La reine morte
La jeune femme s'avance d'un pas lent, le dos droit. Elle ne pose les pieds que sur les carreaux rouge sang du damier qui recouvre le sol de la salle de bal. Les hautes fenêtres, de chaque côté, sont illuminées de lanternes écarlates. D'autres projettent des ondulations sanglantes tout autour du trône d'un noir d'obsidienne de la reine Sitnam.
Le long des murs, les villageois la regardent passer. Tous la connaissent depuis sa plus tendre enfance. La plupart étaient présents à son mariage, l'année dernière.
Tous ont vu son Pablo être choisi, au bal précédent.
Choisi par la Reine-Mante.
La jeune femme réprime un frisson. Elle ne quitte pas des yeux la créature sculpturale assise confortablement sur son trône.
Le bal n'a pas encore commencé. Elle est dans les temps.
Norah cligne des yeux pour chasser les souvenirs de cette danse funeste. Le corps de son mari, scandaleusement pressé contre celui de la reine. La sorcière qui laisse courir ses doigts fuselés sur les épaules de Pablo en la regardant dans les yeux.
L'impuissance, la terreur et le désespoir dans les prunelles de son mari quand il est forcé de suivre la reine dans ses appartements.
Norah se raidit et tourne la tête comme pour éviter un coup.
Depuis que le corps de Pablo a été déposé sur le seuil de leur demeure de jeunes mariés, des larmes brûlantes se pressent constamment sous ses paupières.
Mais elle n'est pas là pour pleurer.
Elle prend une profonde inspiration et affiche un sourire. Même factice, il sera sa meilleure arme.
À l'autre bout de la salle, la Reine-Mante frémit et incline la tête avant de relever les yeux.
Alors que leurs regards vont se croiser, une main calleuse empoigne le bras de Norah et la fait disparaître dans la foule.
— Mais bon sang, No, qu'est-ce que tu fais là ?
— Lâche-moi, Asdar, siffle la jeune femme en se dégageant brusquement.
Elle jette un regard noir à son meilleur ami et se détourne. Loin de s'en formaliser, il la rattrape et l'entraîne de plus belle vers la sortie.
— Tu es complètement marteau, ma parole, souffle Asdar en glissant un bras autour de ses épaules, comme s'ils étaient un couple parfaitement normal. Tu tiens tant que ça à finir comme Pablo ?
Les sourcils froncés, les narines frémissantes, Asdar tire sur la manche de sa robe couleur rubis. Le décolleté est si plongeant qu'il ne cache pas grand-chose de son anatomie. Et elle ne parle même pas du dos-nu intégral magnifiquement indécent.
— Que dirait-il, ton Pablo pour qui tu es prête à te sacrifier, hein ? Il dirait quoi s'il te voyait habillée comme ça ?
— Il ne peut plus rien dire du tout, Asdar. Il est mort, et les morts n'ont que faire des vivants.
— Moi je sais ce qu'il dirait, et ce qu'il ferait, réplique Asdar, les yeux brillants. Il te ferait sortir d'ici coûte que coûte. Et puisqu'il n'est plus là pour s'en occuper, je...
— Tu ne vas rien faire du tout, siffle Norah. Tu restes en dehors de ça et tu me fous la paix, c'est clair ?
Elle s'interrompt, le visage empreint d'une dureté, d'une froideur qu'il ne lui a jamais vues.
— Va-t-en, As, lui ordonne-t-elle d'un ton impérieux. Il n'y aura bientôt plus rien qui puisse te retenir ici. Pars le plus loin possible, et ne te retourne jamais.
Le visage de son ami est tordu de douleur. Il fait de son mieux pour résister, mais Norah repère l'instant précis où il se résigne à lui obéir.
— Qu'as-tu fait, Norah ? lance-t-il d'une voix tendue, avant de tourner les talons.
Norah reste seule au milieu de la foule qui fait tout pour ne pas la regarder. À ce qu'elle en sait, pourtant, son sort funeste n'est pas contagieux.
Qu'importe, de toute façon.
Elle laisse échapper un "adieu" tardif, dans une expiration tremblante. Tomber sur Asdar a bien failli faire capoter son plan. Elle aurait tant voulu...
Mais c'est une bonne chose que son ami ne soit plus là pour apprendre de quelle manière elle a disposé de son propre destin.
Norah relève la tête. Après un dernier regard vers l'endroit où Asdar a disparu, elle se détourne et reprend sa marche vers le trône. Autour d'elle, les respirations se suspendent à mesure de son avancée. Les lanternes, quant à elles, semblent briller plus fort, à l'aune de la lueur prédatrice dans les yeux de la reine fixés sur elle.
Elle n'a plus que dix pas à faire.
Norah lève une main pour attraper le peigne en os ouvragé, orné d'une rose rouge flamboyante, qui retient sa chevelure.
Une cascade de boucles noires tombe jusqu'à ses reins tandis qu'elle jette à terre le dernier présent de Pablo. La rose ensanglante le carré blanc sur lequel il a atterri, comme un présage macabre.
— Votre Majesté, salue Norah d'une voix chantante, tout en s'inclinant juste assez pour offrir à la souveraine une vue plongeante sur son décolleté.
Les soldats qui entourent le trône s'approchent d'elle et de son ton empreint de défi. Aucun villageois n'est censé aborder la reine tant qu'elle n'a pas choisi son roi ou sa reine d'une nuit.
Les cheveux blancs de la souveraine glissent devant son visage lisse tandis qu'elle penche la tête de côté pour l'observer. L'éclat irréel de ses prunelles émeraude glace le sang de Norah.
Elle prend garde à ne pas baisser les yeux.
D'un geste nonchalant, la reine stoppe l'élan de ses soldats. Ils s'écartent alors et laissent Norah approcher du trône. Derrière elle, plus personne n'ose faire un geste.
Son cœur bat à grands coups sourds, tout son corps est comme pétrifié. La terreur immobilise son esprit. Les images qui reviennent à la vue du sourire lascif de la reine menacent de lui couper les jambes.
Mais Norah continue.
Elle s'arrête juste devant le siège royal, si près qu'elle pourrait effleurer de la main la vilenie faite femme.
À la place, elle tend la main à la souveraine en affichant un sourire mutin.
Lentement, la créature en face d'elle fait glisser son regard du bas vers le haut. S'arrête juste un instant sur la peau nue de sa poitrine. Monte encore. Semble se régaler de ses lèvres peintes en rouge sang, entrouvertes en un sourire suggestif. Se plante dans les prunelles noisette de Norah comme pour se retenir d'y plonger tout de suite.
Intérieurement, la jeune femme frémit. La présence qui court sur sa peau, examine ses pensées, s'abreuve à ses émotions est une rafale glacée, rude et cruelle.
Elle invoque le visage de Pablo pour ne pas flancher. Son sourire tendre, ses iris bleu cobalt, les mèches brunes qui bouclaient sur sa nuque. La délicatesse de ses mains quand il avait passé l'alliance à son annulaire le jour de leur mariage.
Elle soutient le regard de la reine sans faiblir, pendant ce qui lui semble une éternité.
Enfin, enfin, la souveraine relâche l'emprise de ses prunelles. Et accepte l'invitation.
Sa longue silhouette gracieuse se déplie et elle s'avance d'un pas, faisant reculer Norah d'autant.
Elles sont presque de la même taille. Il suffit à Norah se lever juste un peu les yeux pour continuer d'affronter la reine dans cette bataille de volontés.
Les premières notes d'une mélodie ancienne s'élèvent, brisant le silence de cathédrale qui les entoure.
La reine passe une main autour de la taille de Norah et leurs corps se plaquent l'un contre l'autre. Elle prend une longue inspiration, comme pour la renifler. Norah tressaille.
Des violons d'abord, grinçant des notes dissonantes sur un rythme saccadé, chaotique.
Valse à trois temps de rouge et de blanc.
L'antienne se fait plus classique, emportant Norah et la reine dans un tourbillon sec, rapide.
D'autres violons se font entendre, mais les premiers accords, ceux à cause de qui toute la salle frissonne, continuent de se faire entendre.
Norah ne quitte pas des yeux la reine. Comme tout villageois soumis à ce rituel inique, elle a tellement répété cette danse que son corps sait ce qu'il doit faire.
La Danse Macabre a brisé tellement de vies. Causé tant de malheurs et de larmes. À force de l'écouter, Norah croit les entendre. Ces tintements, ce sont les genoux de ceux qui restent claquant contre le sol. Les notes dissonantes des violons sont les cris déchirants des veuves et des veufs, les lamentations des orphelins. Ce rythme saccadé, c'est celui des destins effacés.
Cette danse, ce sera son dernier hommage à Pablo. Elle sait que, de là où il se trouve, il la voit. Et il lui sourit.
Ce sourire, elle l'offre à la reine alors que tout l'orchestre entame sans temps mort les dernières strophes. La musique vertigineuse rebondit sur les murs, sur les corps, s'amplifiant, se renforçant, nourrie par la vibration commune des spectateurs pétrifiés.
Comme prise de frénésie, Norah accélère, entraînant la reine dans une ronde folle à travers toute la salle, sans un seul faux pas. Si elle se trompe, tout s'arrête.
Mais elle ne se trompe pas.
Au moment où la dernière note retentit, claire et glacée, Norah pose les pieds sur les carreaux rouges, pile au centre de la salle, et se met à tourner sur elle-même. L'exaltation sera la dernière émotion de sa vie.
À chaque tour, elle entrevoit la reine qui s'approche d'elle, son regard brûlant qui la déshabille.
Quand la note finale se tait, quand ses derniers échos disparaissent à jamais, Norah s'immobilise. Elle regarde la reine franchir les derniers mètres qui les séparent.
De sa voix profonde, riche de toutes les existences qu'elle a volées, elle s'adresse à elle :
— Ta mort sera grandiose.
Norah regarde les soldats s'approcher d'elle. Elle n'en a plus que pour quelques minutes.
D'un geste nonchalant, elle passe les doigts le long d'une des bandes de tissu qui cachent sa poitrine. Elle récupère l'aiguille à coudre qu'elle y a laissée exprès, en finissant d'assembler sa robe.
Sans hésiter, elle se pique l'index.
— Mais Votre Majesté, souffle Norah avec un sourire triomphant, je suis déjà morte.
Le sang de Norah touche le carrelage et s'y fond, en un remous que seule Norah repère.
Instantanément, des cris de souffrance retentissent partout dans la salle. Les convives s'effondrent, se tenant la tête entre les mains.
Les cris s'intensifient, s'échappant des gorges mortes des cadavres qui viennent d'apparaître sur chaque carré de carrelage rouge dans la salle.
Avec un gémissement étouffé, Norah tombe à genoux. Le sang qui coule de son nez colore ses dents de rouge quand elle sourit à la reine.
— Qu'as-tu fait ? demande-t-elle d'une voix rauque.
Du sang se met à s'échapper des oreilles de Norah. Les morts-vivants, toujours hurlants, se mettent en marche.
Le premier à atteindre la souveraine lui prend les mains et l'entraîne dans la Danse Macabre, au son de tous les violons qui l'ont un jour jouée.
À chaque tour de salle, une nouvelle victime rejoue son destin dans les bras de la reine. À chaque tour, l'éclat des yeux de la reine se ternit. Elle ne peut se dégager de tous ces bras qui l'entraînent, qui la retiennent, se nourrissent de sa vie comme elle s'est nourrie de la leur.
Norah prie pour tenir jusqu'au bout.
— Vous n'êtes pas... la seule sorcière des environs, lance Norah à la reine d'une voix hachée. Ma vie pour les ramener, votre mort pour les apaiser.
Quand le dernier cadavre quitte les bras de la reine, celle-ci s'effondre, grise et pâle, l'émeraude de ses prunelles à jamais éteinte.
Un instant plus tard, Norah tombe face contre terre.
Leurs vies à toutes deux s'enfuient, faisant s'éteindre les lanternes sur leur passage.
Il en reste une, pourtant, qui refuse obstinément l'hommage muet à la majesté tombée.
Non loin d'elle, le peigne en os jeté par Norah se met à grésiller. À trembler. Puis à fondre.
Il disparaît brusquement, tandis qu'une silhouette évanescente apparaît à sa place.
Sur sa tête, une couronne de brume et d'étoiles resplendit tandis que les morts l'entourent.
Camille Saint-Saëns est un excellent choix de bande son, la mélodie est bien choisie et on l’entends parfaitement résonner pendant que les deux sorcières s’offrent une danse mortelle…
Seul point perturbant, j’ai beau les relire, je ne comprends pas du tout les quatre dernières phrases qui servent de clôture.
Très belle participation !
Alors la fin gagnerait à être éclaircie, j'avoue que j'ai été un êu embêtée par la limite des 2000 mots. c'est en fait Norah qui revient sous forme de spectre, le sort qu'elle a jeté pour tuer la reine s'est retourné contre elle, il faut bien une nouvelle reine à ce royaume ... ^^
Je crois que ça t'a beaucoup été dit, mais je le répète : ta nouvelle est très visuelle ! Tu as su instauré une jolie précision sur le décor, les actions, la mort de la reine-mante (trop chouette, ce nom). C'était beau et sombre à la fois ! Bravo !
Ça faisait longtemps que j'étais pas passé par chez toi et, wow, j'ai adoré !! C'est TELLEMENT visuel, avec le rouge, le blanc, et le noir, et seulement le vert des yeux de la Reine-Mante qui contrastent avec ce schéma monochrome - j'ai une imagination très visuelle, avec de la synesthésie, et donc ton texte était un vrai délice à lire, très très beau. Et en même temps, on "entend" aussi presque le morceau dont tu t'es inspirée (qui est aussi très, très cool, j'adore les sons qui font un peu comme des percussions d'os), donc ce n'est pas que visuel, ce qui rend ça encore plus impressionnant ^^
Ce qu'on entrevoit de l'univers est délicieux horrifique aussi - rien que ce titre de "Reine-Mante" est incroyable, et puis, les histoires de sorcières, ça me parle toujours :P On ne se sent presque pas triste pour Norah - enfin, je ne me suis pas senti triste, en tous cas - parce qu'on sent tellement bien sa colère et sa haine qu'on a envie de célébrer avec elle la réalisation de sa vengeance. Et puis, il semblerait qu'elle ait peut-être survécu, non ?? Qu'elle, ou quelqu'un d'autre (l'autre sorcière peut-être, qui serait alors divine qu'humaine ??), prenne le pouvoir là où la Reine-Mante a pendant si longtemps régné...
Si je cherchais vraiment à chipoter, je dirais que le dialogue avec l'ami de Norah m'a un peu sorti de l'ambiance ; le style est un peu trop oral / moderne pour le reste de l'ambiance, je trouve. Mais c'est vraiment un détail ! Et merci du partage, c'était un super moment de lecture <3
Belle atmosphère dramatique. J'avais l'impression de voir un long traveling en noir, blanc et rouge quand l'héroïne s'avance pour réaliser sa vengeance. J'ai presque pensé à une tragédie antique, avec le tourbillon de la danse macabre et l'apparition des morts vivants. Une belle réussite, merci pour cette lecture.
Avec ce nom, la Reine-Mante, j'avoue que j'ai imaginé l'insecte plutôt qu'une "simple" sorcière lors de ma lecture. 🤣
Une histoire très réussie, belle malgré l'horreur de la situation.
Et je ne m'attendais pas à la fin, ne sachant pas que Norah était également sorcière, donc c'était encore mieux ! :)
Bref, j'ai beaucoup aimé, bravo ! 💜
Merci beaucoup pour ton passage et ton commentaire <2
Et non, ce n'est pas PAblo qui revient, c'est Norah. Il va falloir que je corrige ça parce que vous êtes plusieurs à m'avoir fait la remarque :/
Merci pour ta lecture !
Je n'ai pas très bien compris la fin. Par exemple "Il en reste une, pourtant, qui refuse obstinément l'hommage muet à la majesté tombée." Je ne comprends pas de qui on parle, par exemple je n'ai pas l'impression que le spectre de la fin correspond à la même personne.
Alors la phrase que tu cites parle d'une des lanternes de la salle qui ne s'est pas éteinte.
Le spectre de la fin c'est en fait Norah qui est revenue sous forme de spectre, elle réapparait à la place du peigne en os qu'elle a jeté au début de la nouvelle.
Merci pour ta lecture <3
J'ai également beaucoup aimé cette nouvelle. ^^ L'ambiance et (tous) les personnages, surtout. J'ai adoré les dialogues entre Norah et Asdar. Pour ma part, j'ai à peine remarqué le choix du présent. Il me semblait très naturel. La méchante reine est vraiment bien caractérisée - j'imagine tellement ses yeux émeraude, c'en est même effrayant, des yeux aussi surnaturels. On sent sa présence, sa cruauté... et son manque d'humanité, je dirais.
La fin m'a un peu perdue ou, du moins, questionnée. Je me demande qui est cette nouvelle reine, si c'est Norah ou quelqu'un d'autre ?
Merci pour cette lecture ^^
Alors la fin, c'est Norah en fait qui revient sous forme de spectre pour être la prochaine reine mouhahaha
Merci de ta lecture !
J'adore cette nouvelle ! La plume, l'histoire, les personnages .... Au début, j'étais un peu sceptique quant au choix du présent, mais je dois reconnaître que cela se marie parfaitement avec l'histoire !
La Reine-Mante est effroyable. Néanmoins, j'avoue m'être dit à la lecture "Etendre l'univers de la nouvelle en se focalisant sur la Reine, ça pourrait donner quelque chose de vraiment cool". Ne me remercie pas pour l'idée qui germe désormais dans ton esprit... ;)
Norah a un caractère très fort et j'avoue qu'elle m'a plu tout de suite. J'ai réussi à m'y attacher et c'est ce qui rend ton dénouement bien complexe. D'un côté, on a la Reine qu'on adore détester, qu'on adore craindre et de l'autre, Norah qui se sacrifie pour faire tomber celle qui a tué son mari.
Bravo, Gabhany, pour ce traitement de la danse macabre ! Ce fut un plaisir de te lire à travers ce concours halloweenesque. :D
Mais... qu'as-tu fait, Dédé ? Faire revivre la Reine-Mante, même sur le papier, c'est dangereux tu sais ? XD
Merci encore pour ton passage, ton commentaire me fait chaud au coeur <3