Neige éternelle

Ombre se réveille avec une migraine. Elle essuie un filet de bave sur le coffre qui lui a servi d’oreiller. 
Petite-Pouce lui a placé entre les mains à son retour. Trop saoule pour comprendre, elle s’est allongée à même le sol pour utiliser la boîte comme coussin de fortune. Ses os, ankylosés, grincent à chacun de ses mouvements. Le réveil s’avère difficile et la matinée s’annonce elle aussi compliquée. 

La Petite-Pousse, effarouchée, se cache entre une armoire et le bureau pour fuir les trois caméristes plus âgées qui investissent la chambre de Roselynd. Deux d’entre elles préparent un bain et la troisième brûle de l'encens épais et âcre. Et consciente de la futilité d'un combat alors que le soleil dort encore et que la migraine la terrasse, Ombre se laisse manipuler. Aucune des domestiques ne prend la peine de lui expliquer la raison de leur venue, mais l’entité se rappelle sa nomination surprise en tant qu’aide de Garance et suppose qu’on l’apprête pour cela. 
Ne faisant ni une ni deux, elles jettent Ombre dans l’eau bouillante et la récurent comme une marmite brûlée. Puis, elles s’échinent à la vêtir d’une robe taillée pour une femme plus grande, et tentent de la faire tenir à coup d’épingle à nourrice. Petite-Pousse choisit ce moment pour s’aventurer hors de sa tanière. Elle dépose à ses pieds le petit coffre qui lui a servi d’oreiller avant de retourner se cacher.  
Après avoir admis qu’aucun miracle ne sauverait d’Ombre du ridicule de ce drapé approximatif, les domestiques l’installent pour la coiffer. L’entité profite de cet instant pour jeter un œil dans la boîte. 
Après en avoir soulevé le couvercle, elle le referme aussitôt. Ombre, le visage pâli par l’angoisse et le cœur au bord des lèvres, peine à respirer. Le choc a au moins le mérite d’avoir fait fuir la migraine. Elle lance des regards en biais sur les caméristes. Celle qui le peigne s’échine à démêler sa toison et ne s’intéresse à rien d’autre ? Elles préparent des bijoux et  encensent toujours la pièce. Aucune d’elle n’a vu, du moins l’espère-t-elle, le pistolet, son pistolet, enfermé dans la boîte en bois. Son cœur bat si fort dans sa poitrine qu’elle s’étonne que la coiffeuse ne l’entende pas. Un seul mot occupé son esprit : « Comment? ». Elle serre le coffre contre elle comme si on pouvait la lui voler. 

Une Gardienne en robe grise aux liserés d’or entre alors que la camériste achève de fixer une bande d’argent dans ses cheveux. Ombre n’a pas besoin de voir son reflet pour comprendre qu’elle a l’air bien foutraque. Les épingles de sa coiffe en forme de pudding s’échappent à la moindre occasion et malgré les efforts des domestiques, elle disparait, noyée sous la soie. Et avec la pelisse qu’on lui jette sur les épaules, elle ressemble à un cadeau mal emballé. 
La religieuse, une mage de vent à son apparence, Ombre remarque l'absence de créature magique, lance un regard acéré sur la canne d’Ombre avant de rouler des yeux. 

—Venez, ordonne-t-elle. 

Ombre cache la boîte dans un tiroir avant de s’exécuter. Devant la tour, une rangée de véhicules. En tête de cette file, un carrosse d’albâtre porte l’oiseau des Harriott, suivi par le transport des Sebour marqués d’un renard qui tient entre ses dents un sabre courbe gravés de la devise « Trancher le souffle ». Les chevaux piaffent. On n’attend qu’Ombre. Petite-Pousse la succède, alourdie par un sac en bandoulière dans lequel tintent des fioles en verre. La porte de la voiture des Harriott s’ouvre pour me laisser monter. Dans la pureté du cuir des sièges et de son armure, la chevelure de Garance se détache comme du sang sur la neige.
Elle caresse du bout des doigts la lame d’une lance, son arme de prédilection. Derrière elle repose son bouclier qui porte le blason des Harriott : un paon de face, aux ailes déployées, figuré par des formes géométriques. Entre ses serres, il tient une cartouche marquée de la devise familiale : « L’envers et contre tous », une formule que Ombre trouve bien étrange.
Aucune d’elle ne salue l’autre, et le silence perdure alors que le véhicule se met en branle. 

— Souhaites-tu que je glisse un mot aux Gardiens en ta faveur ? demande finalement Garance.

— Pourquoi donc ? 

— Pour ton entrée au Temple ! Comme tu peux être lente !

— Je desire entrer au Temple ? Je l'ignorais...

— Ça reste préférable à l’autre option. 

L’autre option ? La mort ?  Ah, chère Garance de Harriott, vous êtes trop bonne !

Pourtant, même si elle s’en moque, Ombre admet que pour une Garance, c’est effectivement une solution magnanime. Les mages qui se destinent au Temple abandonnent leurs titres et leur droit à la subjugation. Oui, c’est là une échappatoire satisfaisante pour tout le monde. Et c’est pour cela qu’elle s’en méfie. 

— Je m’en passerais, répond l’entité. Merci. 

Elle étend sa jambe douloureuse, espère ainsi la soulager. Elle perd quelques secondes son regard par la fenêtre. Le paysage défile trop vite pour qu’elle puisse s’y fixer longtemps. Roselynd avait atteint l’Écrin des Glaces éternelles en une demi-journée, puis l’Arbre de Feu, le lieu de la subjugation, quelques heures plus tard, elles y arriveront en moins de temps. 

— Tu as changé, crache Garance, mais tu ne t’es pas améliorée.

Elle utilise cette voix caverneuse qui terrifiait Roselynd et qui fige Ombre. Elle écarquille les yeux, fixe la demi-sœur. La peur la fait réagir ainsi, mais pour Garance, elle semble juste… habitée. Et pour la première fois, sans deviner la nature d’Ombre, Garance ressent que Roselynd n’est plus la même Roselynd.
 

— J’ai failli mourir, lance Ombre, comme une explication universelle. 

Elle se trompe. Car pour une Garance, cette réponse est un défi :. « J’ai vu la mort. Je l’ai vaincu. Et toi? » Et insulté, que peut faire un adepte, sinon répliquer. Les yeux de la demi-soeur s’illuminent dans un éclat de braises. L’air se réchauffe et crépite avec une nuée de flammèches qu’elle invoque, menaçante.

— Ici et maintenant, Garance ? demande Ombre d’une voix chevrotante. Que penserait Irelia !

La crainte qui traverse son regard lui fait perdre le contrôle de la magie. Une étincelle explose près de son visage. Blessée, elle essuie la rougeur sur sa joue, comme pour l’effacer.

— Que vas-tu faire, une fois arrivée ? questionne-t-elle.

— Manger.

— Tu m’assistes, idiote ! Tu dois jeûner jusqu’à mon départ. Avec tous les textes religieux que tu ingurgites, tu l’ignores ?

Passée l’outrage ressenti par cette diète imposée, Ombre soupire, détendue. Elle sait comment réagir  : 

— Non, répond Ombre en haussant les épaules. 

Et les quelques secondes suivantes s’écoulent dans un silence que l’entité savoure et qui se tarit trop vite :

— Que prépares-tu ? marmone Garance.

Elle pose cette question plus à elle-même qu’à Ombre. Si elle la lui destinait, l’entité lui aurait satisfait sa curiosité. Son expression perplexe se détend dans un rictus que Roselynd connaissait trop bien : celui qui arme une pique.

— J’espère que tu réussiras à vivre à côté de la créature qui t’a mise dans cet état. Kareha doit se lier à la maison ducale. Tu le comprends, n’est-ce pas ?

Ombre incline la tête comme une poupée aux articulations cassées. Elle montre ses dents dans ce qu’elle définit comme un sourire. 

Kareha ni tué ni attaqué Roselynd. Pourquoi le pense-t-il ?

Personne ne lui a rien demandé et elle n’a pas jugé nécessaire d’en parler.

Peut-être qu’ils ignorent même l’existence de l’autre créature. 

Arrivée à destination, au sein de L’Écrin des Neiges-Eternelles, Ombre descend la première. Elle se croit perdue au milieu d’une boule de neige, si délicatement remuée que la poudreuse se soulève et retombe dans un souffle. Si elle se souvient du froid, elle avait oublié comment les flocons chutent en silence et avalent le moindre son. Comme elle craque et se plaint sous les pieds. Les plaines endormies sous leur duvet laiteux doivent détester les humains et le chaos qu’ils apportent. Une image l’assaille : celle d’une clairière où la glace a longtemps fondu, rongée par une pluie acide. Des arbres calcinés et des branches vaincues exhalent une odeur de feu chimique et de mort. 
Une claque sur mes mains me ramène au sein de l’Empire. Elle a ramassé de la neige sans m’en rendre compte et le coup la fait tomber.

— Tu me fais honte, grince Garance.

Ombre laisse échapper un rire.Honte ? Pour si peu ? 

— Dans ce cas, choisis une autre assistante. 

La peste lève le bras, prête à frapper. 

— Lady Garance ! l’interrompt une Gardienne.

Elle avance vers elles, d’un pas lent. La broche d’or sur sa lourde cape indique un rang élevé. 

— Avez-vous bien récité vos prières rituelles lors de votre voyage ?

— Bien entendu, ment Garance après une rapide révérence.
 

Les mécréants existent dans toute société théocratique, mais un mage impie ? 

— Je vous laisse aux mains de Lady Lyse.

Une petite adepte vêtue d’une robe à la poitrine brodée du Lycoris et affublée d’un chapeau pointu dépasse la prêtresse. De son bâton surmonté d’un orbe, elle désigne la peste. 

— Garance de Harriott ?

Sous son couvre-chef, Ombre entrevoit une chevelure écarlate, des yeux saphir et un nez saillant. Le chat à ses pieds, Nasha, le maître des marées, avec ses deux queues et ses longs poils blancs, lève l’ambiguïté de son apparence : une mage d’eau.

— Vous n’êtes pas Mélodie de Berruce, s’indigne-t-elle en pointant son bâton vers l’entité.

Ombre, au lieu de répondre, braque son regard sur les mains de Lady Lyse et les tatouages qui en recouvrent le dos : des cercles concentriques marqués d’un v et d’autres symboles qu’elles ne comprennent pas. 

— Elle a eu un empêchement, explique Garance à sa place. Ma sœur la remplace.

Lady Lyse enfonce un peu plus son chapeau sur son visage. Elle effectue un demi-tour, entame quelques pas, se retourne :

— Suivez-moi ! couine-t-elle, nerveuse.

La petite mage les mène jusqu’à Irelia, debout devant une tente, coiffée de l’étendard du Lycoris.
La duchesse discute avec une adepte, une qrande femme aux longs cheveux diaphanes attachés en demi-chignon tressé. Ombre la voit de profil et elle y discerne des traits doux et un sourire solaire. Sous sa toison se cachent des billes d’or, un regard qui se tourne vers les arrivantes. Ombre identifie celui d’une chouette chevêche, si blanche qu’elle se distingue de la mage que grâce aux touches étincelantes qui mouchent son plumage, et à l’auréole qui la couronne. 
Lumiel, reconnait l’entité, la créature liée à Alexandra de Gamar, fille de l’Archiduc de l’est et générale du Lycoris. La présence de l’état-major du Lycoris, lors de la subjugation d’une créature nommée, suit la procédure standard. La femme s'avance vers elles et accueille les deux Harriott d’une poignée de mains vigoureuses. 

— Roselynd ! Parfait, intervient Irelia, merci de nous les avoir amenés Lady Lyse ! Alexandra, t’ai-je déjà parlé de Lady Roselynd ? 

La grande mage baisse le regard sur Ombre et, comme elle empoigne encore l’entité, Lady Alexandra, la secoue avec plus d’énergie. Lady Lise, les juges un instant, roule des yeux et entre dans la tente.

— Oui ! Tout le temps ! s’exclame-t-elle. 

Elle se tourne au moment où le pavillon s’ouvre et un adepte en sort.

— Glenn, dit Irelia en saisissant Ombre par les épaules. Tu as rencontré Garance de Harriott, il me semble. Et voici Roselynd de Harriot, la fille d’une amie très chère. Roselynd, voici le Maréchal Glenn Aldring du Lycoris.

Les lèvres de l’entité s’étirent d’elles-mêmes dans un sourire crispé. Elle reconnait ces cheveux acajou à la racine, blanc sur les longueurs lâchées aujourd’hui. Ces yeux cerclés d’un marron clair aussi lui sont familiers.
Dans les rues de Kadara, sans son bel uniforme du Lycoris, Ombre ne pouvait pas l’identifier. Son absence de créature visible était pourtant un indice important, peu d’entre elles refusent se dévoiler, Sephiriel l’une des seules de la capitale. 

— On s’est rencontrés, répond-il.

Il laisse son regard glisser sur elle. Il ressemble à un prince des neiges, dans sa pèlerine rouge fermée par un lycoris d’or. 

— Impossible. Roselynd sort peu.

— Bien sûr que si, contredit-il

Il marque ici une pause théâtrale, pendant laquelle il plisse les yeux en direction de l’entité. Ombre retient sa respiration. En quelques mots, il pourrait la ruiner. 

— Au sixième anniversaire de Lady Garance et ce fut, je crois, votre dernière apparition publique. 

— Je ne me souviens pas de vous, ricane Ombre, vous m’en voyez navrée. 

— Bien entendu. C’était il y a si longtemps. 

Le rire d’Alexandra de Gamar tonne et s’excuse d’un signe de la main. 

— Vous vouliez me parler en privé, Lady Garance ? demande Lord Glenn. 

Le maréchal tourne son attention vers elle, écarte un pan de sa tente et la laisse entrer. Irelia lisse une mèche rebelle derrière son oreille. Oro, danse autour de nous, le museau levé.

— Je dois discuter avec Roselynd, explique la duchesse. Je m’excuse Alexandra.

— Bien sûr Iré ! acquiesce-t-elle. À plus tard.

Irelia entraîne Ombre à sa suite. Elles s’éloignent du camp, vers une falaise. La canne de l’entité s’enfonce  dans la neige drue et elle perd l’équilibre plusieurs fois. Irelia continue son chemin sans s’en préoccuper. Au loin, brûle dans des flammes éternelles un arbre monde, plus massif encore que Kadara. Même à cette distance, la chaleur qu'il dégage fait fondre la glace.

— Si Garance réussit…

Ombre acquiesce. Kareha, la lumière de Harriott est la créature ducale, Roselynd n’aurait pas risqué sa vie pour une autre.

— Un somnifère, me chuchote-t-elle. Utilises-en quelques gouttes et elle sera ralentie.

— Tu veux que je contrevienne à une subjugation ?

Son visage s’assombrit, malgré le soleil qui se lève enfin. 

— Tu ne serais pas la première. Ni la dernière.

Ah, Irelia reste un mage d’Êlo dans toutes leurs contradictions.

— Fais ce qu’il doit être, récite la duchesse, là seule, se trouve la gloire d’Êlo.

« Fais ce qu’il doit être, là seule se trouve la gloire d’Êlo ». « Recherche la puissance, car la puissance est la piété, la piété est l’absolu. ». Ces passages du Livre se lisent comme de confortables justifications aux pires crimes.

— N’oublie pas Roselynd, tu n’as qu’à mettre quelques gouttes dans le calice de purification. Trois ! Pas plus ! Cache cette fiole.

— C’est dangereux Irelia, si je me fais surprendre…

Ombre aimerait lui expliquer qu’empoisonner Garance serait un risque inutile. Mais cela impliquerait de tout lui révéler, à commencer par la mort de Roselynd. 

— Il ne t’arrivera rien. C’est un somnifère, pas un poison.

Quels artistes, ces Eloris ! Comme ils jonglent avec les mots et dansent sur le fil des règles !

L'entité cache la fiole dans l’ombre d’un pli de ma robe.

— Rappelle-toi Roselynd. C’est toujours mieux qu’une subjugation sauvage.

Touchée. 

Ombre pèse encore le pour et le contre alors qu’elles rejoignent leur point de départ. Garance et le maréchal sortent tout juste de leur entrevue.

— Je prends votre inquiétude en considération Lady Garance, lui lance l’adepte de lumière avant de faire demi-tour vers sa tente. 

Cette réplique agite la peste. Elle s’avance vers l'entité, la saisit par le poignet pour l’entraîner jusqu’au pavillon des Harriott. Seules Petite-Pousse et deux autres caméristes l’occupent et, surprises par l’arrivée des deux Harriott, elles se figent. 

— Roselynd, j’espère sincèrement que je me trompe et que tu ne vas rien tenter d’idiot. J’en serais si peinée !

— Moi ? Faire quelque chose d’idiot ? Répond Ombre d’un ton théâtral. Te peiner ? Je n’oserais jamais.

La fiole d’Irelia, cachée dans les plis de la robe d'Ombre, pèse du poids d’une conscience. Peut-être devrait-elle faire quelque chose d’idiot. Peut-être devrait-elle la peiner.

 

 

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