NO MAN'S LAND
Tu es sûr que ça va aller ?
Sa voix se fissurait et filait dans l’aigu comme des fusées de détresse qu’elle aurait voulu retenir à l’intérieur. Les yeux clos, il lui répondait seulement par un imperceptible hochement de tête. Elle s’effondra dans un fauteuil à son chevet et se mordilla la lèvre. Il passe vite, le temps. C’était hier qu’elle l’avait trouvé, lui semblait-il, hier qu’elle avait senti son cœur partir contre son gré dans ses mains à lui, et alors elle avait su qu’elle ne le récupèrerait pas, qu’il le garde ou non. Dans un instant de vertige, elle l’avait vu, comme en rêve, son cœur là dehors ; il frappait à la vitre de sa cage thoracique mais c’était trop tard. Et puis il avait fini par lui dire je t’aime, ils avaient habité cette chambre de leurs rires, mais il y avait toujours eu ce vide vertigineux dans ses silences.
Les humains sont parfois pareils à des machines, il leur manque juste un rouage et ils toussent de l’huile, ils pleurent et leur mécanisme rouille. Elle l’avait donc rencontré alors qu’il était veuf et elle avait aussitôt senti un malaise. Il avait perdu sur un lit d’hôpital l’engrenage qui tenait accroché son sourire à ses yeux, et il était devenu pareil à une enseigne lumineuse à laquelle il manque des ampoules.
Même sans avoir vu son sourire au naturel elle savait qu’il était incomplet. Ses yeux souriaient mais ses pattes d’oies aux coins des tempes ne se plissaient plus, figées, pour la narguer, peut-être. Celle qui l’avait précédée aurait eu la clef de ce sourire et l’aurait jetée avant de partir, en guise d’ultime pied de nez. C’était comme un nuage dans le ciel, mais certains jours il prenait tout l’espace et lui rongeait les yeux. Elle ne lui en avait jamais parlé, qu’aurait-il pu faire de plus ; du yoga pour maîtriser ses muscles faciaux ? Elle eut un petit rire à cette idée, c’était juste tellement saugrenu de l’imaginer sur un pied, lui qui avait toujours eu des rapports exclusivement accidentels avec le sol. L’intéressé remua sur son oreiller et elle rapporta son attention à l’être, là, perdu dans ses draps.
Une fois, il lui avait parlé du temps où l’autre était encore là. Elle ne pourrait pas dire dans quelles circonstances cela s’était déroulé, mais elle se souvenait presque mot pour mot de son récit. « Quand elle partait, avait-il dit, j’errais sans voir dans toutes les pièces de la maison, je prenais un livre pour le reposer plus loin et j’étais seul. Je reviens, je reviens. Et moi je restais échoué au bord de la journée. » Il fronçait les sourcils et s’était frotté la chemise en parlant. Inconsciemment elle l’avait poussé à parler de choses embarrassantes. Il ne pouvait plus faire marche arrière et n’était pas non plus obligé de parler, il aurait pu se taire et faire le sourd, mais les mots se bousculaient derrière ses lèvres.
Elle l’avait alors vu déchirer sa poitrine pour sortir son cœur. « Je reviens. Elle le répétait tout le temps. Le principal c’était qu’elle revienne, n’est-ce pas ? Je me fichais de savoir où elle allait, je lui faisais confiance. Mais c’était comme si elle, elle était libre de refermer mon placard pour se tourner vers les lumières extérieures alors que moi, j’en étais incapable. » Alors comme ça on lui avait éteint la lumière ? Il s’était retrouvé seul dans le noir, figé dans ces moments où il arpentait sa solitude en attendant son retour.
Et elle, toujours seconde, elle restait là, sur son fauteuil pour donner l’illusion d’un corps soudé en un seul morceau alors qu’à l’intérieur elle s’apparentait à un puzzle éparpillé. Tout ce temps elle avait été une bougie éclairant les traits de son visage, mais jamais plus loin que le bout de son nez. Elle avait tendu le cou pour s’abreuver à ses lèvres et ne s’était jamais sentie rassasiée. Elle s’était donnée du mal pourtant, mendiante de sourire… Mais rien n’y faisait, le faux-contact persistait.
Elle le comprenait d’autant mieux qu’elle avait vu son propre cœur traverser définitivement ses côtes. Ils s’étaient trouvés expatriés tous les deux, incapable de se rejoindre. Une sorte d’oasis bâtarde au milieu du désert, voilà ce qu’ils étaient devenus l’un pour l’autre. Un endroit plutôt confortable la plupart du temps, mais parsemé de sensations épineuses, de malaises en équilibre et d’instincts manchots.
C’était son tour de partir maintenant.
Il allait la laisser au bord des froideurs de l’âge.
Et elle avait peur.
Peur du vide.
"Elle s'effondra dans un fauteuil à son chevet set se mordilla la lèvre."
"(...) pour se tourner vers les lumières extérieures alors * moi, j'en étais incapable." J'ai l'impression qu'il manque un "que" au niveau de l'étoile.
"Un endroit plutôt confortable l'a plupart du temps(...)" Ici c'est "la plupart du temps", si je ne ma trompe pas.
Sinon que dire ? J'aime toujours autant, surtout la fin, qui est vertigineuse. ♥ Vraiment. Ca bouscule mon petit coeur humide et sensible. X'D
La seule chose qui me fasse un peu bizarre, vu que moi j'ai la version reliée, c'est qu'il n'y a plus les "silences" entre paragraphes au moment où on devait tourner les pages... Si tu vois ce que je veux dire. J'ai l'impression qu'il faudrait arriver à espacer un peu plus les paragraphes, selon la mise en forme originelle, pour reproduire cet effet de goutte-à-goutte qui, perso, me semblait super approprié pour quelqu'un qui veille une personne en train de partir.
Enfin c'est mon avis ; do as you wish! :)
En tout cas, ça me fait très plaisir que relire cette nouvelle t'ait plu ! Je trouve aussi que la fin est glaçant. Pour ça que la fin du « Cerveau métaphysique » que frustre...
Je vois tout à fait ce que tu veux dire, les « silences visuels » sont importants en poésie, notamment... Le choix de mise en page pour la fanzine apporte indubitablement quelque chose au texte (en plus de la couverture qui me décoiffe toujours autant les cils)... Je réfléchirai, mais j'ai tendance à penser que la forme nouvelle sacrifie un peu la respiration, genre c'est obligé d'écrire en mode pâté. Surtout sur ce site, où les textes sont en énoooorme sur l'écran... Mais je réfléchirai, parce que c'est très juste ce que tu dis.
Comme Makara, je ne trouve pas évident qu’il meurt à la fin ; il faudrait peut-être rendre la chose plus exlicite. Le récit est poétique, avec de belles métaphores, mais je trouve aussi que cet aspect du texte nuit à la compréhension.<br /> Quand l’homme parle, la phrase « Et moi je restais échoué au bord de la journée » est très belle, mais elle rend ses paroles peu réalistes.
Ce personnage est un bel exemple de dépendance affective, et le fait qu’il ressente si cruellement la perte de sa première femme après avoir vécu je ne sais combien d’années avec la seconde donne l’impression qu’en effet, cette dernière ne l’a jamais comblé, qu’elle était une remplaçante.
C’est le deuxième texte de toi que je lis et je trouve que tu as une très belle plume.
Coquilles et remarques :
Dans le premier paragraphe, c’est dommage d’employer les mots « vertige » et « vertigineux » ; ce serait bien d’en remplacer un des deux par un synonyme.
c’était juste tellement saugrenu [Cet emploi de « juste » est un anglicisme. Je trouve même qu’il affaiblit la phrase ; il faudrait juste l’enlever. ;-)]
Elle s’était donnée du mal pourtant [donné ; le pronom réfléchi est COI]
Mais rien n’y faisait, le faux-contact persistait [faux contact ; sans trait d’union]
tous les deux, incapable de se rejoindre [incapables]
Oh la la, ton commentaire, date de mai, comme c'est loin. Excuse-moi pour le temps que j'ai mis à te répondre. Je vais corriger les coquillettes que tu as soulignées. Ça me fait réfléchir que toi aussi tu n'aies pas trouvé explicite que le personnage principal meurt... Merci beaucoup d'avoir laissé un mot et mille merci pour ton appréciation de ma plume !
Schnee
Je te remercie pour ton message très sympathique. J'admets que c'est un peu ma « patte » depuis quelques années : un déluge de métaphores... S'il y a un passage précis qui t'a paru difficile à comprendre, je serais ravie de voir ce que je peux faire :).
Encore une fois, je suis ravie d'avoir un message de toi.
Alors la fin, c'est qu'il meurt. Genre il est malade, grabataire, et ça se finit sur le vide intersidéral laissé par la prise de conscience qu'il ne sera plus là pour toujours. Je me demande si je ne devrais pas repasser dans ce texte et renforcer les références à sa maladie à lui (puisque sa première femme est aussi morte dans un lit, car à l'hôpital... Qu'est-ce que tu en dis ?
Bisous huileux et grinçants,
Schnee