Dans le ciel fauché par la guerre, l’Iss Lames d’Hannibal entamait sa chute libre vers Minésante.
Le métal hurlait. Il grinçait, se tordait sous les impacts, chaque soudure gémissait comme une bête blessée. La coque, polie par les chocs de la bataille, reflétait encore la beauté irréelle de la planète en dessous : la canopée d’un émeraude profond, le ciel d’un vert pâle, les rubans d’eau turquoise.
— Oh, cette eau… souffla le sergent Sahlovy, dépassé par les événements.
— Mais accroche-toi, putain ! hurla-t-il aussitôt à sa fille, que les secousses venaient de projeter contre la cloison.
Depuis l’instant où le Lames d’Hannibal avait été touché, plus personne ne parvenait à reprendre le contrôle.
— Bande de cons d’ingénieurs ! Faites quelque chose pour une fois !
lança Lingpa, chef de la maintenance, alors que les capsules de survie refusaient obstinément de répondre.
À la radio, les cris s’entremêlaient. La générale Castro de la Milice hurlait des ordres ; les rapports s’entrechoquaient dans un chaos de statique.
— FS-Ambiorix, ici l’OMS-Drolafar ! Rapport des dégâts !
— Ici la générale Castro, Ambiorix ! On va s’écraser ! Bordel, on va s’écraser !
— À la demande du commandant Peter Cole de l’ISS-Jureur : des dizaines de destroyers corpo en orbite. Toute la flotte est foutue. On va s’écraser.
— Ici Drolafar. Secours impossibles. Maintien des combats au sol. Transmission des devoirs à la générale Castro.
Le silence retomba soudain.
Plus aucun signal.
Devant eux, le sol somptueux de Minésante approchait à une vitesse vertigineuse.
— Ici Thélo Le Goff, fusilier embarqué du Lames d’Hannibal ! cria une voix.
Position d’impact estimée : 457899.04 – 5476.1 – 12336.54 ! Transmettez-nous la putain de zone de largage, bon Dieu !
— Ici Le Goff du Lames d’Hannibal ! Qu’est-il arrivé au Jureur ? Dites à Cole de répondre, bordel !
— Ici lieutenant Hamamoto. Le Jureur a touché le sol. On essaie de reprendre contact.
Le jeune homme se tut. Les larmes aux yeux, il fixait la radio inerte. Autour de lui, la pièce vibrait, gémissait, se disloquait.
Et soudain, tout devint silencieux.
Le sable noir, la lumière dorée de la fin d’après-midi, la forêt dense et enchantée…
Le sergent Sahlovy tenait sa fille dans ses bras.
Lingpa, livide, s’agrippait à une cloison qui dansait sous ses doigts.
Thélo, le visage ruisselant, fixait la radio qu’il serrait comme un talisman.
Ce ciel est trop calme, pensa-t-il. Ce n’est pas un lieu où mourir.
Puis vint le dernier fracas.
L’ultime.
Le monde bascula dans le noir.
D’abord vint un grand silence, froid, au goût de fer.
Puis suivit une douleur à l’épaule. Et enfin, la poussière — dans la bouche, dans les yeux, dans les poumons.
La radio grésillait encore, saturée de messages à moitié noyés :
— Le Jureur a explosé à l’impact. Quatre-vingt-dix pour cent des modules se sont détachés.
— Le Drolafar a procédé à son saut. L’Ambiorix a réussi un atterrissage musclé.
— Le Lames d’Hannibal… aile droite arrachée, coincée en haut d’une crête. Aucun module lancé.
Un sifflement lui vint. Thélo ouvrit les yeux.
La lumière, douce et chaude, filtrait à travers les brèches — un mélange de vert et d’orange, presque apaisant. Des câbles pendaient. Des corps gisaient.
Il voulut bouger : une tension à la taille lui rappela qu’il était encore attaché. Les amortisseurs de siège avaient tenu. Par miracle, lui aussi.
— Quelqu’un ? Quelqu’un est encore là ? murmura-t-il, la gorge sèche.
Pas de réponse.
Thélo se détacha, tomba lourdement sur le sol bosselé. Il s’inspecta rapidement : une épaule froissée, quelques hématomes. Rien de grave.
Autour, le sable noir s’était infiltré par les fissures. De l’eau suintait du plafond. Des étincelles dansaient dans un coin.
À côté de lui, le sergent Sahlovy serrait le casque fissuré de sa fille. Du sang coulait de ses oreilles, de sa bouche. Le père respirait encore — projeté contre une cloison qui avait amorti le choc. Sa fille, elle, n’avait pas eu cette chance.
Thélo détourna le regard.
Au loin, à travers la coque ouverte, la mer chantait. Belle. Calme. Trop calme.
Il rampa jusqu’à la radio.
— Ici Le Goff, fusilier de troisième classe, survivant du Lames d’Hannibal. Coordonnées inconnues.
Pas de réponse.
— Ici Le Goff, demande d’ordre. Générale Castro ? Commandant Cole ? Répondez.
Rien.
— Ici survivant du Lames d’Hannibal… qui que ce soit sur cette putain de ligne, demande de contact !
Silence.
Thélo refusa de croire qu’il était seul. Le silence n’était pas celui de la mort, se disait-il. C’était un problème de transmission, forcément.
D’après les fragments de messages, la générale Castro avait survécu. L’épave de l’Ambiorix devait être quelque part sur la côte.
Il s’assit près de la radio, fixant la lueur verte filtrant à travers la coque. Il attendit.
Les gémissements se faisaient plus nets. Intervenir serait dangereux. Il devait attendre un réveil.
C’est donc ça, Minésante, pensa-t-il.
Une planète qui avale tout.
Un raclement rauque derrière lui.
Sahlovy venait de bouger.
L’ambiance étrangement chaleureuse de l’épave aidait Thélo à penser.
Il végétait dans son coin quelques secondes, sans vraiment oser bouger.
De l’autre côté de la pièce, le sergent racla sa gorge, puis hurla à plein poumon, tirant Thélo de ses pensées.
— Néris ! Putain, NÉRIS !
Le vieil homme, en sanglots, secouait le corps sans vie de sa fille. Thélo resta immobile, cherchant à éviter toute confrontation.
— Mort vermeil… ma fille, retrouve-moi dans l’autre monde… murmura le père avant de porter son arme de poing à sa tempe.
Thélo se jeta sur lui et chassa l’arme d’un coup sec.
— Sergent ! Si vous faites ça, je suis mort, et nos hommes aussi !
— Tu es déjà mort, fusilier. Tu ne comprends donc pas la situation ?
Ce monde, ces garnisons, notre opération… tout est condamné. Et toi avec.
— Expliquez-vous, sergent, je ne comprends pas. Des branlées en orbite, on en a vécu d’autres, non ?
— Tu es fou ! Le choc t’a fait perdre la tête ! Comprends-tu seulement les enjeux, branlé ? Putain… PUTAIN ! Les Strates sont foutues, je te dis, foutues !
— Juste des murs de défense orbitale… c’est une norme chez les armées impéri—
— Juste des murs de défense orbitale ? Sur un simple monde d’étude géologique ?
Les technologies les plus avancées de l’Empire déployées ici, sur un caillou quelconque !
Tu comprends ce que ça veut dire ?
— Que ce site est plus que ce qu’on croyait. Et alors ? L’état-major a sûrement déjà prévu une évacuation.
Si cette foutue radio marchait, on pourrait—
— Comment crois-tu que l’état-major réagira en apprenant un accrochage orbital appuyé par l’Empire dans l’espace stratiste ?
Bordel, Thélo ! Trois croiseurs, deux destroyers et sept corvettes abattus en moins de deux minutes !
Ce monde cache quelque chose, et je te jure que ces gens là sont prêt à a nous laisser decouvrir son secret.
— Si vos craintes sont fondées… à quoi pensez-vous ? Que faisons-nous ?
— Oh, elles le sont, crois-moi. Je pense arme biologique. Je pense polluant fort. Je pense arme dévastatrice.
Mais personne ne le saura jamais. C’est foutu.
Tu peux toujours te battre jusqu’au bout, t’auras droit à une belle plaque commémorative…
Et à un recensement dans les fichiers de la Corpo comme terroriste.
— Faites votre cynique, mais il reste des gens ici qui veulent vivre. Enfin… ceux qui sont encore en vie, en tout cas.
Nos ordres nous attendent avec la générale Castro.
— Cette incapable qui nous a menés droit dans cette embuscade ?
J’ai hâte de voir sa gueule quand elle comprendra qu’on est foutus et qu’elle devra l’annoncer à ses hommes.
Si je dois te suivre, ce sera dans ce seul but.
— Un but reste un but. Gardez cette énergie, et on reparlera de notre mort prochaine une fois rentrés à la maison.
— Ta gueule… et aide-moi à me relever, stupide fusilier.
Thélo connaissait ce côté pessimiste du sergent, mais jamais il ne l’avait vu aussi brisé.
Après tout, Shalovy était un vieux loup de guerre. Il avait combattu autrefois aux côtés de la C.S.C.
S’il y avait ici quelqu’un capable de comprendre l’ennemi, c’était bien lui.
Les deux hommes parlèrent ensuite plus posément de la situation.
Ils tombèrent d’accord : il fallait rallier les survivants et atteindre l’Ambiorix.
Une heure plus tard, ils avaient rassemblé ceux qui pouvaient encore marcher, trié les blessés, et laissé les plus graves dans l’espoir d’un secours improbable.
Accompagnés de six survivants, Thélo et Shalovy se mirent en route vers l’épave de l’Ambiorix — et vers la générale Castro.
La carcasse de la bête reposait à quatre kilomètres, perchée en haut d’un plateau sombre qui surplombait la côte.
C’était la leur seule salut.
