Sur le toit-terrasse d'un café, deux jeunes gens, dont la jeunesse et la beauté formaient un tableau des plus onéreux. Leurs allures distinguées et confiantes trahissaient une grande richesse matérielle, mais également intellectuelle.
Les jeunes gens se tenaient comme souverains, assis sur leurs trônes de fortune.
Le soleil, jaloux, s'était revêtu de sa tunique la plus éclatante pour reprendre la main sur sa suprématie. Une tentative vaine ; bon nombre râlèrent de ses fanfreluches tape-à-l'œil, aussi aveuglantes qu'éreintantes. Bienheureusement, le parasol, en preux chevalier, les protégeait de ses rayons nuisibles. Seulement, elle était moindre face à la fougue fiévreuse de son ego trip brisé.
— Alors ? Pour quelles raisons m'as-tu fait déplacer ? demanda la jeune femme, tout en buvant une gorgée de son thé.
— N'ai-je même plus le droit de souhaiter simplement ta précieuse compagnie ?
D'un soupir las, elle fit claquer sa tasse contre sa soucoupe.
— Je ne suis pas libre de mon temps ; je travaille. Mais je suppose que c'est un concept trop abstrait pour toi.
Sa mine boudeuse eut le don de faire rire madame, elle le réfréna en mordillant sa joue intérieure. Cette fois-ci, elle voulait qu'il la prenne au sérieux.
— Retenons que malgré tout, tu trouves toujours un créneau pour me voir chaque fois que je t'invite, rétorqua-t-il avec un sourire narquois, son habituel, celui qui faisait fondre le cœur de toutes les femmes —, à une exception près.
— Dieu seul sait quelles folies tu me réserveras sinon...
Il se mit à rire aux éclats, brisant le cadre sérieux qu'elle avait eu tant de mal à instaurer. Son rire, si plein de gaieté, possédait l'immense pouvoir d'attiser la sympathie, de mettre à l'aise et de balayer toute tension — comme il venait de le faire. Et malheureusement, elle n'échappait pas à la règle, car elle céda, et le rejoignit dans son élan. Ils rirent tous deux à gorge déployée, dans une symbiose des plus infantiles.
La jeune femme n'était pas tout à fait honnête. Il est vrai qu'elle aimait particulièrement la compagnie du « parasite », elle chérissait ces moments plus qu'il ne pouvait l'imaginer. Peut-être lui dira-t-elle un jour ; peut-être pas. À contrario de son bon ami, elle n'était pas du genre démonstrative : les déclarations amicales à tout va, les bisous à la volée, mais surtout — les accolades à n'en plus finir — étaient sa marque de fabrique. D'abord incommodant, elle s'y était très vite habituée à force de répétition. Aussi parce que c'était lui ; un autre s'en serait retrouvé avec la joue gonflée comme un ballon.
Ils avaient chacun une façon bien distincte d'aimer et la respectaient réciproquement — bien que, des fois, il aimerait que ce soit plus, et elle un peu moins.
— Continuons à nous voir, reprit-il, le souffle court, autant que possible, et je ne ferai rien. Tu as ma parole.
Madame tendit le petit doigt. Un geste qui peut sembler anodin, mais qui, croyez-le, relevait de l'extraordinaire. Habituellement, il était celui qui prenait toujours les devants pour amener à un contact physique. Or, pour la toute première fois : c'était elle. Elle. Le doute s'insinua en l'homme : était-ce bien la femme qui décrochait à peine un regard en guise de salutation qu'il avait en face de lui ?
— Je ne suis pas du genre à croire aveuglément les paroles.
Après un bref instant ; il avança sa main, un mouvement lent mais terriblement captivant. Une douceur fringante, une tendresse significative, reflétant par son prisme ; une infime partie de son affection. Elle avait, par un simple geste, fait une grave entorse à son confort — pour lui. C'est donc naturellement qu'il y répondit avec toute le considération qui s'y devait — et bien plus encore. Chaque mouvement, chaque battement de cils jusqu'à l'hérissement de ses poils était calculé, engrené avec la minutie d'une machine bien ficelée. Tout ça guidé par l'angoisse indu qu'un geste trop brusque (même de peu) puisse la faire reculer. Ou simplement ne pas faire assez. Assez pour elle.
Lorsque leurs auriculaires s'entrelacèrent, ne formant plus qu'un, le temps semblait s'être figé. Pourtant, les bavardages sautillants se faisaient toujours plus incessants, les volatiles battaient toujours de l'aile vers une destination méconnue. Le soleil revanchard prenait toujours un malin plaisir à taper contre ceux qui empiétaient sur son territoire. Et puis, il y avait : eux. Eux qui contrastaient avec toute la vie environnante. Bien que troublant au premier abord, en poussant la curiosité : la droiture de l'un face à l'autre, de l'autre face à l'un ; d'une femme face à un homme, d'un homme face à une femme conférait un assemblage des plus harmonieux malgré leurs carrures si antipodiques.
Au-delà de cette raideur, il se passait une chose qui sortait de l'ordinaire — un événement invraisemblable qui n'avait de comparable ; « miracle » serait le plus convenable pour qualifier cette fantaisie ; toutefois, cela relèverait d'un grave euphémisme. Hélas, il n'y avait guère meilleur terme. Ce miracle défiait l'entendement — il se créait un monde, un univers parallèle nourri par leurs esprits fins. En les observant, on fut sans recours absorbé à travers cette synergie, goûtant un extra de cette faille spatio-temporelle. Une connexion mystique et addictive pour ceux qui s'y invitaient, au risque de s'amenuir jusqu'à devenir parfaitement insignifiants.
Cela arrivait de plus en plus souvent. À chaque rencontre, le jeune homme initiait continuellement cette bulle cosmique par le bois champêtre de ses prunelles. Elle pensait comprendre — là était le problème ; penser n'est qu'hypothèse. Rien de concret. Le plus simple serait de lui demander ; mais que fera-t-elle si son interprétation est erronée ? S'il voulait savoir la source de ses a priori, que lui dira-t-elle ? « Tes yeux m'ont trompée » — en effet, il n'y avait pas plus absurde. Et le message interprété n'était sans contrecoup : tension, discorde, malaise, distance pouvaient en émerger — et elle ne le voulait aucunement. C'était tout de même fou : avec un autre, jamais elle ne se serait encombrée de telles tergiversations. Un doute ; elle le dissipe. Il était sa seule exception. Néanmoins, si elle avait raison... et ensuite ?
Mieux valait un silence sage que de risque sot. Elle préservait cette relation.
Les regards en croisade des deux jeunes gens eurent l'air de se prêter à une conversation tant grandiloquente que taiseuse. Guère ne saurait décrypter cette amphigouri ; notamment eux-mêmes, et cela — tant que le choix présumé de l'ignorance précédera la transparence des maux.