J’avais 19 ans. Tout ce qu’il restait de ma vie était le conservatoire ; le seul but de mon existence, la seule chose que je faisais. La journée, je pratiquais ma flûte. Le soir, j’allais en cours. Des cours qui pouvaient terminer jusqu’à vingt-deux heures.
Je traversais la ville dans le froid pour rejoindre la gare. Des années que je faisais ce trajet, je le connaissais par cœur, je marchais vite. Pourtant, je continuais d’admirer les arènes de Nîmes en passant devant, même avec le stress de rater le dernier train. Les bâtiments historiques étaient la seule jolie chose dans cette ville vérolée qu’était Nîmes.
Je me déplaçais toujours avec mon casque audio. Il me protégeait du froid et des personnes alcoolisées qui parfois ne manquaient pas de m’insulter en me voyant. La malchance faisait que le cours qui terminait à vingt-deux heures était un jeudi soir : il suffisait de passer trop près des bars pour en attirer quelques-uns qui n’aimaient pas trop mon allure efféminée. Mon casque ne réduisait pas le bruit aux alentours, mais sa musique me rendait sourd. C’était tout ce que je demandais.
Une fois arrivée à la gare, je courrais jusqu’aux quais. La gare de Nîmes était mal fréquentée la nuit tombée et je le savais assez bien pour éviter certains endroits si jamais je devais attendre. Malgré l’habitude et mon casque sur mes oreilles, j’étais toujours en alerte. La gare aimait bien me piéger en changeant parfois de quais indiqués à la dernière minute. Je restai en mouvement, je m’achetai des bonbons au distributeur pour me créer une activité. Ce n’était qu’une fois posé sur la banquette du train que je me laissais tomber. À ces heures-là, il était très souvent vide, il me suffisait de trouver une fenêtre donnant sur la nuit pour m’affaler et peut-être dormir. Je ne m’en rendais pas forcément compte, mais j’étais constamment épuisé. Le train en mouvement dans l’obscurité était mon seul moment de pause.
J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, même si c’était surtout des allers et retours sur place. Jamais je ne me suis ennuyé durant l’un d’entre eux. Si jamais la musique ne me convenait pas, je pouvais reprendre distraitement le manga que j’avais pu m’offrir dans la journée. À cette époque-là, je m’achetais les mangas « Fullmetal Alchemist » autant que je le pouvais. Ils me redonnaient du courage. C’était tout ce que je cherchais.
J’aimais beaucoup Rib. C’était un chanteur dont j’admirais la voix depuis un moment. Mais parfois, une chanson que l’on connaît déjà par cœur décide de nous marquer d’une empreinte indélébile bien longtemps après sa découverte. C’est le cas de Nibyoukan.
« Je vais remonter le temps de deux secondes, alors calmons-nous et regardons en arrière. Deux secondes, c’est largement suffisant ; ne gâchons pas ce temps. » Le train défilait à toute allure. Les étoiles étaient invisibles tant la lumière du wagon était vive. Le froid de la vitre mordait mon crâne, alors que je continuais d’observer l’extérieur flouté en tenant une page de mon livre. Je connaissais parfaitement les paroles de Nibyoukan. Mais jusque-là, elles m’avaient paru naïves, plutôt sans intérêt. La musique avait de la force, c’était ce que j’en entendais. Ce soir-là, peut-être était-ce dû à la fatigue de la journée ? J’ai enfin vraiment compris son message ; la pression qu’elle décrivait, et surtout la résilience qu’elle exprimait.
« Je ne me briserai pas, je ne me briserai pas, je ne me laisserai pas briser ! Traîner mes regrets avec moi me rend sensible. Maintenant que même mes échecs ne peuvent plus être vus, j’en ai assez des remarques des gens qui ont tout réussi ! Je veux pleurer, disparaître, j’en supporte déjà plus que je ne le peux, je ne suis qu’un être humain ! »
J’ai entendu en quelques phrases un écho à ma propre sensibilité, à ma propre situation. Et les mots utilisés m’ont rappelé ce manga encore ouvert qui parlait tant des mêmes problématiques. Parfois, je ne saisissais pas vraiment pourquoi j’aimais ou non telle ou telle œuvre. Ce soir-là, comme un éclair, cela m’a marqué. Je m’y reconnaissais, tout simplement.
Si je n’avais pas peur des rares autres usagers de train, j’aurais chanté avec Rib. Je n’ai pas osé, alors je me suis contenté de murmurer les paroles en imaginant ma voix résonner. Jusqu’à la fin du trajet, j’étais ailleurs, entre la nuit et l’éblouissement des néons du train, dans un coin de ma tête ou personne ne pouvait me rejoindre. Ils ne sont pas si communs, les instants où nous sommes heureux d’être seuls. Ce fut le cas pour moi ce soir-là, bénissant d’être caché derrière de grands sièges dans le wagon.
En sortant de la gare, j’ai retrouvé le froid de l’hiver. Mon père est venu me chercher, et il n’a pas fallu longtemps pour que j’aille me coucher. Mais ce trajet en train est resté avec moi, porté par Nibyoukan. Et avec lui est revenue l’envie de vaincre, malgré les difficultés autour de moi.
« Je ne me briserai pas, je ne me briserai pas, je ne me laisserai pas briser ! Traîner mes regrets avec moi me rend sensible. Même si c’est négatif la plupart du temps, je résiste toujours aujourd’hui ! Bien que je veuille pleurer, disparaître, je continue de résister comme n’importe quel être humain ! »