Au millième de seconde où tu as dit je suis, le basalte comptait déjà trois millions de silences et quelque part une cuillère tombait dans un tiroir.
Aucun rapport.
C'est ça, l'univers : des choses sans rapport qui arrivent en même temps. Toi tu cherches le fil. Le fil rouge, le fil conducteur, le fil d'Ariane. Mais il n'y a que des nœuds. Des nœuds partout. Et toi tu es un nœud qui cherche la pelote.
Ta certitude pèse quoi ? Une plume de pigeon sur l'épaule immense d'une montagne qui porte sept milliards de tonnes. Sans broncher. Sans pencher.
Ton cœur — cette prune électrique — fait tic-tac tactique, politique du battement, comme s'il savait compter ce qui compte. Mais l'univers n'a pas de montre. Il s'étend. Mille années-lumière pendant que tu dis « maintenant ».
Maintenant n'existe pas.
C'est déjà après.
Sous tes semelles, le mycélium tisse. Des fils plus fins que l'idée de fil. Un réseau qui connecte le chêne au charme, le hêtre au frêne, dans une conversation chimique où les mots sont du sucre et les phrases du phosphore. Tu marches sur une pensée qui ne pense pas avec des mots.
L'arbre n'est pas un arbre.
L'arbre est une pompe impossible. L'eau monte à trente mètres sans cœur, sans muscle, juste par capillarité et transpiration. Les feuilles aspirent, les racines poussent, et entre les deux la colonne d'eau défie ta physique de tableau noir. Dans chaque feuille, la lumière devient sucre. Miracle quotidien.
La pierre dort mais quel sommeil !
Un sommeil de granite où chaque rêve dure un million d'années. Les pierres nagent — lentement, sûrement — sur le manteau terrestre à la vitesse de tes ongles qui poussent. Dans soixante millions d'années, l’Atlas et les Alpes seront ailleurs, ensemble. La pierre ne presse pas.
Là où tu dis vide, les particules jouent aux dés.
Einstein avait tort : Dieu joue aux dés, et soit les dés sont pipés ou bien les dés n'existent pas.
Le vide bouillonne. Des particules virtuelles — virtuelles ! — qui existent juste assez pour ne pas exister. Le néant pétille comme du champagne quantique. C'est ton regard qui est plat.
Tu es le nœud dans la trame, le drame dans la trame.
La trame continue — elle tissait des nébuleuses avant toi, elle tissera des trous noirs après — et toi tu te prends pour le motif alors que tu n'es que l'erreur dans le tissage.
L'eau a tout été.
Nuage au Crétacé. Sang de tricératops. Océan primordial. Larme de première mère. Glace d'astéroïde. Vapeur volcanique. L'eau a tout été et s'en souvient dans chaque molécule. Toi tu as été quoi ? Un arrangement d'eau qui s'arrange pour oublier qu'il est eau.
PAUSE.
Respire. Même si respirer c'est déjà prétendre que l'air t'appartient.
Le granite ne parle pas. Il devient. Devient quoi ? Plus granite. Toujours plus lui-même dans sa granititude muette.
Le glacier garde des bulles d'air du Pléistocène — atmosphères fossiles, haleines de mammouths en conserve. Tu respires de l'air neuf. Le glacier respire de l'air ancien. Qui a raison ?
Ma planète, dis-tu.
Possessif de locataire qui squatte. La Terre te porte comme elle porte ses microbes — sans visa, sans préférence. Tu dis ma mais c'est elle qui te possède, qui te retient par la gravité, qui te rappelle à chaque pas que tu lui appartiens. Elle tourne. Tu tournes avec. Tu disparaîtras. Elle continuera sa ronde. Quatre milliards et demi de tours déjà. Encore quelques milliards. Le compteur tourne.
Le fer dans ton sang a connu l'intérieur d'une étoile.
Quinze millions de degrés. Fusion nucléaire où les protons s'embrassent violemment pour devenir autre chose. Puis l'explosion. Supernova. Le fer dispersé dans l'espace comme des graines de pissenlit cosmique. Dérive de millions d'années. Puis accrétion. Planète. Minerai. Mine. Épinards. Toi.
Le fer s'en moque. Pour lui tu es une escale entre deux étoiles.
Je pense.
Mais qui pense dans cette dense défense ? Les dix mille milliards de bactéries dans ton intestin qui délibèrent ? Les mitochondries — anciennes envahisseuses devenues indispensables — qui font tourner tes usines cellulaires ? Tu dis je mais c'est nous qui décidons.
Le lichen transforme l'empire en terre.
Molécule par molécule. Sans hâte. Il ne sait pas qu'il digère César. Il digère, c'est tout. Dans mille ans, des pissenlits pousseront sur ta mémoire. Les pissenlits ne lisent pas les épitaphes.
C'est la soif qui gagne. Toujours.
Ton cerveau : soufflé qui retombe au moindre courant d'air. Trois minutes sans oxygène, rideau.
Maintenant — cet instant qui n'existe déjà plus — cent milliards de neutrinos te traversent. Messagers d'étoiles mortes en route vers des étoiles à naître. Pour eux tu n'es rien. Même pas un brouillard. Même pas une absence. Tu es troué.
L'équation murmure : Univers − toi = Univers
Aucune décimale ne bouge. L'opération est propre.
Toi − Univers = l'impossible soustraction. La goutte qui voudrait contenir l'océan.
Un jour — demain pour toi, maintenant pour la pierre — tes os seront sédiment. Sans nom. Sans pancarte. Ton nom, même l'oubli l'oubliera.
Mais.
Voici l'anomalie : tu es le lieu où l'univers s'est vu. Mal vu. Mais vu. La galaxie spirale sans miroir. Le quasar pulse sans public.
Toi tu regardes.
Tu regardes mal, tu comprends peu, tu interprètes de travers. Mais tu regardes. Tu es le témoin myope d'un spectacle trop grand.
Dans la nuit qui monte — qui était là avant le premier photon, qui sera là après le dernier — pas de tragédie.
Tu étais la fausse note.
Mais quelle note ! Consciente d'être fausse.
Paradoxe : plus tu sais, moins tu comprends.
Même ce poème te donne trop d'importance.
Les pierres reprennent leur conversation minérale. Interrompue une microseconde par ton bavardage de primate. Maintenant elles peuvent finir leur phrase commencée au Précambrien.
C'était quoi déjà leur sujet ?
Ah oui : rien. Les pierres parlent de rien avec la patience de qui a tout le temps. C'est leur force. Ne rien dire parfaitement.
Millième de millième.
Non, moins. Tu es l'approximation qu'on néglige dans le calcul.
L'univers continue.
Il continuait avant. Il continuera après. Mais entre les deux, pendant cette parenthèse absurde, il y aura eu ça : le cosmos qui s'est aperçu dans une flaque de conscience trouble.
Mais aperçu quand même.
C'est ridicule ? Oui. C'est sublime ? Aussi.
Mais tant que tu regardes, tant que tu t'étonnes, la parenthèse reste ouverte.
L'univers a attendu treize milliards d'années pour se voir. Il peut attendre encore un pe u. Le temps d'un regard. Le tien.
Même myope. Surtout myope.
C'est la myopie qui fait la poésie. C'est l'astigmate qui invente les étoiles. La vue parfaite ne s'étonne de rien.