faire de vous.
– Me muter dans un autre service ? espéra Casimir à voix haute.
– Non. Vous êtes stagiaire dans ce service et vous le resterez durant vingt-cinq ans, c'est la règle.
– Il se passera quoi après ces vingt-cinq ans ?
– Vous aurez droit aux ticket-resto. Casimir, reprit-il. C'est la première fois que je fais face à un protégé qui n'est pas capable de s'insérer. Vous quittez la résidence uniquement pour travailler, vous ne sortez pas, que ce soit seul ou avec vos futurs collègues, vous n'avez bâti qu'une relation qu'on pourrait qualifier de vaguement signifiante et vous êtes apparemment très heureux quand c'est le jour du gratin de choux-fleur à la cantine. Bref, même pour un mort, vous n'avez vraiment pas de vie.
– Hé ! rétorqua faiblement Casimir avant de se réfugier dans le silence.
Quelque chose en lui, comme un petit ver teigneux logé dans sa poitrine, se réveilla. Aussi douloureux que cela était-il à entendre, Mitch avait raison. Casimir avait toujours aimé rester dans le confort de son petit coin (son bureau d'écolier, son bureau à la MDPH, sa chambre d'enfant, d'étudiant et enfin son appartement). Il avait vécu une vie tout à fait tranquille qui lui avait plu mais depuis son arrivée en Enfer, ce fichu ver s'était réveillé. Au fil des jours, l'ignorer était devenu de plus en plus difficile. Il entendait sa petite voix fluette résonner depuis ses côtes : « Veux-tu vraiment continuer à te contenter d'exister sur place ? Pour l'éternité ? »
– Non ! s'écria Casimir qui eut la sensation d'être soudainement trempé de sueur. J'attends... J'attends d'être à l'aise, c'est tout.
– Cas, vous ne serez jamais à l'aise si vous ne prenez pas de risques ou si vous n'essayez pas de vous impliquer dans quoi que ce soit. Durant votre vie, vous vous êtes impliqué dans votre travail. Ici, dans quoi comptez-vous vous impliquer dans l'espoir d'atteindre un jour ce seuil imaginaire d'aise ?
– Mais pourquoi je me donnerais toute cette peine ? riposta-t-il. Je suis mort !
– Non, vous êtes décédé. Vous n'êtes pas tout à fait mort, répondit Mitch après une petite pause, sourire aux lèvres. Vous serez mort le jour où vous n'aurez plus envie de rien et à ce que je vois, c'est la direction vers laquelle vous glissez. Est-ce que vous souhaitez vraiment être mort parmi les morts ?
Ah. Il avait mis le doigt là où ça faisait mal. Même si Casimir tentait de se créer une routine semblable à celle qu'il avait sur Terre, celle-ci ne le satisfaisait aucunement. Il avait beau faire de son mieux, quelque chose lui manquait.
– Je suis sensé trouver le sens de mon existence après ma m- mon décès ? releva-t-il, sceptique.
– Hé, pourquoi pas ? Comme l'a chanté Bob Dylan, Death is not the end. À ce sujet, je fais partie d'un groupe de reprises, on est en concert la semaine prochaine, dit Mitch qui sortit un flyer du premier tiroir de son bureau. J'aimerais bien vous y voir.
Casimir saisit le carré de papier glacé avec un petit sourire poli. Il fut ensuite dirigé vers la sortie par Mitch lui-même. Quand ils atteignirent la minuscule porte aux airs d'armoire électrique, son mentor lui glissa, les mains sur épaules en un geste paternel :
La clé Cas, c'est de ne pas se forcer à devenir quelqu'un d'autre. Juste devenir une autre version desoi.
Sur ces paroles sages mais cryptiques, Casimir se rendit à son poste, qui le faisait commencer à ___ et finir à _______, voire peut-être même à __ _____ _ [NdA : normalement, les horaires cryptiques sont représentés par des blocs noirs mais c'est pas possible de les retranscrire ainsi sur PA]. Il salua Aya alors en pleine conversation avec Ophélie. Elle portait à présent des longues tresses violettes qui ondulaient à chaque fois qu'elle hochait la tête, et elle avait déjà hoché la tête quatre fois depuis l'arrivée de Casimir dans la pièce. Elle prit congé de leur supérieure, la mine sombre.
– Je ne sais pas comment faire, Cas. Je n'arrive pas à faire peur aux gens, peu importent mes efforts, soupira-t-elle. J'ai pris des cours supplémentaires mais je suis à peut-être deux sur le trouillomètre. Comment ça se fait, d'après toi ?
Casimir n'était pas habitué à ce qu'on lui demande son opinion. En vérité, c'est qu'il n'avait jamais eu d'opinion bien tranchée en dehors des habituels : « La guerre c'est mal » ou « On met pas d'ananas sur une pizza ! » Il regarda les grands yeux de biche d'Aya et répondit maladroitement :
– C'est que tu es vraiment gentille. On sent que tu ne veux pas faire de mal aux gens et malgré tes efforts, ta nature profonde gagne. Il faut essayer de... de lier les deux. Ton nouveau travail et tes valeurs.
– Mais ce nouveau travail est contre mes valeurs ! s'écria-t-elle en hochant une nouvelle fois la tête.
À court de mots réconfortants, Casimir lui tapota le bras avec un petit sourire contrit. Cela sembla suffire à Aya qui lui répondit de la même manière.
– Bon, vous deux ! les interpella Ophélie. Vous avez des gens à effrayer. Ah, et faites gaffe si vous voulez du sucre dans votre café avant de partir, il y un marchand de sable stagiaire qui a percé sa poche de sable. On a du tout ramasser et mettre dans le sucrier bleu et blanc en attendant de savoir quoi en faire. Donc, faites gaffe ou ce sera votre dernier café avant plusieurs siècles.
Il la suivirent jusqu'à la salle de la Porte, qui avait à présent des airs de porte d'entrée de Hobbit qu'Aya qualifia de « sympaaaa. » Après s'être faufilés dans le néant, Casimir et Aya se retrouvèrent dans un petit salon où un jeune homme d'une trentaine d'années ronflait sur le canapé. La cigarette écrasée dans le cendrier posé sur la table basse était encore fumante et, au vu des dizaines de papiers autour de lui, il était clair qu'il s'était endormi d'épuisement après de longues démarches administratives. La seule lumière qui éclairait la pièce était la lueur bleutée de son ordinateur qui continuait à diffuser une série de science-fiction. Trop absorbés à décrire leur environnement, Cas et Aya ne remarquèrent pas tout de suite l'absence d'Ophélie. Après l'avoir attendue dix minutes, il devint évident qu'elle ne les avait pas suivis. L'écran de l'ordinateur clignota puis afficha : « Baptême du feu ! Montrez-moi ce que vous pouvez faire, allez ! - O. Neiros. »
– Bordel de Cerbère ! jura Aya qui avait déjà intégré des expressions infernales dans son vocabulaire. Cas ? Cas ?
Casimir ne lui répondit pas, absorbé par sa lecture d'un dossier éparpillé au pieds de leur Beau au bois dormant. Des dizaines de pages de cases, de formulaires, de notes et de pièces justificatives, un dédale mental et administratif qui avait vraisemblablement eu raison de leur victime. Les yeux animés d'une confiance nouvelle, Casimir se pencha vers le jeune homme et lui murmura d'un ton machiavélique :
– Est-ce que vous avez bien pensé à faire votre déclaration à l'URSSAF ?
_____
Ophélie l'accueillit avec une hola (7) puis le prit dans ses bras, un contact qui prit Casimir de court. Après quelques secondes, il y a trouva du réconfort. Un petit sourire aux lèvres, il écouta sa supérieure le féliciter avant de les envoyer sur une nouvelle mission en duo. Aya entra la première dans la chambre d'une femme d'une soixantaine d'années qui se tournait sans cesse dans son lit, le sommeil visiblement agité. Son radio-réveil indiquait quatre heures huit du matin en chiffres rouges vif.
– Bon, une dame d'âge mûr, qui hum... commença Aya qui sentait l'angoisse monter, a des problèmes de qualité de sommeil. Oui, il y a des somnifères sur la table de nuit. Troubles du sommeil sévères si je me fie au dosage. Comment je peux encore lui pourrir sa nuit ?
– Aie confiance en toi, lui lança Casimir qui se sentait plus en forme que jamais.
– C'est pas un souci de confiance en moi ! C'est un souci de valeurs !
– Tu sous-entends que j'ai pas de valeurs ?
– Vu le nombre de dossiers d'aide que t'as refusés à la MDPH, excuse-moi, mais on peut les questionner un minimum.
– Oh, cette attaque sournoise ! releva Casimir qui était plus amusé que réellement choqué. Excuse-moi d'avoir aussi eu des valeurs et m'être attendu à ce que des dossiers supposément essentiels pour certaines personnes soient rédigés correctement !
– ARRÊTEZ DE GUEULER ! leur indiqua Ophélie depuis le radio-réveil.
– Elle a l'air de déjà assez cogiter comme ça ! Tu veux que je lui dise quoi à cette pauvre dame ? Qu'elle augmente ses chances d'AVC de 50% avec ses insomnies à répétition ?! s'exclama Aya qui ignora donc cet ordre direct.
Une douce mélopée se fit entendre : c'était le signal qui indiquait que leur mission avait été réussie. Il se tourna vers Aya qui regardait la femme se retourner une nouvelle fois. Ses yeux étaient grands comme des soucoupes.
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Casimir avait enfin trouvé son mojo. Il fut même nommé stagiaire de la semaine, talonné par Aya qui se propulsa à la deuxième place. Pour fêter ça, il invita sa collègue au concert de Mitch, dans un petit bar du Troisième Cercle : elle accepta volontiers. Son mentor le vit au comptoir et le héla, tout de rayures noires et blanches vêtu.
– Alors, Cas ? J'ai cru entendre que vous battiez des records. Et à ce que m'a raconté Sylvie, vous êtes très douée également, dit-il à Aya après lui avoir serré la main.
– J'ai trouvé la bonne méthode, se contenta-t-il de répondre. Tenue intéressante.
– Pourquoi vous êtes fringué comme Beetlejuice ? demanda Aya au même moment.
– Ne dites pas ce nom ! s'écria Mitch après un sursaut.
– Beetlejuice ? répéta-t-elle avant de sursauter à son tour. Pourquoi ?
– C'est un ancien de votre bureau qui a profité de certains angles morts du règlement pour faire n'importe quoi sur Terre. On l'a mis à la retraite d'office, mais comme rien n'est jamais éternel, on ne se risque jamais à dire trois fois son nom dans la même année. Je dois y aller. Profitez d'une conso' gratuite de ma part.
Quelques minutes plus tard, alors qu'ils attendaient leurs bières au soufre, Aya lâcha un médusé :
– Mais attends... Ça veut dire que ce putain de film est un documentaire ?!
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Les jours puis les semaines et les mois passèrent. Casimir arriva petit à petit à se faire accepter par ses collègues qui décidèrent d'eux aussi adopter sa méthode : ainsi, une ancienne comptable réussit à déclencher une crise d'angoisse chez un banquier véreux durant une nuit entière, ce qui lui valut son poids en charbon (8). Il se mit à sortir, à découvrir la vie culturelle de l'Enfer et devint rapidement amoureux de l'étrange et immense Bibliothèque Bibliophage. Il réussit même l'exploit de bien s'entendre avec Biblis Hookworm, le bibliothécaire en chef, qui lui fit promettre sur sa vie, sa post-vie et toutes ses réincarnations possibles de l'avertir s'il trouvait une Porte dans un livre pour enfants. Puis vint la dernière nuit de Casimir Lebrochet en tant qu'élève-stagiaire. Il allait devoir effectuer sa première mission solo. Il passa la Porte en premier sous les encouragements de ses camarades, y comprit ceux d'Aya qui l'applaudit à tout rompre. Il lui adressa un sourire avant de traverser le néant, heureux de pouvoir considérer cette étrange croque-mitaine au grand cœur comme son amie (c'est à dire le genre de personne à qui il pouvait piquer sa part de gratin de chou-fleur sans vergogne). Il évita un tapis d'un geste souple et évalua l'environnement dans lequel il se trouvait.
– Fenêtre qui donne sur les toits d'une grande ville, kitchenette dans un coin, salle de bains avec douche minuscule : étudiant·e ou jeune actif ou active dans une métropole.
Il s'approcha du lit simple où dormait une jeune femme aux cheveux blonds et roses, les paupières mouillées, le corps crispé sous une lourde couette. Il concentra son attention sur son étroite table de chevet, encombrée de boîtes de médicaments qu'il connaissait bien. Alors qu'Ophélie lui demandait au travers de l'écran d'ordinateur de sa victime de continuer son analyse, il eut l'impression qu'on le foudroyait. Il déglutit difficilement et continua d'une voix mal assurée dont il croyait s'être débarrassé à tout jamais :
– Du Tramadol près du lit donc... Et une canne dans un coin. Une couette lestée et... Et une bouillotte et...
– Cas ! Concentre-toi ! lui indiqua-t-on.
– Elle pleure, remarqua-t-il à haute voix. Elle ne dort même pas. Elle ne dort même pas !
– Casimir, du calme. Reprends-toi.
Casimir ne lut pas ce message. Il saisit un carnet de dessins tombé au pied du lit. Il le feuilleta lentement et sentit son estomac couler page après page.
– Elle ne peut plus écrire, s'entendit-il dire à travers le son sourd des battements de son cœur quifracassaient ses tympans. Ni sortir. Ni dessiner comme avant. Ni-ni-ni... Ni penser comme avant. Elle a trop mal. Elle est trop fatiguée. Elle ne peut ni dormir ni sortir ni travailler et pourtant, elle n'a droit à... À - aucune aide aucune compensation aucune reconnaissance aucun diagnostic fixe aucun dossier en cours - rien.
Quelque chose le frappa comme un train lancé à toute vitesse. Une révélation, une réalisation, quelque chose de brutal et de terrible. Casimir se mit à trembler de tous ses membres, soudain conscient de tout le mal qu'il avait fait subir au quotidien sans même y réfléchir à deux fois. Il avait devant lui un visage éploré à poser sur ces milliers de demandes d'aide humaine et financière désincarnées, arrachées de toute humanité par le cadre stérile de l'administration. Il eut envie de se rouler en boule sur le tapis jaune de la jeune femme pour y pleurer et hurler de son soûl, abattu par son chagrin et son dégoût de lui-même. Il réussit miraculeusement à contenir son émotion. Puis, chancelant, il traversa à nouveau le néant. Lorsqu'il se retrouva devant ses collègues, il prit une grande inspiration et courut à toutes jambes dans le couloir, Ophélie sur les talons. Il évita plusieurs personnes de peu et en traversa quelques-unes avant de s'engouffrer dans la salle de repos où il ouvrit un placard à toute volée. Il se jeta sur le petit sucrier blanc et bleu posé sur une étagère, le saisit vivement et fit volte-face alors qu'Ophélie entrait dans la pièce.
– Casimir. Réfléchissez bien, l'avertit sa supérieure avec gravité. Vous volez un artefact sur lequel vous n'avez aucun pouvoir ! Vous allez à l'encontre même de votre mission et de mes ordres ! Est-ce que vous le réalisez ?
– Ouais, lui rétorqua Casimir après un petit silence. Ouais.
Abasourdie par son coup d'éclat, Ophélie ne tenta même pas de l'intercepter alors qu'il l'a dépassait à toutes jambes, sucrier dans les bras. Il bouscula à nouveau ses collègues et traversa la Porte et le néant jusqu'à retrouver celle qui aurait du être sa victime. Il prit place à côté d'elle et, sans dire mot, lui lança une pincée de sable de Morphée au visage. Il n'entendit pas l'étrange mélodie qui lui indiquait que sa mission était finie et pourtant, il était sûr d'avoir bien fait son travail.
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Il fut intercepté dès son retour au BBBCM : deux policiers le saisirent et le traînèrent devant tous ses collègues qui tentèrent de les intercepter tandis que lui ne luttait même pas. Ophélie se contenta de les suivre, le visage impénétrable. Alors qu'il était sorti du bâtiment, il vit Aya et Mitch courir dans sa direction, le visage affolé.
– Cas ! Qu'est-ce que vous avez fait ? cria son mentor qui s'approcha de lui avant de lui murmurer : je suis fier de toi petit. Je vais voir ce que je peux faire pour te sortir de là. Attends...
Il se tourna vers Aya. La jeune femme se mordait la lèvre, entourée de ses collègues et rapidement rejointe par sa supérieure qui ne lui adressa même pas un regard.
– Aya ! lui lança-t-il. Vous qui aimez le cinéma, je me demande... Comment il s'appelle déjà, ce film avec Michael Keaton qui porte un costume à rayures ?
– Beetlejuice ? répondit-t-elle sans réfléchir.
Un éclair frappa le BBBCM, accompagné d'une étrange fumée verte et d'un rire gras.
Ophélie se tourna vers Mitch, le visage blême. D'une voix tendue, elle lui dit :
– J'hésite entre te féliciter pour ta vivacité d'esprit ou te traiter de connard. Pareil pour vous, Cas. Lâchez-le, ordonna-t-elle aux policiers qui obéirent immédiatement. Et tout le monde sur le pont ! rugit-elle. On a un croque-mitaine de catégorie A à mettre à la retraite d'office et fissa !
Le souffle court, Casimir tomba dans les bras d'Aya, qui tomba elle-même dans les bras de Mitch.
Tous trois se redressèrent et, après un regard entendu, coururent à l'intérieur du bâtiment.
Le travail n'attendait pas.
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Notes de bas de page
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1) Il avait été récemment épinglé lors de la dernière réunion syndicale que « Boogeymen » n'était pas un intitulé de poste neutre et de ce fait, excluait symboliquement les femmes et personnes non-binaires de la profession.
2) De préférence en laine produite en circuit court ou même en fibres végétales, remarque également faite lors de la dernière réunion syndicale.
3) C'est à dire possiblement n'importe quelle période entre le début de l'humanité et aujourd'hui, quand on y réfléchit.
4) Un processus certes physiquement inutile mais psychologiquement très apprécié des personnes récemment décédées qui étaient soulagées de pouvoir entendre ce petit écho de vie continuer à balbutier dans leur poitrine.
5) Oui, c'est elle qui a fait les remarques soulignées dans les premières notes de bas de page, lors de la dernière réunion syndicale.
(La 6 a sauté)
7) Une hola d'une personne, par définition peu impressionnante.
8) Une récompense qui datait du XIXème siècle et qui n'avait jamais été mise à jour. Son tas de charbon, comme ceux de quelques stagiaires avant elle, fut relégué à la cave du BBBCM.