Mille facettes

Par Liné

   Je n’y arriverai pas. Non, vraiment, je ne me sens pas dans mon assiette. Vous avez vu la tronche des mecs, dehors ? Ceux qui viennent de finir l’audition, et ceux qui s’y préparent encore ? Enfin évidemment que vous les voyez, vous y passez votre journée, tranquillement assis sur votre fauteuil rouge. Pendant qu’on sue, qu’on récite et qu’on se chie dessus, en face de vous, là, sur cette scène en bois.

   On pourrait baisser les spotlights ? J’y vois rien, avec cette lumière dans la gueule. Ah ? Bon, tant pis. J’aurais demandé. Merci.  

   Je disais donc, je n’y arriverai pas. Les gars avant et après moi, ils ne sont pas de la même trempe. C’est des montagnes. Des montagnes vivantes. Qui bougent, qui parlent, qui se tâtent le muscle avec un air satisfait. Il y en a un, je vous dis pas, vous l’avez pas encore vu mais putain ! un Apollon. Un Adonis. Un type d’une beauté tellement éblouissante, j’en ai perdu la vue quelques secondes. Avec des biceps comme des collines de chair et des vaguelettes miroitantes en guise de ventre - j’ai cru que j’allai lécher ses abdos. Vous n’allez pas vous en remettre. Regardez-moi, contraste : qu’est-ce que je fous là ? Ça sert à quoi, que je vous présente ma carcasse de crevette ? On pourrait croire qu’on perd notre temps, vous et moi.

   Aujourd’hui, il faut être beau. Je sais qu’il faut être beau. Et il faut savoir se… pardon ? Oui, j’ai appris le texte. Par cœur. C’est la moindre des choses, quand même. De venir à une audition en ayant appris le texte. Cependant je… Oui, oui, je me lance bientôt. Promis. Mais avant, je voulais vous prévenir, pas que vous soyez déçus. Vous me voyez tel que je suis et croyez-moi, votre maquilleur aura beau se la jouer Edouard aux mains d’argent sur mon visage, mes cheveux, ma silhouette, comprenez, je resterai Freddy Kruger forever. Enfin bref. Donc je voulais vous prévenir. Ça peut changer la donne, être prévenant. Je préfère ménager. Je disais donc, aujourd’hui il faut être beau, et il faut savoir se taire. Du coup, vous en conviendrez par vous-mêmes : j’ai foiré d’avance.

   Mais vous savez quoi ? Je sais jouer. Vraiment. Je suis un putain d’acteur. Une bête de jeu. Dans la lutte entre le talent et le travail, j’ai tranché : moi, j’ai pris les deux. Je suis un comédien né doublé d’un bourreau de travail. Là aussi, je préfère vous prévenir : des fois que vous resteriez obnubilés par ma laideur, j’espère que ma tchatch aura au moins pour mérite de vous remettre sur le droit chemin.

   Ma spécialité, c’est les facettes. Je suis un miroir. Une éponge. Malléable à souhaits. Vous me demandez un trait de caractère ? Bim ! je l’intègre. Un tic ? Paf ! il apparaît. Attention, cette faculté d’adaptation n’est pas à prendre à la légère : elle marque, à vie. Ce que j’apprends ne déteint pas. Ne s’estompe pas. Jamais.

   Vous allez voir. Je vais vous montrer. Vous allez me demander de jouer un Don Juan. C’est le rôle pour lequel j’auditionne. Alors, ni une ni deux, je gonflerai la poitrine, bomberai le torse et roulerai des mécaniques. Je marcherai les pieds écartés, en canard, le menton haut et l’air suffisant. Je ne baisserai le regard que sur des poitrines opulentes et des fessiers dansants. Ensuite, vous essayerez sur moi le personnage du marquis. Le précieux, le compagnon fourbe aux manières délicates mais à l’esprit retors. Je bougerai ainsi les épaules et les bras, feignant sous vos yeux ébahis de m’appuyer sur une canne factice. Vous entendrez le bruit de cette canne sur le plancher. Vous verrez mes mains se resserrer autour du pommeau, les doigts lestes, l’index caressant, prêts à trahir mes semblables d’un geste discret mais impérieux. Après, je l’imagine déjà, vous me demanderez de troquer l’habit du marquis pour celui du valet. Le serf, le serviteur, le surplus d’humain qui n’est pas tout à fait un homme. Ça m’ira bien. Ma canne aura disparu et je me tiendrai tantôt debout, droit, disponible, sur le qui-vive, électrifié par l’appel soudain du maître, par une cloche qui résonne au loin et je courrai, courrai, en long en large en travers je courrai à la recherche de l’ordre souverain qui régit toutes choses, qui dicte ma conduite, impose mes mouvements et de souffle n’autorise que l’admiration que je porte aux plus grands - tantôt avachi, prostré, fatigué de tant de labeur, cachant ma condition derrière un rideau, au creux d’une ombre. Plus basique, ensuite, le rôle de l’homme banal, monsieur-tout-un-chacun qui cherche son chemin, dans la rue ou dans la vie, et qui tourne en rond. En rond en rond en rond et, toujours, retombe sur ses pas. Incrédule. Les yeux grands ouverts, la mine défaite mais le sourire lumineux de celui qui espère. Du moins encore un peu. L’homme banal, une fois décousu, et parce qu’aucune place n’est pour lui sur cette Terre, se muera en SDF. En clodo. En pouilleux. Les vêtements en lambeaux, la peau rongée par la gale, les cheveux gras, la voix rauque et qui pue, mais alors qui pue, qui laisse sur son passage l’odeur de la décrépitude, l’odeur de l’homme parvenu à la fin du monde. Et ce n’est pas tout. Ce clodo, ce pouilleux, vous pourrez lui trouver une addiction. Alcoolique : l’haleine fétide, les paupières tombantes et la démarche trébuchante, les jambes qui ne le soutiendront plus, les passants qui ne le soutiendront plus, le dégoût. Héroïnomane : les gestes lents, vaporeux, l’œil vitreux, le sourire niais puis le repos, le repos des limbes puis le réveil, le soubresaut dans le caniveau puis l’angoisse, l’épouvante au fond de l’estomac, vide l’estomac, et puis hop ! ce sera reparti, une nouvelle piqûre et je me ré-éteindrai. Cracké : les pupilles dilatées, le même sourire béat qui n’appartient qu’aux cons, hein, c’est bien connu, mais surtout les cheveux qui tombent, les dents qui tombent, la dignité qui tombe aussi lourdement que le rideau de ce théâtre, sans parler des hallucinations, des présences fantomatiques à mes côtés, la paranoïa tremblante, la dépression plombante, les démangeaisons insurmontables. Pestiféré. La puanteur, toujours, sans oublier les pustules, les croûtes, les bubons prêts à exploser sous la peau, la peau qui se tend, se déchire, les bulles de pus qui envahissent le crâne, enflent, enflent, sales et, bien gonflées d’immondices, explosent  d’un coup - pop ! et déversent sur le monde toute l’horreur qu’elles contiennent.  

   Je serai tout ça à la fois. Et quand vous aurez fini de m’essorer. De me tordre dans tous les sens. De m’ausculter sous les facettes que vous aurez choisies pour moi, à ma place, pour votre seule jouissance, vous verrez. A quel point mes yeux sont creux, mes cernes, grises, et ma carcasse. Évidée.  

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Fannie
Posté le 31/03/2021
Concernant la structure de la nouvelle, je suis d’accord avec Lyrou. On a d’abord la scène sur laquelle l’acteur vient passer une audition, où il est gêné par les projecteurs.
Petite parenthèse : un vrai pro ne ferait jamais une telle remarque. Sous les projecteurs, on a chaud et on dirige son regard de manière à ne pas être ébloui. C’est l’acteur, le comédien ou le chanteur lyrique qui s’adapte à la scène et à l’éclairage, pas l’inverse.
Donc quand tu plantes le décor, tu places ton acteur sur une scène et il expose ce qu’il est capable de faire, jusqu’au moment où les descriptions de clodos se perdent dans des caractéristiques qu’un acteur ne peut pas imiter.
D’ailleurs, ce type de scène évoque le théâtre alors que le discours du narrateur se rapporte plutôt au cinéma.
Cela dit, je ne suis pas d’accord avec ton narrateur : je crois qu’on ne demande pas aux acteurs d’être beaux, et on ne leur demande pas non plus d’être musclés, même si beaucoup d’acteurs américains le sont. En revanche, je pense qu’on est plus exigeant quant au physique des actrices. En général, il faut vraiment qu’une actrice crève l’écran ou qu’elle représente un type de personnage bien particulier pour pouvoir faire carrière sans être belle ou au moins jolie.
Coquilles et remarques :
Pour les propositions incidentes, il faut des tirets demi-cadratins ou cadratins, pas des traits d’union.
— Enfin évidemment que vous les voyez [Virgule entre « Enfin » et « évidemment ».]
— vous y passez votre journée, tranquillement assis sur votre fauteuil rouge [On est assis sur une chaise, mais dans un fauteuil.]
— On pourrait baisser les spotlights ? [En français, c’est « les projecteurs » ou, familièrement, « les projos ».]
— Ah ? Bon, tant pis. J’aurais demandé. [J’aurai demandé ; futur antérieur]
— j’ai cru que j’allai lécher ses abdos [que j’allais ; imparfait]
— Regardez-moi, contraste : qu’est-ce que je fous là ? [Cette phrase est mal structurée. Je propose une correction minime : « Regardez-moi ce contraste : qu’est-ce que je fous là ? »]
— j’espère que ma tchatch aura au moins pour mérite [ma tchatche]
— Malléable à souhaits [à souhait ; cette locution est invariable]
— et je courrai, courrai, en long en large en travers je courrai à la recherche de l’ordre souverain qui régit toutes choses [Il faut une virgule après « en travers » pour pouvoir dire la phrase sans manquer d’air./ J’écrirais « qui régit toute chose » ; ici, « tout » a le sens de « chaque ».]
— qui dicte ma conduite, impose mes mouvements et de souffle n’autorise que l’admiration que je porte aux plus grands [Je ne comprends pas le passage suivant : « impose mes mouvements et de souffle n’autorise que l’admiration que je porte aux plus grands ».]
— et parce qu’aucune place n’est pour lui sur cette Terre [sur cette terre ; on ne met la majuscule à « Terre » que dans le sens cosmique (pas dans le langage courant)]
— l’épouvante au fond de l’estomac, vide l’estomac, et puis hop ! [Il faut une virgule entre « vide » et « l’estomac » ; autrement ça veut dire que l’épouvante vide l’estomac, pas que l’estomac est vide.]
— A quel point mes yeux sont creux, mes cernes, grises [À / gris ; « cerne » est masculin]
— Je trouve que dans le dernier paragraphe, la ponctuation ne fonctionne pas ; au lieu de rendre le texte plus expressif, elle le rend moins intelligible :
> Les points à la place des virgules qu’on attendrait avant « De me tordre » et « De m’ausculter » morcellent la phrase et font perdre le fil. Si vraiment tu ne veux pas mettre de (banales) virgules, tu pourrais mettre des points-virgules, puisqu’ils sont souvent utilisés dans des énumérations.
Cet emploi des points est intrusif dans le sens où il veut imposer une intonation, un rythme de diction, alors que ceux que le lecteur entend dans la subvocalisation viennent de sa manière d’interpréter et de ressentir le texte.
> J’enlèverais « à ma place », qui n’apporte aucune précision, mais ajoute de la confusion.
> De même, le point avant « évidée » ne fonctionne pas parce qu’ici, la virgule attendue exprime l’ellipse du verbe, alors que le point impose une pause, une coupure. À mon sens, la principale limite à la liberté de l’auteur dans l’emploi de la ponctuation, c’est l’intelligibilité du texte.
Lyrou
Posté le 25/01/2020
Idée créative pour une nouvelle que décrire les mouvements d'un corps de cette façon. Début très réussi, j'ai trouvé cela dit qu'à un certain point on perd un peu de vue l'acteur pour une description 'pure' disons des archétypes de ces personnes, à partir de "cracké" je dirais. Disons surtout que toutes les descriptions de la peau prennent le pas sur les descriptions des gestuelles, or ce que peut reproduire l'acteur ce sont les gestuelles, en fait ça m'a sorti de la scène que tu dépeints, et il m'a fallut la conclusion pour revenir sur l'acteur.
La voix narrative de tout le début très sympa par contre, on sent que le narrateur est interne à quelqu'un vu que la personnalité transparaît
Liné
Posté le 06/02/2020
Ah, tu n'es pas le premier à me faire la remarque de la "perte" en cours de route, il va certainement falloir que je retravaille ça ! D'autant que j'ai écrit cette nouvelle sur un coup de tête, d'un seul trait, pour me défouler :-)
Rachael
Posté le 08/11/2019
Ah, Ah, ça commence soft, et puis la description vire au délire cauchemardesque... On se laisse vraiment happer par ce comédien habité.
J'ai trouvé la fin un peu abrupte, le décor de l'audition a disparu, il ne reste plus que le corps, et j'imagine que c'est voulu, mais pour moi c'était un peu rapide.
Liné
Posté le 09/11/2019
Merci Rachael !
Ah effectivement, je voulais surtout parler du comédien, de son ressenti, et de la transformation quelque part involontaire de son propre corps. Je ne pensais pas que le décor du théâtre puisse marquer autant en tout début de lecture ! Pour moi il s'agit surtout de partir d'une situation réaliste, quasi-banale, pour évoluer vers un propos plus universel... J'y réfléchis !
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