Non non rien n'a changé - les Poppys

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/V9Po8lSIKww

J’ai commencé à chanter avec cette dame vers mes 4 ans. Elle était une musicienne intervenante dans les écoles et elle faisait avec les maternelles des activités d’éveil. Mais elle avait également mon grand frère et ma grande sœur dans leurs classes respectives. Elle a très vite remarqué chez eux un potentiel vocal, et ainsi mes parents les ont inscrits dans sa chorale. Moi, j’étais trop jeune, elle voulait que j’aie au moins six ans pour me prendre avec eux. J’allais donc voir mon frère et ma sœur à leur concert de chorale de temps en temps, et borné comme j’étais j’essayais désespérément de monter avec eux sur scène. Mais elle a tenu bon, me virant de scène en appelant parfois mes parents à la rescousse : je n’ai pu les rejoindre que deux ans plus tard, dans cette chorale que je ne quitterais pas avant mes dix-huit ans.

 

À l’école primaire, nous la voyions chacun dans nos classes une fois par semaine. Elle avait l’habitude de suivre les enfants de la maternelle jusqu’au CM2, mais avec nous la situation était différente : en plus des écoles, elle nous donnait cours toutes les semaines dans sa chorale. Nous avions des facilités et elle s’appuyait donc régulièrement sur nous pour apprendre des voix supplémentaires ou des contre-chants. Quand elle utilisait des bandes-son, nous savions parfois mieux qu’elle le moment où il fallait chanter et mon frère était tellement doué qu’il pouvait accorder sa guitare mieux qu’un appareil spécialisé. Une relation de confiance avec le temps s’est installée, et puis plus encore ; ce n’était pas qu’une cheffe de chœur ou la musicienne intervenante des écoles du coin, c’était devenu notre amie, avec qui l’on grappillait du temps à la fin des répétitions pour discuter de tout ce qui pouvait nous passer par la tête.

 

On a tout connu de cette chorale, de son début jusqu’à sa fin. D’abord nommée « les trois notes», puis « ponctuation » quand le nombre d’enfants a augmenté, elle s’est en définitive renommée « le chœur d’Anthony », en hommage à un jeune choriste décédé de maladie.

 

Il y avait toujours d’une année sur l’autre des nouveaux chants, mais il y avait également des classiques qui restaient dans le répertoire. Cette chorale servait de soutien lors de certains spectacles d’école, mais aussi faisait tous les ans, à la période de Noël, des concerts pour le Téléthon et les Restos du Cœur. Et parmi les chansons qui revenaient tous les ans pour ces concerts-là, il y a en a une qui m’est vivement restée en mémoire : c’était « Non non rien n’a changé» des Poppys.

 

Elle n’était pas évidente à chanter, car assez grave sur certains passages et assez rapide sur d’autre. Quand elle nous l’avait présenté pour la première fois en répétition, je devais avoir huit ans. Je me souviens de l’air pas très convaincu de ma sœur qui lisait les paroles à côté de moi. Je crois qu’à l’époque, je ne comprenais pas vraiment ce que la chanson disait. Mais j’aimais beaucoup ce refrain énergique qui donnait envie de crier.

 

Semaine par semaine, nous l’avons apprise, nous appropriant le tempo, les paroles, retenant comment se caler sur la bande-son, pour enfin la produire au concert du Téléthon à la fin de l’année. Nous étions dans une grande salle sans fenêtre, et nous faisions face à un public d’une centaine de personnes. Même s’il était devenu courant pour nous de nous tenir sur une scène, il y avait toujours une fébrilité électrique partagée entre mon frère, ma sœur et moi. Ce n’était plus vraiment un stress ou de la peur, car l’habitude et la confiance que nous avions envers notre chef de chœur nous rendaient sûrs de nous, mais il restait quand même de l’impatience et de l’excitation qui nous suivaient jusqu’à ce que l’on pose nos pieds devant un public.

 

Nous étions toujours tous les trois côte à côte. Pour ça, il n’était pas rare que l’on nous appelle les Daltons. On n’appréciait pas vraiment la comparaison, mais pour autant, on ne se séparait pas. J’aimais jeter des regards complices à mon frère et à ma sœur alors que le spectacle commençait et que nous étions sur scène. Les chansons s’enchaînèrent ; « Non non rien n’a changé » clôturait la soirée.

 

En répétition, nous avions fini par l’aimer. Mais en concert, elle prit une tout autre envergure. Peut-être était-ce grâce au but de ce concert, destiné à engranger des dons pour le Téléthon ? D’un seul coup, son message, ce qu’elle portait, me devint clair. Notre énergie explosa à l’arrivée du refrain.

 

« Non non, rien n’a changé! Tout, tout a continué ! » J’ai vu ma sœur retenir des mouvements parasites des bras alors que son chant se transformait en cri. Nous n’avions jamais été ainsi en répétitions, si bien que notre comportement prit notre cheffe de chœur par surprise. Elle tenta de nous faire des gestes pour baisser le volume, mais nous ne suivions plus. On était transporté.

 

« Mais j’ai vu tous les jours à la télévision même le soir de Noël, des fusils, des canons, j’ai pleuré! Oui j’ai pleuré, j’ai pleuré!» On se jetait des regards complices, mon frère et moi. Je pense que l’on ressentait tous les trois la même chose, quelque chose de puissant, électrique, qui se partageait d’enfant en enfant dans le chœur et qui ne pouvait se transmettre qu’en chantant le plus fort possible. On ne réalisait sans doute plus que la mélodie se transformait en cri et devenait de moins en moins agréable à écouter. On était là pour extérioriser.

 

Le public était surtout composé de parents, si bien qu’il fut indulgent sur la prestation. Mais je ne doute pas qu’elle fut étrange. Notre chef de chœur nous en parla alors que l’on descendait de scène, pour nous expliquer que l’on chantait beaucoup trop fort. Et même si elle avait très certainement raison, je crois qu’on en était un peu fier. Je ne sais pas pourquoi, mais pour cette chanson, à ce moment-là, le but avait été de faire exploser le volume.

 

C’est, je pense, la représentation la plus bizarre que j’ai faite. Encore aujourd’hui, je me souviens de cet instant exact où tout le monde autour de moi chantait le plus fort possible et criait, et je ne comprends pas ce qui s’est passé. À chaque nouveau concert, le défi pour notre chef de chœur était de refréner notre énergie qui débordait pour cette chanson précisément. Je pense qu’on a toujours continué à crier un peu en l’interprétant en public. Néanmoins, cette première fois, qui avait pris tout le monde de court, fut particulièrement marquante à mes yeux.

 

Tout ce que faisait cette dame nous donnait un moyen de nous exprimer. Elle avait des ateliers de théâtre, auxquels j’ai pu participer, ce qui me semble impensable aujourd’hui tant je suis devenu mal à l’aise avec un rôle. Il y avait la chorale, les activités, et de temps en temps des semaines de stage de chant. Avec elle, on a eu notre place, une place que l’on avait du mal à trouver à l’école. Même si elle n’intervenait pas dans les collèges et que nous la voyions plus dans un cadre scolaire, je me souviendrai toujours de ces mercredis après-midi, où nous discutions de sujets qui parfois étaient graves, et que nous n’aurions jamais pu évoquer avec nos parents. C’est avec elle et seulement grâce à elle que ma sœur a pu m’expliquer pourquoi elle m’évitait, pourquoi elle refusait qu’on soit ensemble au collège. Mon frère a pu, avec elle, parler de son harcèlement. Et moi… J’ai dû abandonner, petit à petit, cette chorale, pour le conservatoire. J’ai perdu peu à peu, cette ambiance chaleureuse et humaine qui me faisait apprécier la musique. C’est en écoutant « Non non rien n’a changé» que je réalise l’erreur que c’était à l’époque. Même si l’on faisait mal, même si l’on criait, même si l’on avait trop d’énergie et trop de choses à dire, elle nous laissait faire. C’était la différence majeure entre son chœur que j’aimais tant et le conservatoire où j’allais avec la boule au ventre. Et c’est ce souvenir-là, ce souvenir d’elle et de l’importance qu’elle a eue pour moi qui m’ont poussé à quitter le conservatoire pour me rapprocher d’elle et de son métier. C’est grâce à sa présence que j’ai sue ce que je voulais faire et ce que je voulais être, et que je me suis lancé dans une formation pour devenir à mon tour musicien intervenant.

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