Elkin garde peu de souvenirs de son père. Mais ceux en lien avec la guerre et sa mort, en lien avec les deux soldats, sont restés. Il lui arrive d'y songer la nuit quand il ne peut pas dormir, ou d'en rêver. Mais à force d'en rêver, il sent que ses souvenirs se sont altérés, comme s'il s'agissait d'une pièce et que les comédiens y introduisaient des variations. Le plus étrange est que sa mémoire en a collectionné toutes les versions. Quand sa tête touche l'oreiller de plumes et que son esprit vagabonde, quand le drame se rejoue, il ajoute à son étagère une énième adaptation, une fragile reliure pour ces soirs où le sommeil le fuit. Alors, il vient la feuilleter pour tromper l'ennui.
C'est en 1864. Matthew Longleaf et son fils Elkin vivent à quinze miles de la Nouvelle-Orléans. La guerre n'est pas finie mais les rumeurs de défaite se font nombreuses. Ces yankees, comme on dit, ces gars du Nord sont trop forts et vont tout écraser. Elkin a huit ans et comprend seulement que cela torture son père. Le soir, s'il n'est pas dans une colère noire, il s'effondre sur la chaise, le regard dans le vide, une bouteille de rye whiskey à la main. Lui n'a pas pu se battre, tombé de cheval dans sa jeunesse et claudicant de la jambe gauche. Il n'aurait servi à rien.
— 'pa, ose demander le garçon, un soir qu'il vient de récurer les assiettes et les verres d'un repas frugal. Pourquoi ça te rend triste de perdre la guerre ?
Matthew dirige vers lui des yeux vitreux et pleins de sang. Ils ne sont pas de riches propriétaires, ils ne possèdent pas d'esclaves alors pourquoi se sentir concerné, pourquoi à ce point ? Les enfants de son âge traitent Elkin de redneck, et s'il ne saisit pas tout ce que le terme implique, il sait que ce n'est pas une bonne chose.
— Un jour tu comprendras, fils. C'est… c'est notre honneur qu'on souille et notre cœur qu'on déchire !
Saisi d'une brusque vigueur, son père pose la bouteille sur la table, se redresse, agrippe sa chemise comme s'il espérait l'arracher, et ses traits se tordent.
— Faut bien qu'on se défende ! Ils veulent tout nous prendre, tout ce qu'on a construit ! Je t'ai jamais emmené dans le Nord, toi, hein ?
L'enfant secoue la tête. Sa fureur passée, l'homme se laisse retomber sur le dossier.
— Ça pue, le Nord, jette-t-il à voix basse, méprisant. Y a plus de nature. Y a que des machines qui empoisonnent le ciel. Et si on se défend pas, c'est notre terre à nous qu'ils vont venir défigurer. Ils comprennent rien à la vie. C'est pas rien d'être un gars du Sud. Ah ça non. C'est… respectable.
Il semble avoir choisi ce mot avec soin. Il a occulté la présence d'Elkin pour se parler à lui-même, mais le garçon ne s'en offusque pas. Il sait les ravages provoqués par le liquide doré dans la bouteille. Lui-même n'en boit pas mais respire avec perplexité son odeur capiteuse.
La même année, un jour de début juin. L'été commence déjà de mordre. Elkin revient du potager. Soudain il voit, dans l'encadrement de la porte inondé de lumière, deux silhouettes robustes qui se découpent en contre-jour. Transpirant déjà, les doigts serrés sur un verre de whisky, son père paraît si faible à côté de ces jeunes hommes.
La scène se fige, suspendue dans la clarté blanche du jour. Les adultes cessent de parler pour le regarder. Les inconnus n'ont pas vingt ans et portent un uniforme gris. Leurs yeux flambent mais leur bouche a un pli dur, désabusé. Ils gardent le dos droit, les épaules carrées. Des Confédérés.
Ils sont invités à partager leur repas. Un long moment, ils ne disent rien. Puis :
— Comment avez-vous appelé votre fils, Matthew ?
— Euh… balbutie l'intéressé, fasciné. Il s'appelle Elkin.
— Curieux prénom.
— C'est pour sa mère, continue Matthew. Elle est morte en lui donnant le jour et c'était son nom de jeune fille. Je me suis dit que ça ferait pas de mal au petit.
— Dieu ait votre femme, remarque gravement le Confédéré.
— Dieu nous ait tous, ponctue son camarade.
Ces soldats, Elkin les trouve très bien élevés. Ils mastiquent lentement, comme si la nourriture était chose fragile entre leurs dents. Ils ne posent pas les coudes sur la table. Ils ont enlevé leur casquette.
Ils se mettent à converser de la guerre. Ils se remémorent l'épisode du Vermillion Bayou l'année passée. Religieusement, ils évoquent le général Lee. Ils parlent avec un regret évident de leur retour au giron de la guerre ; elle les rappelle plus tôt que prévu. Matthew les presse de communiquer les dernières nouvelles de l'armée. Ils déclinent poliment. Affaires trop délicates, même pour un honnête citoyen du Sud.
— Si cela vous intéresse, dit le premier soldat avant de partir, nous avions prévu d'aller voir ce spectacle.
Il sort de sa poche deux rectangles de carton froissé.
— Notre date de retour avancée, les billets auraient été perdus… je ne savais pas à qui les donner, mais vous m'êtes sympathique. Ce n'est pas loin d'ici. Et cela devrait plaire à Elkin.
Matthew tend la main.
— Ce n'est pas souvent qu'on a l'occasion de s'amuser, ajoute le Confédéré en remettant sa casquette et raccrochant ses armes. Profitez-en.
Ensuite ils disparaissent, avalés par ce même soleil qui les a déposés sur le seuil. Matthew contemple les billets. Par réflexe, sa main cherche une bouteille à laquelle se raccrocher.
— 'pa, qu'est-ce que c'est ?
Côte à côte, ils lisent avec difficulté. Lettre après lettre.
Maxwell's Magical Circus & Wonder-Rooms.
Un cirque en pleine guerre, c'est inédit. L'adresse au dos des billets indique que les festivités se tiendront de l'autre côté de la Nouvelle-Orléans, près du bayou St John, quatre jours plus tard.
Elkin a très envie d'y aller mais on lui a appris à cacher ses faiblesses, alors il ne supplie pas. Matthew a hésite beaucoup : la Nouvelle-Orléans est aux mains des yankees et ce n'est pas un endroit sûr. C'est peut-être le silence triste de son enfant, ou bien le simple souvenir des soldats qui le persuade.
Matthew a fait un effort de tenue mais s'y est mal pris. Il aurait mieux fait de venir habillé comme d'habitude, sans ce chapeau informe, sans le monocle fendillé ou la veste défraîchie à longs pans. Elkin a dû se peigner les cheveux et décrasser son pantalon aux genoux.
Ils font en charrette le chemin jusqu'à la ville.
— Pauvres gars, marmonne Matthew. Ils auraient dû être à notre place. Ils avaient bien le droit de se détendre un peu.
Les moustiques, remontés des marécages avoisinants, s'en donnent à cœur joie tandis que l'horizon s'emplit de nuit. Elkin lui aussi pense aux jeunes et beaux soldats venus prendre un repas chez eux. Parfois il croit avoir rêvé leur présence. Mais le billet serré dans sa main, dans sa poche, lui prouve le contraire.
À l'entrée de la ville, des officiers en bleu demandent le motif de leur visite. Les voyageurs tendent leur bout de carton sans mot dire.
— C'est bon, passez.
Il faut maintenant trouver le quartier de St John. Matthew a déjà visité la Nouvelle-Orléans, avant la guerre, mais ne l'a jamais traversée de bout en bout.
— On demandera aux gens, a-t-il dit, incertain. Mais interdiction de parler aux gars du Nord, c'est compris ?
À tous les coins de rue si cela est possible, on trouve des uniformes bleu sombre. Le gaz de charbon dans les lampadaires jette des formes troubles sur les pavés et les façades colorées. Ici, une officine d'herboriste. Là, des habitations d'où s'échappent par la fenêtre ouverte, venant se mêler à la cohue de la rue, des bruits du quotidien, claquements d'assiettes et conversations. Plus loin, des palmiers qui descendent leurs feuilles depuis un jardin en hauteur pour en caresser la chaussée. Là, un café où des gens à la terrasse fument le mauvais cigare… au milieu volent moustiques et autres bêtes à ailes, attirés par la sueur. Elkin est surpris. On raconte que la ville est triste depuis que les hommes en bleu s'y sont installés.
— Un jour, fils, ce sera la révolte, lui a dit son père au début de la guerre.
À présent, il ne le dit plus.
La ville, ce soir, n'est pas déserte et miséreuse. Elle grouille de vie. C'est à cause du cirque, cela donne envie de s'animer. Comme a dit le Confédéré, on n'a pas souvent l'occasion de s'amuser.
Elkin aperçoit des morceaux d'affiches placardés sur les murs, les poteaux et les charrettes à l'arrêt. Il a du mal à lire mais des lettres élégantes tracent sans doute le nom de Maxwell, au-dessus du dessin représentant un homme à cheveux noirs et à barbe pointue. Il a un air espiègle. Derrière lui se trouvent des cercles de couleur, des formes d'animaux ou de monstres.
Pris d'un instinct qu'il ne reconnaît pas, Elkin agrippe la main de son père. Ce dernier a oublié de prendre avec lui sa bouteille de whisky et sa paume est moite.
Un petit nombre de gens semble prendre le même chemin. Hébété, Matthew les suit. La main d'Elkin glisse entre ses doigts. L'enfant s'engouffre dans son sillage, la peur au ventre de se perdre, concentré sur ce dos légèrement voûté, sur la claudication et le chapeau mou.
— Ladies and Gentlemen ! crie quelqu'un. Approchez, venez goûter aux merveilles de Maxwell !
Quelque part, un violon énergique saute de note en note et échauffe les cœurs. Un torrent humain se forme et évolue un temps dans les rues de la Nouvelle-Orléans, dans le brouillard diffus du gaz de charbon.
Le crépuscule finit par s'ouvrir devant eux et une odeur de saumure atteint les narines d'Elkin. Est-ce le bayou St John ?
Le garçon frotte ses paumes contre son pantalon, haletant. Il rejoint son père et pour la première fois de la soirée, leurs yeux se croisent. Pour se donner une contenance, Matthew redresse le dos et troque son air perdu pour une mine sévère. Il passe sa main, jusqu'aux premières phalanges, dans la poche de poitrine de sa chemise amidonnée.
— Ça te plaît ?
Elkin cligne des yeux.
Le terrain vague borde le canal. C'est comme si le cirque avait attendu leur présence pour s'éveiller ; par magie, des torches plantées en cercle s'enflamment de concert, révélant un énorme chapiteau marron ouvert sur un épanchement de musique grotesque, et la troupe dévoilée dans toute l'étendue de sa bizarrerie. Une rumeur cacophonique s'élève vers les cieux. Elkin ferme un moment les yeux car une myriade de teintes et sensations les assaillent. Il a un peu la nausée.
Maintenant, il a le tournis en plus de cette envie de vomir. Il discerne son père, là-bas, qui a continué d'avancer, et se met en route. Il essuie la transpiration de son front qui lui coule abondamment dans les sourcils. Il souffle fort, il baisse les yeux parce que le sol est spongieux et lui mange presque les pieds, et cela l'angoisse. Ses semelles sont prises dans un carré de terre où ressortent des plaques d'eau, comme un miroir cassé.
Une main se pose sur son épaule. Il croit que c'est celle de son père et relève la tête.
Son père n'est plus là. Une femme aux yeux noirs comme le charbon est penchée vers lui. Elle a un maquillage très blanc et ne dit rien. Il y a un poids dans son regard, un jugement affreux.
— Laissez-moi, s'il vous plaît, murmure l'enfant.
Elle raffermit sa prise sur son épaule. Elle porte son autre main à sa bouche et mord à pleines dents dans un oignon rouge. Le jus dégouline sur son menton, dégageant sa senteur piquante et sucrée à faire chavirer l'estomac.
— Amuse-toi bien, petit, finit-elle par dire.
Elle le pousse durement en avant et s'éloigne dans sa robe sombre enchevêtrée de dentelle.
Elkin marche sans savoir où aller. L'herbe lui monte jusqu'aux mollets. Il regarde de tous côtés, mais la démarche et le chapeau de Matthew ne sont nulle part et l'angoisse monte.
Étourdi, il heurte un grand échalas. Il veut s'excuser mais n'en a pas le temps ; l'inconnu le retient par une oreille entre ses ongles douloureux, taillés en pointe.
Il est chauve, le visage marqué de cernes et de cicatrices. Des tatouages en forme de larmes ou de losanges coulent de ses iris.
Autour d'eux, la foule rit bruyamment. Les gens se pressent et les bousculent. Elkin a envie de sangloter et d'appeler son père ; seule la fierté l'en empêche. Il serre les dents pour ne pas se plaindre de la douleur. Cet inconnu est si étrange, peut-être est-il un gars du Nord, auquel cas il ne faut pas se montrer faible devant lui. La femme à la robe noire est-elle une yankee, elle aussi ? A-t-il eu tort de lui adresser la parole ?
Elkin pince les lèvres et fait des mouvements sur le côté dans l'espoir de se libérer.
— Arrête de gigoter comme un asticot, lance l'homme. Qu'est-ce que tu fais ici ?
Dans un souffle accompagné d'exclamations et de grognements, une gerbe de feu jaillit sur leur droite. Le cœur d'Elkin bondit dans sa poitrine. Le chauve part d'un rire terrible, sa tête rejetée dans la pénombre là-haut, ses losanges plus sombres que la nuit.
— Tu viens de faire connaissance avec notre cracheuse de feu.
Plus loin près du canal s'est agglutiné un cercle d'admirateurs. Même en tournant la tête vers eux, difficilement, le garçon ne voit pas la cracheuse de feu. Il ne voit que les éclats de lumière.
— Je te le répète, petit. Qu'est-ce que tu fais ici ?
Le chauve aux losanges le secoue, et c'en est trop pour son oreille.
— Je… je suis venu voir Maxwell !
— Tiens donc.
L'homme prend une expression contemplative, comme s'il cherchait un message caché dans les traits de l'enfant. Puis, sans crier gare :
— C'est donc ça. Elkin Longleaf, tu as perdu ton père.
— Oui...
— Veux-tu que je t'aide à le retrouver ?
Elkin est au bord de pleurer.
— Bon. Regarde droit devant toi, c'est très important. Tu es prêt ?
Sans laisser l'enfant répondre, le chauve claque des doigts, le fait pivoter et le propulse en avant.
Regarder devant moi. Elkin ne sait quelle force lui intime de respecter ces paroles du chauve et de ne jamais se retourner, mais il ne se retourne pas. Il court, dépasse les gerbes de feu, les jongleurs et les danseurs, fait un brusque écart sur le côté quand surgissent de l'ombre des pattes hérissées, des poils bruns et drus, un museau qui déchirent l'air. Mais la chose est attachée par des chaînes et retombe au sol dans un grommellement.
Le derrière de son pantalon est tout souillé de marécage.
Regarder devant moi !
Elkin se remet sur pieds et reprend son chemin. Bruissements, ricanements, airs de musique curieusement dissonants l'accompagnent le long du canal, entre les torches qui éclairent autant qu'elles cachent les visages et les corps. Il manque glisser et tomber dans l'eau où les insectes bourdonnent, attirés par la surface épaisse comme de la soupe.
Pas de Matthew à l'horizon. Le chapiteau… Elkin décide qu'il serait plus sage de le regagner et d'y attendre son père, à l'abri. Mais il est une nouvelle fois dévié de sa course par un groupe de personnes montées sur des échasses, qui le renversent sans ménagement. Une échasse en bois lui heurte la tête et il se retrouve à quatre pattes.
La terre est dure. Tout s'est évanoui. Il n'y a plus que le bruit de sa propre respiration, l'odeur de l'herbe et une sonnerie grave dans sa tête.
Il a mal au crâne mais l'inattendue fraîcheur du sol lui fait du bien. Il voudrait s'allonger et dormir… mais pas ici, ce n'est pas prudent, il ne doit pas rester seul.
Il relève le visage. L'herbe lui caresse les joues. Tout autour de lui se trouvent échouées des bêtes inertes de tissu et de métal, des roulottes. À perte de vue, il n'y a que des roulottes et des caravanes, ces maisons nomades qui lui font froid dans le dos, inertes dans l'obscurité, des chapelets de bois ou de métal tintant sombrement à leur porche.
Il n'a pas eu l'impression de s'éloigner tant… pourquoi le chapiteau n'est-il plus là ? Ne reste que l'odeur saumurée du marécage, tapissant ses narines.
Il erre un instant dans ce paysage désolé, oppressé par le silence comme il l'a été par le bruit. Il effleure un morceau de tissu et un arceau en fer.
Tout haut, pour la première fois, il maudit les deux soldats de les avoir entraînés là.
— Hé, qu'est-ce qui te prend ?
— 'pa ?
Oui, c'est son père qui arrive entre les roulottes en boitant, le souffle court. Elkin le rejoint en courant.
— Je t'avais dit de pas t'éloigner ! Tu t'es pas laissé embarquer par des gars du Nord, au moins ?
S'il n'avait pas été si courageux, Elkin se serait mis à pleurer pour de bon.
— Qu'est-ce que tu fiches là, de toute façon ? Allez, viens.
Maintenant qu'il n'est plus seul, la normalité reprend le pas sur l'effroi. Le chapiteau est juste derrière le cimetière de roulottes. Pourtant, Elkin aurait juré que la nuit avait tout englouti.
Il n'est pas fou.
À l'entrée du chapiteau, les gens s'amassent comme des mouches. Elkin aperçoit la femme à la robe de dentelle en train de parler vivement à l'homme chauve, ses larmes tatouées suspendues à ses paupières inférieures et bougeant dans la lumière des flambeaux.
— Tout est normal, se murmure Elkin.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Rien.
Ils attendent de pouvoir franchir le seuil du chapiteau, qui happe les silhouettes une par une dans sa lumière. Quand leur tour arrive, Elkin revoit dans un éclair les soldats sur le pas de leur porte. Il secoue la tête ; non, les soldats ne sont pas là.
— Bienvenue au cirque, lance l'homme qui se trouve devant eux.
Il est de taille moyenne et porte des étoffes éraflées, recousues par endroits. Il n'a rien d'exceptionnel, pas du tout comme sur l'affiche.
— C'est vous, Maxwell, non ? dit Elkin.
C'est à cause de sa barbe taillée en pointe. L'intéressé baisse les yeux.
— Elkin Longleaf. Tu as pleuré ?
D'un geste sec, il fait apparaître un mouchoir coloré.
— Oh, comment avez-vous fait ?
— C'est un secret.
Il se penche pour lui essuyer le coin des yeux.
— Ici, on ne pleure pas. Ici, on s'amuse ! débite-t-il à la manière d'une chanson, en repliant son mouchoir. On s'amuse de la peur, de la laideur et du grotesque, on s'amuse de nos qualités et de nos défauts.
Elkin ne sait pas quoi répondre et se mord la lèvre.
— Ne t'inquiète pas, petit, on va s'occuper de toi. Et vous, Matthew, profitez du spectacle.
Il tend le bras vers l'intérieur en signe d'accueil. Matthew a un regard de mouche piégée par une lumière trop violente.
— Mais entrez !
Quand Matthew fait un pas, suivi d'Elkin qui s'est accroché à sa manche, un immense sourire éclaire le visage de l'étrange Maxwell. De la main, il leur fait signe de continuer à avancer, presque comme s'il voulait les attirer dans un piège. Matthew a beaucoup bu avant de venir et sa transpiration a une odeur acide… s'il avait toute sa tête, il s'arrêterait peut-être.
Quand le père et le fils sont arrivés au centre du parterre, près du poteau soutenant le chapiteau, l'homme à la barbe pointue s'exclame :
— Voilà qui est… parfait ! Installez-vous, le spectacle va commencer. N'en perdez pas une miette, surtout.
— Mais où sont tous les gens ? veut savoir Elkin.
Matthew s'appuie au poteau, sort un mouchoir de sa poche pour s'en éponger le front.
— 'pa, geint Elkin en lui tirant la manche. Où sont les autres ?
Maxwell s'éloigne à reculons. Il pose le pied sur la ligne où commence l'ombre du dehors, ses traits surnageant un instant dans la lumière de la lampe à gaz. Puis il s'évanouit tout entier, et la lumière disparaît avec lui.
C'est le début d'un cauchemar qui lui revient par bribes et qu'il ne parvient pas à remettre dans l'ordre. Elkin se croit devenu aveugle. Il se croit entouré de vide et désincarné. Même en tendant l'oreille, ils n'entend plus rien.
Matthew donne des coups dans l'air, accroche l'épaule de son fils et ils tournent, ils perdent leurs repères, ils perdent l'équilibre et s'étalent dans la terre battue. Matthew l'écrase et peine à respirer. Il panique. Elkin a mal, parce qu'il lui appuie sur la clavicule. Le silence résonne de toux et de râles, la main de Matthew se crispe violemment.
Ce n'est pas ça, le cirque ! se dit Elkin.
Il ne comprend pas ce qu'il se passe. Ne pas voir, être livré à son imagination fiévreuse le met dans une angoisse terrible.
Le garçon plaque ses paumes contre ses paupières, stupide réflexe de protection, de survie. La tête lui tourne et il a envie de vomir, il se souvient du coup qu'il a reçu à la tempe. Il se croit embarqué dans un manège sans fin. Des points lumineux emplissent le noir devant ses yeux, et des ondes de couleur s'y propagent. La détresse gronde dans ses entrailles et sa poitrine, il sent les larmes lui brûler la peau et couler dans le fond de sa gorge, la fierté ne peut rien pour l'aider cette fois.
Enfin, brutalement, tout prend fin. Il ne sait pas exactement ce qui a changé mais le manège se suspend, le malaise lui soulève une dernière fois l'estomac avant de se dissiper, la tête ne lui tourne plus. Le sang bruisse dans ses oreilles.
Aucun signe de Matthew.
— 'pa ?
Pas de réponse. Un calme froid et impersonnel qui le laisse seul avec son tourbillon intérieur et la déception immense d'avoir été piégé. Ce n'est pas ça, le cirque. Après cela, Matthew ne voudra plus jamais y aller, et Elkin ne saura jamais ce que c'est.
Il prend le temps de maîtriser sa respiration. Il l'assagit avec soin et se concentre sur son aspect mécanique, qui lui donne de la force.
Enfin, il ouvre les yeux sur une clarté tamisée. Il ne sait pas où il est mais perçoit la rumeur du vent dans les herbes et une senteur qui est peut-être celle du bayou. Devant lui des silhouettes faiblement soulignées, un homme à chapeau haut-de-forme, une femme aux gestes exubérants évoluent sur une toile, portés par un élan irréel. Tout autour de lui, c'est le même spectacle de gens sans visages, animés et pourtant si lointains, silencieux.
— 'pa…
Pourquoi Matthew n'a-t-il pas encore réagi ?
Elkin se redresse en position assise. Incapable d'abandonner le spectacle des silhouettes, il tâtonne de ses mains par terre car il sait que son père est tombé près de lui.
Le souvenir du cirque s'arrête là. Pour Elkin, les heures qui ont suivi la découverte du corps n'existent pas. Il ne sait plus si cette histoire, qui se répète et varie, n'est pas simplement née de son imagination. Les fantasmes enfantins, l'atmosphère de guerre, la misère, la chaleur ou la faim ont peut-être jeté le trouble dans son esprit à un moment si vulnérable de sa vie, celui où il est devenu orphelin.
Comment est-il sorti du chapiteau ? Qui a soulevé le corps de son père ? Comment a-t-il retrouvé le chemin jusque chez lui ? Non, il n'y a rien. Le souvenir le plus proche qu'il garde et qui, lui, ne change pas, c'est celui de son lit et des couvertures qu'il n'a de cesse de rageusement repousser à ses pieds. On vient les lui remonter jusqu'au cou quand il dort. À son réveil, un métayer voisin est assis à son chevet, la mine grave.
Arrêt du cœur, entend-il marmonner. Trop d'alcool, arrêt du cœur. Et le p'tit qu'est malade.
Quelqu'un d'autre s'occupera de lui. Elkin met plusieurs jours à se remettre de la fièvre, et il pense que les moustiques sont responsables ; dans ses délires il les revoit tourner avec obstination à la surface veloutée de l'eau et fait de brusques mouvements pour les chasser, tombe de son lit plusieurs fois. Il entend et voit des carillons de bois et de métal sonner, sonner aux porches de caravanes imaginaires, et la litanie rythme les battements de sa fièvre.
Les visions s'espacent peu à peu et le laissent tranquille. Il parvient à s'asseoir et à boire sans aide, il mange un peu ; on lui apporte une bouteille de lait frais.
Son père est mort d'un arrêt du cœur à cause de l'alcool. On l'a retrouvé non loin de la Nouvelle-Orléans. D'accord. Elkin a le sentiment que parler du cirque pourrait être dangereux. Et si on le croyait fou ? Il préfère se taire. Les adultes se taisent, eux aussi.
Quelques jours de silences et de repos plus tard, on lui annonce qu'il ne peut pas rester ici. Il doit prendre ses affaires, seulement celles qui lui sont le plus chères, et on viendra le chercher à l'aube. Les affaires qui lui sont le plus chères tiennent dans un sac en toile qu'il a trouvé dans la remise. Un vieux sac de patates. Elkin ne dort pas de la nuit, assis tout habillé sur les draps. Il n'a pas demandé où on le conduirait et il n'a pas protesté. Même s'il s'occupait très bien du potager, même si c'était lui qui lavait les assiettes et les couverts après les repas et partait acheter le whisky quand son père n'en avait plus ; même s'il prenait grand soin des petites choses du quotidien et que Matthew se serait très mal débrouillé sans lui, il n'était qu'un enfant.
Il n'a aucune raison de regretter ses années au Widesleep Orphanage, au milieu d'enfants pauvres comme lui. Au milieu des rednecks. À la fin de la guerre, les nordistes se sont engagés pour réunifier le pays et n'ont pas hésité à se montrer charitables envers les enfants sans famille, adoucissant leur sort. Ces yankees, Elkin ne leur en veut même pas de l'avoir aidé de manière si insupportable, d'avoir été bienfaisants mais directifs. Après tout, ils ont gagné la guerre.
Ils sont jeunes, discrets. Ils ont des traits réguliers. Ce n'est pas qu'ils se ressemblent pourtant ils sont indissociables l'un de l'autre, on ne peut les imaginer l'un sans l'autre. Ils ne parlent pas beaucoup mais s'expriment poliment, ils sont bien élevés. Gentils. Ils ont l'air triste, du moins ils l'avaient.
Ils sont peut-être morts à la guerre. Ils ont peut-être disparu.
Ils n'existent peut-être pas.
Il se trouve qu'à la fin de la guerre en 1865, et tandis que le Sud devait se reconstruire sous l'égide des vainqueurs, une histoire étrange à propos de deux jeunes Confédérés a commencé de circuler. Dans toutes les provinces sudistes qui ruminaient leur défaite, faisaient difficilement face à un horizon inconnu qu'il n'était plus possible de refuser, l'image fantomatique de deux jeunes hommes coiffés, aux vêtements lisses et aux manières soignées, a répandu une terreur muette et mystique. Des histoires étranges et morbides ont fleuri, contant la destinée de gens trop crédules, travailleurs du Sud comme riches propriétaires qui s'étaient laissé séduire par ces anges en uniforme. On ne sait pas combien de billets estampillés Maxwell's Magical Circus & Wonder-rooms ont été distribués, combien n'ont pas pu être comptés car les gens ne savent pas lire et les ont jetés.
On a cru qu'il s'agissait d'anciens Confédérés rangés à la cause des nordistes, de fugitifs ou d'imposteurs. On les a crus habités de magie noire et d'une quelconque science vaudou, envoyés pour se venger, esprits porteurs de malheurs et de perdition.
Ils auraient dû savoir. Deux Confédérés, livrés à eux-mêmes, à pied, dans les environs d'une ville tombée aux mains des nordistes. Ce n'était pas logique.
Elkin a entrepris un long voyage dans les territoires du Sud. Il a posé des questions, recueilli des témoignages et engagé des recherches, avec le peu d'argent dont il disposait.
Ces deux soldats, il ne les a jamais revus en dehors de ses rêves.
Le thème de l'histoire m'a immédiatement attiré et pour ma part, j'ai beaucoup aimé me plonger dans l'époque de la guerre de Sécession. C'est une époque que je connais peu et qui est pourtant très intéressante.
Tout d'abord, j'ai beaucoup aimé l'univers, dans ce premier chapitre, je me suis bien représentée le monde qui entoure Elkin. Ensuite, je trouve que tu as bien transcrit son point de vue et la narration était juste. Et bien sûr, ce chapitre, bien qu'un peu long, donne envie de lire la suite!
Je dois avouer que je suis un peu perturbée par l'utilisation du présent, mais après, cela dépend des préférences de chacun, donc je ne ferais pas de critiques dessus, même si ce choix m'a surprise au début de ma lecture!
Juste quelques remarques: - au premier paragraphe, tu fais quelques répétitions "Mais ceux en lien avec la guerre et sa mort, en lien avec les deux soldats, sont restés." / "Il lui arrive d'y songer la nuit quand il ne peut pas dormir, ou d'en rêver. Mais à force d'en rêver, il sent que ses souvenirs se sont altérés"
- "Elkin ne sait quelle force lui intime de respecter ces paroles du chauve et de ne jamais se retourner, mais il ne se retourne pas." il y a quelque chose qui m'a fait buter sur cette phrase, même si je ne peux clairement expliquer pourquoi.
- à un moment, tu as écrit "a hésite", une petite coquille, mais je ne parviens pas à retrouver ce passage!
Quoi qu'il en soit, j'ai beaucoup aimé ce premier chapitre !
Elia
Merci beaucoup de t'être arrêtée sur ma nouvelle ^^ car oui, il s'agit d'une nouvelle donc malheureusement il n'y aura pas de suite :'( enfin, j'ai un projet de roman dans le même univers que cette nouvelle, avec Elkin devenu adulte, mais j'ai tellement de choses à écrire avant ça...
Je suis très contente que l'époque et le sujet t'aient plu ! C'est des choses assez chères à mon coeur ^^ c'est en effet une époque super intéressante à étudier ! Merci pour la narration, j'avoue que prendre le point de vue d'un enfant me faisait un peu peur. L'utilisation du présent, elle, s'est un peu imposée, je ne sais pas pourquoi ; pareil pour ce projet de futur roman qui sera (s'il existe un jour, mais je veux y croire) au présent aussi.
Merci pour tes remarques ! Les répétitions étaient voulues mais peut-être que ça fait trop. Pour la deuxième phrase, c'est peut-être parce qu'elle est un peu trop longue ^^ merci en tout cas et à bientôt !