J’aurais aimé être de ces personnes qui portent en eux des peuples. Si on regardait à l’intérieur d’eux, on trouverait des plaines, des forêts, des rivières.
Mais quand on porte un peuple, on porte aussi ce qu’il a subi.
Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ce n’est pas quelque chose qu’il est décent de souhaiter.
Je ne porte pas de peuple en moi.
J’ai essayé d’en trouver un dans les récits de la Résistance, ou dans l’image de la poule au pot tous les dimanches. La sensation d’en faire partie m’a effleurée lors des grands rassemblements de 2015.
Mais je ne porte pas de peuple.
Si on regardait à l’intérieur de moi, on trouverait des maisons, une surtout. L’architecture de mon corps et de mon esprit ressemble à celle de la maison : je suis grande, longue, j’ai le goût des vieilles choses, j’ai hérité de leur élégance fragile ; je recèle en moi des coins d’ombre, des escaliers qui font peur, des portes secrètes, mais aussi des pièces inondées de soleil.
Je ne porte pas de peuple.
Ou plutôt, je ne porte pas en moi d’autre peuple que celui des livres. Toutes mes maisons ont recelé des bibliothèques. La lecture a pris la place, dans mon monde, de tous les rituels. L’art a pris la place de Dieu.
Je porte en moi des livres.
Mes forêts sont de papier et mes ruisseaux sont d’encre. À ma généalogie de chair se mêle une foule de personnages fictifs. Aller à leur rencontre a longtemps été ma seule façon d’exister. Je me rêvais sans corps, sans âge et sans sexe ; mon être se remodelait constamment d’une page à l’autre. J’ai été des centaines de personnages, j’ai été à leurs côtés en même temps que je les incarnais, j’ai pleuré, j’ai ri, avec eux, contre eux, malgré eux.
Je porte en moi des livres qui ont forgé mon identité.
J’étais obsédée par l’idée d’affirmer une identité – de trouver le peuple que je n’ai pas – obsédée par l’idée de poser des mots sur moi-même, comme les auteurs le font de leurs personnages, obsédée par ma définition. Je voulais déterminer mon identité pour ne pas qu’on me l’applique contre ma volonté, pour être ma propre autrice.
Mais ce n’est pas facile de se définir quand on ne s’aime pas.
Mon peuple m’a sauvée, parce que je me suis trouvée dans les livres.
J’ai bâti ma définition à partir de leur contenu. Aveugle, je me suis guidée aux vibrations. Je suis ces paragraphes qui me déferlent dessus. Ma définition contient cette phrase aux allures de déluge qui ne sortira plus jamais de ma tête. Je suis le pont et la boucle, je suis l’accent grave ; je me coule dans le texte.
J’ai bâti ma définition en comprenant qu’elle devait voler en éclats.
Je suis ce qui me fait vibrer.
Je ne peux pas me définir car je ne suis pas finie, pas immobile ; je vibre. C’est moi. C’est là que je suis, et c’est mon peuple qui me l’a montré.
"Mes forêts sont de papier et mes ruisseaux sont d’encre."
et celui-là, qui me fait penser à Baudelaire ("je suis la victime et le bourreau")
Je suis le pont et la boucle, je suis l’accent grave ; je me coule dans le texte.
C'est vraiment beau, plein d'émotion et de délicatesse. Surtout, c'est un sentiment qu'on connaît un peu tou.te.s en tant que lecteur.ice.s : ce danger d'abandonner le monde "réel" au profit de la fiction, qui est en fait une part de nous. Faire la paix avec ça, c'est magnifique !
La tentation de se réfugier dans la fiction, c'est un thème qui m'est cher. C'est drôle parce que je ne l'avais pas précisément en tête en écrivant ce texte, mais je suppose qu'il a "transpiré". Je voulais surtout transmettre cette idée que quand on se cherche soi-même, on a tendance à se chercher justement dans le réel alors qu'en effet nous sommes bâti-es des fictions que nous avons absorbées. En tout cas, c'est mon cas et je pense celui de toutes les personnes qui écrivent. Et tu as raison, c'est une sorte de paix à faire avec soi-même que d'en prendre conscience :) Je suis très heureuse que ce texte très intime ait pu te parler ! Merci encore pour tes retours <3
Bravo pour ce texte et merci pour le partage !
Merci encore pour tes retours sur mes poèmes, ça m'a fait vraiment plaisir !