Un ciel bleu blanc rouge
– Bonjour à tous ! Bienvenue sur la Matinale de Chérie FM, il est sept heures quarante. Sans plus attendre, voici la météo de ce six avril.
– Bonjour à vous, et c’est un temps très ensoleillé sur la Provence aujourd’hui qui s’annonce ! Il semblerait que le soleil se soit installé pour de bon dans notre ciel…
– Il était temps ; espérons que ça dure !
– Ah ça oui, Fred ! Une journée magnifique est au programme, bien qu’on note quelques nuages du côté d’Aix-en-Provence et un léger mistral sur Marseille. Côté température, il fera entre dix et douze degrés ce matin, et comptez jusqu’à vingt degrés cet après-midi sur le bassin salonais.
– Merci beaucoup !
– Je vous en prie, passez une bonne journée !
– Et tout de suite, Chérie FM vous accompagne dans une matinée sans stress… Voici Carla Bruni, avec L’Amoureuse… Bon début de journée avec nous.
La musique s’éleva pour combler le silence qui siégeait dans la 206 cabriolet citron vert. Le conducteur, une femme en survêtement Adidas noir et queue de cheval, sourit ironiquement à l’écoute des paroles de la chanson.
Il semble que mes bras soient devenus des ailes
Qu’à chaque instant qui vole je puisse toucher le ciel
Qu’à chaque instant qui passe je puisse manger le ciel
Entre elle et le ciel, justement, c’était une sacrée histoire. Il n’y avait pas plus belle complicité, pas plus belle histoire d’amour… qu’entre elle et le ciel.
Le soleil venait de se lever tout juste sur le sud de Salon-de-Provence. Elle freina légèrement jusqu’à arriver au rond-point de l’École de l’Air, celui où un vieux Fouga Magister bleu blanc rouge était exposé, et s’engagea avec douceur sur la voie de droite. Ses yeux verts ne s’arrachaient pas de la route, concentrés. Instinctivement, ses doigts tapotaient le volant et la boîte à vitesses. Cette jeune femme trentenaire gardait ses habitudes. La journée, ce n’était pas exactement ce genre de volant, ni ce genre de boîtier à vitesses qu’elle manipulait.
Le feu étant vert, la voiture prit aussitôt le virage à droite, et longea la route qui descendait, petit à petit, vers son lieu de travail. Un dernier cligno, elle contourna le parking visiteurs encore vide, et s’arrêta à hauteur de deux agents de sécurité. L’un d’eux se pencha, alors que la vitre s’ouvrait dans un élan automatique, et salua la jeune femme, qui lui planta son badge d’accès sous le nez.
– Bonjour, Commandant, salua-t-il, vérifiant au passage le droit d’entrée. Passez une bonne journée, Commandant.
Elle le remercia d’un hochement de tête et d’un demi-sourire, remonta la vitre et reprit sa route. Quand elle pénétra au sein de la Base Aérienne 701 Général Pineau, un sentiment d’excitation envahit son corps entier. Cette journée, elle en était certaine, serait encore riche en sensations. Un klaxon la fit sortir brusquement de sa rêverie. Un coup d’œil au rétro, et elle vit un de ses collègues qui la suivait. Coïncidence, celui derrière elle était le charognard, son second, celui qui en temps normal avalait ses fumigènes.
Ensemble, l’un à la suite de l’autre, ils traversèrent le site, passant devant les quelques bâtiments et les prestigieuses École de l’Air et École Militaire de l’Air, là où eux-mêmes avaient fait leurs études. Ils longeaient toujours la route, mais s’éloignaient de plus en plus vers un coin en retrait de la base aérienne.
C’est un petit chemin qui les guida tout le long d’une piste en macadam de deux mille mètres, bordée par les pelouses, les lapins par dizaines qui se réveillaient, et les installations météorologiques. Au bout, tout au bout, se trouvait le terminus de leur périple. Une tour de contrôle (l’une des plus belles de l’Armée de l’Air), quelques hangars, quatre ou cinq locaux, trois avions à la retraite exposés et un parking. Les voitures se garèrent l’une à côté de l’autre, et une fois leurs occupants sortis, les portières claquèrent simultanément.
Tout sourire, le commandant en second vint à la rencontre de sa supérieure pour la saluer et échanger avec elle quelques banalités. La familiarité n’était en théorie pas d’usage dans cette institution militaire, mais cette équipe particulière laissait de côté le respect poli que les capitaines et lieutenants devaient à leur commandant.
– Salut Caroline, ça va ? Bien dormi ?
– Oh, ne m’en parle pas, j’ai écrasé. À 21 heures, j’étais déjà couchée, raconta la jeune femme alors que son coéquipier éclatait de rire.
Il se permettait de la taquiner. Tout comme les sept autres passionnés qui travaillaient avec eux. Il y avait, dans cette équipe, un très fort esprit de cohésion. La cohésion était vitale. Une mauvaise entente sur terre pouvait tourner au drame… dans l’air.
Tout en continuant de bavarder gaiement, les deux militaires s’éloignèrent vers un petit local plein pied, où était accrochée à l’entrée l’énorme insigne dorée de la Patrouille Acrobatique de France.
C’était là la magie qui perdurait depuis 1953 sur Salon-de-Provence. Caroline, ses sept coéquipiers et leur remplaçant n’étaient pas des pilotes de chasse comme les autres. Leur mission ne constituait plus à intervenir dans les guerres par la voie de l’air. La récompense qu’ils avaient obtenue pour la qualité de leur vol, leurs innombrables heures passées dans le ciel et le service rendu à leur pays était de taille : ils représentaient désormais, après un recrutement des plus difficiles, l’élite, l’excellence de l’aviation militaire française dans les horizons du monde entier. Une parenthèse dans leur carrière déjà exemplaire. Pas un ciel n’avait pas été coloré en bleu blanc rouge par la PAF. Ou s’il en existait, ils se comptaient sur les doigts d’une main.
La porte claqua derrière Caroline et Christophe. Ils essuyèrent avec nonchalance leurs pieds sur le tapis gris décoré de l’insigne de la PAF et d’un Alpha Jet, sous le regard de la première équipe mise en place en 1953 encadrée au mur, et jetèrent un coup d’œil autour d’eux. Les secrétaires, l’officier des relations publiques, et les autres militaires qui travaillaient dans l’ombre n’étaient pas encore arrivés. Le travail sur la Base Aérienne 701 commençait dès huit heures du matin, mais l’équipe de la PAF faisait très souvent exception à la règle. Combien de fois les militaires travaillant à leur service avaient-ils dû sacrifier leur vie de famille pour contribuer à la réussite de cette patrouille légendaire ?
Des voix étouffées parvinrent jusqu’aux deux pilotes. Avec un sourire, ils reconnurent leurs camarades de vol. Ils s’engagèrent dans l’unique couloir du bâtiment, où étaient accrochées les photos officielles des équipes que la Patrouille de France avait connues depuis sa création. Caroline se souvenait fort bien du premier jour où elle avait traversé ce couloir : elle avait eu l’impression d’être dévisagée par tous ces pilotes de légende et s’était sentie petite, très petite. L’année prochaine, ce serait son équipe et elle qui dévisageraient avec fierté leurs remplaçants et les visiteurs. Les deux personnages s’empressèrent de poser leurs affaires dans leur bureau respectif et de revenir vers la salle commune.
– Leader… saluèrent mollement les autres membres de l’équipe lorsque Caroline et Christophe firent leur entrée dans la pièce.
Affalés sur les canapés en cuir, chacun à sa place respective, ils semblaient à moitié endormis et bâillaient à s’en décrocher la mâchoire. La jeune femme, le leader en question, haussa un sourcil surpris.
– Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez fait la fiesta toute la nuit ou quoi ?
– Pleine lune… grognèrent quelques pilotes.
– Mon fils ne fait pas encore ses nuits, ajouta un autre, dépité.
– Et bien, il va falloir vous reprendre les gars… On traîne là, on traîne trop ! Allez, double dose de café !
Elle frappa fort dans ses mains pour les réveiller, récoltant au passage quelques protestations, et se dirigea avec beaucoup d’entrain vers le bar.
– Que c’est aimable à toi, Caro, de nous servir le café avec tant d’amour, lança Chris, le charognard, qui se laissa tomber sur un canapé vide.
– Je veux bien vous le préparer, mais c’est à vous de venir le chercher. J’ai un enfant, pas huit, Dieu merci. D’ailleurs, où sont Didier et Patrick ?
– Ils ne vont sûrement pas tarder.
Derrière le bar taillé dans un bois massif sur lequel était taillé l’insigne de l’escadron, Caroline s’exécutait auprès de la machine à café. Chaque pilote avait son mug attitré et décoré de dessins en liaison avec la PAF. Celui du leader était de loin le plus imposant.
– Café, top ! lança Caroline, ce qui fit sourire ses autres camarades, car elle avait l’habitude de les assaillir par une multitude de tops quotidiennement.
Ils se levèrent péniblement des canapés et prirent place sur des tables hautes et rondes, non sans oublier de récupérer leur mug sur le comptoir. C’est à ce moment-là que les deux derniers pilotes apparurent dans la salle commune sous des acclamations exagérées.
– Et alors, on a eu du mal à se lever ?
– Pleine lune, marronnèrent à l’unisson les deux nouveaux venus.
Il y eut des rires, mais le sérieux s’installa à nouveau après quelques minutes, et sûrement grâce au café.
– Quelle série, Caroline, aujourd’hui ? demanda le charognard.
– Avec un peu de chance, nous pourrons faire une série « beau temps ». Il faut que je consulte le bulletin météo de la station hertzienne, et je déciderai ça en temps et en heure.
– L’entraînement hivernal a été difficile cette année, commenta Patrick, qui effectuait sa troisième année à la PAF. Je n’aurai jamais pensé que la météo soit aussi capricieuse et les conditions de vol si contraignantes…
– On a du retard, c’est vrai, mais on va s’en sortir, y’a pas de raisons.
Les pilotes hochèrent la tête et se turent. Cette salle commune était leur lieu de repos. Lumineuse, conviviale et confortable, elle était parfaite pour démarrer une journée du bon pied. Les portraits des parrains de la Patrouille crayonnés par un artiste étaient exposés sur les murs et veillaient sur leurs filleuls. Cette année, le parrain était pour la première fois une marraine, et plus précisément la Première Dame de France, en l’honneur de la première femme pilote à intégrer la PAF, leader qui plus est : Caroline.
La nouvelle de son intégration avait fait grand bruit, et la jeune femme s’était vue encerclée par un nombre important de journalistes, impatients de rédiger des articles aux proportions énormes sur cet évènement de taille. Pour Caroline, l’ampleur de cette médiatisation était exagérée. Les femmes avaient pu intégrer l’Armée de l’Air en tant que pilotes seulement bien des années après les hommes. Il n’y avait, à ses yeux, rien d’incroyable au fait qu’elle pût parvenir à un poste aussi convoité. Cela aurait pu être une autre à sa place. Ayant plus de mille cinq cents heures de vol à son actif lors de son arrivée à la PAF et ayant été chef de patrouille sur Mirage, elle avait été sélectionnée par l’équipe précédente au même titre et aux mêmes conditions que ses camarades pour sa motivation, ses capacités professionnelles et relationnelles. Alors, pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas intégrer cet escadron si célèbre maintenant qu’elles pouvaient en avoir les moyens ? Malgré tout cela, Caroline restait humble et modeste, de même que ses camarades, qui l’appréciaient beaucoup et ne faisaient aucune différence. Et ce n’était pas son trophée en or « Femme d’exploit » qui trônait sur son bureau qui changerait quelque chose.
L’horloge annonçait bientôt huit heures. D’un commun accord, ils posèrent leur mug dans l’évier et quittèrent la salle commune. Les militaires qui partageaient leur quotidien venaient d’arriver et saluèrent avec respect les huit pilotes de passage.
Les échanges terminés, l’équipe de la Patrouille de France prit la direction de leur salle de musculation et commença ce qu’ils appelaient le réveil musculaire. Il s’agissait, pendant une demi-heure, de travailler sans relâchement le dos, la colonne vertébrale et le cou grâce des étirements. Muscler le haut du corps était nécessaire pour mieux supporter les pressions gravitationnelles qu’imposaient les acrobaties aux pilotes. Le réveil musculaire était d’autant plus primordial aussi bien pour les pilotes déjà bien entraînés que pour un novice, dont le champ de vision pouvait se réduire de façon considérable, risquant par ailleurs de perdre connaissance en plein vol (c’était déjà arrivé à Nicolas Hulot à qui l’on avait offert un vol en place passager…). Ce phénomène s’appelait d’ailleurs le « voile noir ».
Durant cette même demi-heure, les portes des hangars s’ouvrirent et neuf Alpha Jet franco-allemands roulèrent sur le tarmac, tirés et poussés par des militaires. Les mécaniciens, comme un essaim d’abeilles œuvrant dans une ruche, s’agitaient autour des appareils, numérotés d’un à neuf, garés parfaitement en ligne horizontale et dans l’ordre croissant. Ils les pouponnaient, s’en occupaient comme des mères s’occupaient de leurs nourrissons, réajustaient quelques réglages, remplissaient le pod fumigène de chacun, faisaient le plein de kérosène, vérifiaient la tuyauterie, resserraient une vis ou deux, et passaient un petit coup de chiffon par-ci et par-là. Chaque pilote et chaque Athos, le nom radio des appareils, avaient son mécanicien attitré. La tradition voulait que le pilote et le mécanicien se choisissent. C’était comme ça. Il y avait une confiance inébranlable entre eux. Le pilote se fiait à son mécanicien, et le mécanicien refusait de laisser monter son pilote dans l’avion si celui-ci n’était pas fiable. La sécurité des pilotes dépendait bien entendu d’eux, et leur travail était inestimable. Sans ses mécanos, la PAF n’était rien. Absolument rien. Une phrase résumait d’ailleurs bien la coutume : un pilote, un avion, un mécanicien.
Voilà près de trente ans que l’Alpha Jet servait la Patrouille de France. Ce modèle « école », généralement utilisé pour la formation des pilotes de chasse, représentait le remplaçant idéal des Fouga Magister, qui avaient été eux aussi sous les feux des projecteurs à l’époque. Mais l’Alpha Jet était plus sûr, plus performant, plus maniable et donc plus adapté aux prouesses de la PAF… et le bon vieux Fouga Magister avait fini par être remercié pour ses bons et loyaux services quelques années après l’antique Mystère IV.
Haut d’environ quatre mètres, d’une envergure de neuf mètres et des poussières, et long de moins de douze mètres, ce petit oiseau biréacteur pouvait peser entre 3,8 et 7,25 tonnes selon le contexte. Vu d’en dessous ou d’en haut, il ressemblait à une grosse flèche bleu blanc rouge. Son aileron était numéroté et, sous ses ailes tricolores, l’institution « Armée de l’air » était peinte en blanc sur le bleu roi (mais également sur l’arrière-train de ce charmant oiseau mécanique). Sur les flancs de l’appareil figuraient les symboles de la PAF, dont son insigne dorée. Et pour ne rien gâcher, le viseur et le pod canon sous son ventre avaient été ôtés (il était là pour faire le beau, pas la guerre !), et ce dernier avait été remplacé par un pod fumigène qui permettait à l’appareil de laisser derrière lui un joli panache bleu, blanc ou rouge (les pilotes n’ayant le choix qu’entre le blanc et l’une des deux couleurs). Sur le côté du cockpit, en dessous de la vitre, était peint à la main le grade et le nom du pilote, ainsi que celui du mécanicien sur le cockpit passager. Enfin, le petit phare rond qui ornait le bout du nez de dauphin de l’Alpha Jet ne le rendait certes pas moins « adorable » et attachant (surtout aux yeux des enfants).
À 8 h 30, tandis que les mécaniciens continuaient de pouponner les Alpha Jet, les pilotes revinrent de leur réveil musculaire et se hâtèrent de vêtir leur combinaison de vol sous leur T-shirt au col tricolore. Pour l’heure, elle était kaki, avec leur nom et leurs galons scratchés sur la poitrine, et les insignes de la PAF brodés sur la manche et sous le grade. Quand le Chef de l’État Major de l’Armée de l’Air validerait la série au mois de mai, quand l’entraînement hivernal prendrait fin et la saison des meetings aériens débuterait donc, la combinaison kaki disparaitrait pour laisser place à celle bleu ciel.
Les pilotes se trouvaient déjà dans la salle de briefing, située tout au bout de l’unique couloir, et attendaient leur leader en discutant. Caroline terminait d’enfiler son pantalon « anti-G » par-dessus sa combinaison. Troué au niveau des genoux et du fessier, rempli d’eau, cet accessoire indispensable n’avait rien de glamour, mais il valait mieux l’avoir sur soi en vol si les pilotes ne voulaient pas subir le même sort que Nicolas Hulot ! Saucissonnant les jambes (et surtout les cuisses), il empêchait le sang de monter au cerveau et aider le pilote à résister à la pression gravitationnelle (appelée « G ») subie par les figures, puisque le corps pouvait supporter jusqu’à sept fois et demie son poids (donc, subir 7,5G). Et comme ce pantalon « anti-G » joignait l’utile à l’agréable, il y avait, parmi toutes les énormes poches disponibles, une transparente utile pour glisser le programme du leader, et la feuille de contrôle sur laquelle les pilotes notaient les remarques sur l’appareil ainsi que les durées du vol.
Le leader boucla sa ceinture et rejoignit le reste de l’équipe. Avant qu’elle ne pût entrer dans la salle de briefing, la secrétaire lui sauta dessus avec un dossier et un stylo à la main. Cette dernière savait très bien que si elle ne s’interposait pas maintenant entre le leader et sa musique, jamais plus elle ne pourrait obtenir ce qu’elle voulait pour le restant de la journée.
– Excusez-moi, Commandant, une signature s’il vous plaît, avant votre briefing ! C’est urgent, le BQGC l’attend pour aujourd’hui pour le conseil de base ! C’est la demande du Caporal-chef Bourgeois.
Caroline sourit et griffonna en toute hâte une signature à l’endroit désigné par la secrétaire. Cette dernière la remercia, soupira de soulagement, et la laissa s’enfermer dans la salle de briefing avec les autres pilotes.
Outre la vingtaine de sièges présents dans la pièce, les photos-portraits très importantes (la PAF avec le Président de la République, la PAF avec le Ministre de la Défense, la PAF avec la Patrouille Breitling…), une table avec plusieurs maquettes des Athos, et l’énorme télévision, il y avait trois tableaux blancs accrochés au mur. Un de petite taille de moindre importance, un deuxième qui planifiait les évènements de la semaine, et le troisième qui était nécessaire au briefing.
Ce dernier attirait tout particulièrement l’attention, car neuf Alpha Jet tricolores sous forme de petits magnets étaient symétriquement aimantés en formation diamant sur une grille. Sur l’autre partie du tableau, Caroline avait pour habitude de noter des instructions complémentaires pour la préparation des vols.
– Aujourd’hui, nous faisons une série… commença-t-elle avant de s’interrompre, perplexe. Chris, ne me dis pas que c’est toi qui as cassé le magnet du charognard !
Elle venait de s’apercevoir que l’Alpha Jet à la suite du leader avait la queue cassée.
– Hé, je proteste ! Il l’était déjà la dernière fois ! Faut demander à Will, c’est lui qui les tripote tout le temps !
– Et l’aut’ là ! Je ne touche pas à ton magnet, moi !
Blasée, Caroline s’adossa contre le mur en attendant la fin des chamailleries. Les pilotes savaient très bien que le temps leur était compté ; aussi, ils cessèrent leurs plaisanteries après un éclat de rire général.
– Aujourd’hui, c’est une série « beau temps » que nous faisons, déclara le leader, qui était redevenu le centre d’attention de l’assemblée.
– Aaah ! s’exclamèrent les autres, ravis.
– On va pouvoir faire le Cœur !
– C’est ça, Will, on va pouvoir enfin le faire, le Cœur.
Cela faisait une semaine qu’ils jonglaient entre les séries « intermédiaire » et « mauvais temps ». Ces deux séries, qu’ils devaient connaître par cœur en plus de l’intégrale (la série « beau temps ») s’adaptaient aux conditions météorologiques. En cas de nuages contraignants ou de pluie, le plafond étant plus bas et la visibilité assez réduite, le décollage et les évolutions différaient, de même que les figures. Par exemple, si les conditions météorologiques étaient défavorables lors d’un meeting aérien, les pilotes effectuaient quelques figures sur un plan horizontal pour assurer un minimum de démonstration aux spectateurs. Et comme Will l’avait fait remarquer, il n’y avait qu’avec la série « beau temps » que la Patrouille de France pouvait offrir son célèbre cœur au public.
Dès que Caroline eut terminé d’écrire au tableau les modalités de vol, ainsi que la série qu’ils allaient produire dans le ciel ce matin-là, elle s’installa sur un vieux tabouret de bois et de paille, le même depuis 1953, et se prépara mentalement à la musique. Les pilotes assis face à elle respectaient leur place dans la formation. Dans un silence religieux, ils l’écoutèrent faire le point sur les conditions météorologiques, topographiques et chronométriques avant de réaliser l’enchaînement des figures.
– Visibilité Marignane, le plafond est à trois mille pieds, vent de douze nœuds et quelques nuages. Et dix à la radio, on roulera par la droite. On décolle à priori en deux box. Rassemblement en diamant sur virage à droite.
Comme aucune remarque ne fusait dans la salle de briefing, le leader en déduisit que le travail sérieux pouvait commencer.
– Et bien, s’il n’y a pas de questions, on va faire la musique.
Dans une atmosphère particulièrement concentrée, les pilotes s’agitèrent sur leur siège et tendirent les bras face à eux, attendant la suite. Les yeux fermés ou le regard fuyant, leur esprit n’était déjà plus sur terre. Tous se croyaient déjà en vol et, obéissant à la voix douce et ferme de Caroline, ils reproduisirent avec une minutie déconcertante tous les gestes qu’ils effectueraient une fois dans leur Alpha Jet.
– Cadence, prononça distinctement le leader, son regard suivant le doigt tendu droit devant elle. La fumée, top. En concorde, top. À l’horizontale et cadence. Cinq mille, fumée coupée top.
Chaque pilote avait sa partition personnelle, car tous ne faisaient pas les mêmes manipulations dans le cockpit qu’ils occupaient. Cela ne faisait qu’amplifier davantage le sentiment de magie qui régnait dans la salle de briefing. Leurs pieds claquaient sur le sol, leurs bras dansaient dans l’espace autour d’eux, leurs mains inclinaient un manche invisible, les bouts de leurs doigts se frôlaient comme s’ils versaient du sel dans une marmite et les phalanges se pliaient avec précision et douceur. En vrai, ces pilotes ressemblaient à des harpistes. Les harpistes d’un orchestre, où le maestro n’était autre que le leader, qui les guidait dans le ciel avec sa voix. C’était ça, la musique.
– Demi-tonneaux, top.
– Le deux, annonça l’Athos 2.
– Le quatre.
– Le trois.
– Devant rassemblement, quatre cent, trois mille pieds, 3.0.
– Panache.
– Panache.
– Palette, top, commanda Caroline. Et tourne à droite.
– Sortie.
– Tourne encore.
– Et tourne.
– Et tourne.
– Fumée coupée, top. Tonneaux, top.
Tous frappèrent simultanément sur leur cuisse gauche.
– Rassemblement, top. Virage à droite.
Les huit pilotes se penchèrent sur leur droite en accord parfait. Parfois, ils tournaient la tête pour vérifier la distance du voisin d’à côté. Leurs regards suivaient la direction qu’ils prenaient.
– Cadence… et tourne à droite. Cadence encore. La fumée, top. Et je dégauchis maintenant. Fumée coupée, top. Tonneaux, très grande flèche, top. Et je renverse à droite maintenant. En concorde, top. Virage à gauche. J’incline. Cadence. Cadence bien. Et on y va, boucle. On va chercher sur l’axe. Coup de palette, top. Inversion, top. Fumée, top. Et tourne à gauche. On réajuste un peu. 3.0. Dos. Diamant dos, top. Mise en tranche, top. Sortie en flèche, top. On est sur l’axe. Coup de palette, top. Et on y va pour la boucle. Je te vois… et je dégauchis. Je rends du trim. En diamant, top. La fumée, top. En canard, top. Pour les barriques, le quatre…
– Le quatre !
– Top ! Le deux.
– Le deux !
– Top ! Le cinq.
– Le cinq !
– Top ! Le six.
– Le six !
– Top !
Le leader prononçait une moyenne de mille mots durant la musique, et donc, durant le vol. La musique était une version accélérée de ce que prononçait Caroline dans le ciel et qui durait environ vingt minutes.
Dès que le briefing prit fin, les pilotes se levèrent tous ensemble et quittèrent la salle. Ils remontèrent le couloir d’un pas décidé et attrapèrent au passage leur casque attitré accroché au mur suivant la formation Big Nine (la formation utilisée pour voler au-dessus des Champs-Élysées lors du 14 juillet). Les pilotes lancèrent une boutade amusée à Caroline qui, trop petite, dut se hisser sur la pointe des pieds pour saisir le sien qui était placé le plus haut dans la formation. Cette parenthèse terminée, ils quittèrent leur quartier général, sans un mot et sans un regard pour les autres militaires présents. Depuis qu’ils avaient commencé la musique, ils n’étaient plus là. Moralement. Les pilotes avaient l’esprit trop ailleurs pour se soucier du reste. Il n’y avait plus qu’une seule obsession : voler.
Une fois la prise en charge de leur avion signée au local des mécaniciens, ils arrivèrent sur le parking de la piste, leur casque sous le bras. Les mécanos venaient tout juste d’ouvrir le robinet de la bouteille d’azote du pod fumigène et de terminer le contrôle de la pression. Tout était prêt. Le chef de piste bavardait avec le chef dépannage, et les mécaniciens tournaient autour des appareils, impatients.
Devant les neuf avions attendaient les photographes avec leur appareil-photo et leur caméra, ainsi que le lieutenant-colonel qui dirigeait les Équipes de Présentation de l’Armée de l’Air, dont faisait partie la Patrouille de France avec l’Équipe de Voltige. Aujourd’hui, le pilote remplaçant ne volerait pas et resterait avec cet entourage depuis le point central pour évaluer les performances de la PAF. Le point central était l’endroit parfait pour photographier et filmer l’évolution des huit Alpha Jet depuis le sol, et pour déceler les imperfections à améliorer. C’était également le référent en matière de sécurité. Le remplaçant étant le plus expérimenté de tous, c’était à lui que revenait ce travail d’observation (qu’il échangeait au moins une fois par semaine avec un autre pilote, car le remplaçant, comme son nom l’indiquait, devait s’entraîner lui aussi pour être capable de substituer chacun, excepté le leader).
Chaque mécanicien aborda sans plus tarder son pilote, et veilla à ce qu’il fût installé confortablement dans son appareil. Du côté de Caroline, elle refit en toute hâte sa queue de cheval et réajusta ses deux fines pinces pour être plus à l’aise. Puis, comme les autres, elle grimpa dans son Athos, enfila un bonnet sur ses cheveux, son casque, ses gants, ainsi que son masque à oxygène. Son mécanicien l’aida à s’attacher à son siège éjectable et, ensemble, ils firent les derniers ajustements.
Enfin, quand elle fut prête, elle démarra l’engin, et le mécanicien, comme tous ses confrères, recula de trente mètres et vint se placer face à son appareil, aligné avec les autres. Mains derrière le dos, casque sur les oreilles, il attendait. Ils attendaient. Dans les cockpits encore ouverts, les pilotes fermaient les yeux et vivaient leurs ultimes instants de concentration dans le vacarme assourdissant des huit moteurs.
Une autre des particularités d’un Alpha Jet, justement, concernait son moteur. Il était déjà de notoriété publique qu’un Alpha Jet se révélait être un véritable criard… Alors les habitants de Salon-de-Provence pouvaient tout à fait témoigner que huit Alpha Jet d’un coup suffiraient à rendre sourd n’importe qui en moins d’un quart d’heure ! En fait, même dans le ciel, ils ne pouvaient pas passer inaperçus tant les moteurs hurlaient à la mort (ce qui n’empêchait pas le Rafale de détenir le record du plus criard des avions de chasse).
Dès le démarrage des appareils, ce sont huit sifflements sourds qui retentirent sur le parking, et qui devinrent de plus en plus aigus et, pire que ça, de plus en plus fort, à se demander même s’ils n’allaient pas exploser à l’unisson. Après dix minutes de préchauffage, les moteurs semblaient donner leur maximum, mais n’intimidaient pas le moins du monde les mécaniciens face à eux.
Les petits phares ronds des Alpha Jet s’allumèrent, les cockpits se refermèrent un à un, les visières des casques se rabaissèrent, les mécanos tendirent les bras et levèrent le pouce pour donner le feu vert.
– Roulage espacé sur la droite, grésilla la voix de Caroline à la radio.
Elle intercepta le signe du chef de piste placé tout au bout du parking, vers la bretelle amenant à la piste, et fut la première à quitter le parking. Lentement, elle passa près de son mécanicien et le salua. Aussitôt, ce dernier se mit au garde-à-vous et la regarda partir. S’en suivirent les Athos 2 à 8, qui roulèrent en file indienne derrière le leader après avoir salué, eux aussi, leur mécano. En début de piste, les huit appareils se séparèrent en deux lignes de quatre, toujours sous le commandement du leader qui continuait à donner diverses indications.
– On est en place derrière, informa un pilote.
– Reçue, la place, répondit Caroline. Piste 34. On est clair au décollage.
Quelques secondes plus tard, le box arrière effectua le « check des fumées » : une masse énorme de fumigènes tricolores s’échappa des quatre appareils sur la piste. À la radio, la tour de contrôle donna le top départ. Et justement, en parlant de top…
– Athos décollage, top !
Le box avant s’élança et, très vite, Caroline s’éleva la première dans les airs, suivie par l’intérieur droit, l’intérieur gauche et le charognard. Décollèrent tout juste après eux l’extérieur droit, l’extérieur gauche, le leader solo et le second solo. Et la musique repartit, via la radio. La tension dans la voix de Caroline ? Indécelable.
– Rassemblement en diamant… Virage à droite !
Les Alpha Jet se rejoignirent et constituèrent la formation de base sur un virage pris avec beaucoup d’élégance. Chaque appareil évoluait à une distance très courte de son ou ses voisins, soit environ deux ou trois mètres d’écart, et ce, à une vitesse comprise entre 300 et 900 km/h. Ils volaient généralement à basse altitude, variant de 30 à 1500 mètres de hauteur selon les conditions climatiques.
– Cadence. La fumée, top.
Le charognard et les pilotes du box arrière actionnèrent le bouton au-dessus du manche, et cinq panaches bleu blanc rouge jaillirent aussitôt du pod fumigène de chacun, laissant ainsi une trace colorée des Alpha Jet dans le ciel.
– En concorde, top.
Les six appareils changèrent leur position autour du leader et du charognard pour former un Concorde. Petit à petit, chacun retrouva une place fixe et garda sa courte distance avec ses voisins, comme plusieurs voitures sur une autoroute.
– Ici le point central, annonça le remplaçant par la radio depuis le sol. A8, resserre.
– Reçu, répondit le second solo, qui s’exécuta aussitôt et corrigea sa position.
– À l’horizontale et cadence, déclara le leader. Cinq milles, fumée coupée, top.
La formation accéléra l’allure et évolua au-dessus de la base aérienne et Salon-de-Provence, alors que la puissance des réacteurs déchirait le ciel. Les pilotes avaient coupé les fumigènes dans une parfaite synchronisation et ils rasèrent la tour de contrôle sur la tranche pour effectuer les tonneaux simultanés.
Depuis le hangar, les mécaniciens observaient les huit Alpha Jet danser dans le ciel dénué de nuages. Serrés dans une formation dard, les voilà qui filaient désormais à la verticale, le plus haut possible. Aux indications de Caroline (« Et on y va, boucle ! La fumée, top ! »), les pilotes se retrouvèrent la tête à l’envers, à réaliser un looping toujours très synchronisé, les épais fumigènes tricolores aux trousses. Pas le moins perturbés du monde par le pays salonais qui avait remplacé le ciel sous leurs yeux, les pilotes terminèrent leur boucle pleine de grâce sans détacher leur vue des autres appareils à proximité.
Les avions progressèrent ensuite en passage public en losange, prirent un virage à gauche (« Je rends du trim. Et je dégauchis… maintenant ! ») et revinrent en formation croisillon. Le leader solo et le second solo s’alignèrent derrière Caroline et le charognard, alors que les intérieurs et extérieurs s’ajustèrent au milieu pour former une croix parfaite. Les fumigènes les poursuivaient toujours, et quand l’illusion de ce ruban qui flottait et ondulait dans le ciel n’était pas tricolore, il était seulement blanc.
Encore un demi-tour et les avions repartirent dans leur quête du zénith, allant même jusqu’à cacher le soleil. À nouveau, au top du leader, les appareils effectuèrent une nouvelle boucle. Durant la descente, ils changèrent à nouveau de place, et reprirent la forme de base, le diamant. Les intérieurs encadraient le leader, avec les extérieurs placés de chaque côté, alors que le charognard précédait les solos qui fermaient la formation.
– La bombe… top !
Le diamant explosa et les huit Alpha Jet se dispersèrent dans le ciel dans un périmètre de 180 degrés, à l’image d’un cadran solaire. Cet éclatement intermédiaire, nommé Bombe à Huit, marquait la fin du Ruban, la première partie, et ouvrait la Synchro, plus connu sous le bal des solos.
Cinq Alpha Jet se rejoignirent et formèrent un tunnel triangulaire. Une traînée blanche poursuivait les trois appareils du haut, une traînée rouge pour ceux du bas qui fermaient le tunnel. Face à eux, venant de la droite, le leader solo mettait les gaz dans leur direction et parvint à traverser le tunnel sans percuter qui que ce soit. Ne restait de son passage éclair qu’un brouillard rouge qui se dissipait petit à petit.
Venait ensuite le Ticking-clock, où le second solo réalisait des barriques autour du leader solo sur un passage public et encaissait par la même occasion 5G d’un coup. Cinq fois son poids, donc 350 kilos. Sur la terre ferme, mécaniciens et point central observaient les deux fumigènes blanc et rouge s’entortiller après le passage des Alpha Jet.
Le Ticking-clock terminait tout juste, que le box avant mené par le leader effectuait une nouveauté dans la série cette année : le délicieux Palmito, qui n’était pas sans rappeler le biscuit du même nom, avec ses épaisses courbes blanches. Peu après, le leader solo amena le Bing Bang, qui fut réalisé par le box arrière dans un croisement tricolore où les quatre appareils se frôlèrent dangereusement.
Les pilotes, hormis les solos, se rejoignirent au fin fond de l’horizon pour reconstituer la formation et revinrent en direction du point central.
– Cadence. Cadence bien. Et on y va pour le Cœur. Fumée, top !
Les panaches bleu blanc rouge jaillirent des six avions, qui se séparèrent en groupe de trois pour dessiner une boucle de chaque côté. Ils tracèrent un demi-cercle avant de se rejoindre et fermer le Cœur. C’est ce moment-là que choisirent les solos, l’un à la suite de l’autre, pour pénétrer dans la figure comme la longue flèche bleue et rouge qu’ils dessinèrent.
Le Cœur de la Patrouille de France resta longtemps dans le ciel avant de se dissiper. Le temps pour les solos de danser le Twist. Dans un passage public, les deux Alpha Jet filèrent à toute allure, l’un sur le ventre, l’autre sur le dos. Séparés de seulement trois mètres, ils inversèrent plusieurs fois leur position dans une synchronisation bien calculée, pendant que le box avant partait en boucle et grand tourne à droite et que les extérieurs effectuaient une percussion.
Le Twist terminé, les deux solos firent demi-tour pour commencer les barriques percussions. Côte à côté, ils évoluèrent comme s’ils faisaient la course et, au top du leader solo, l’un vira brutalement à gauche, l’autre à droite. Les deux Alpha Jet se rasèrent de très près, et pour un peu, la collision était bien réelle.
Ils s’éloignèrent et se refirent face, fonçant l’un sur l’autre pour un heurt inévitable. Les mécanos ne purent s’empêcher de sentir leur cœur se serrer un instant. Les deux appareils se rapprochaient à une vitesse avoisinant les 1200 km/h, les fumigènes bleu et rouge qui serpentait derrière eux. Au tout dernier moment, alors qu’ils allaient se percuter, ils basculèrent sur la tranche et se frôlèrent de justesse.
Le coup de frayeur passé, les mécanos se délectèrent de la prochaine formation généralement très appréciée par le public : le Shérif. En tête, Caroline survolait Lançon-de-Provence, suivie par le charognard sur le dos qui avait lâché son fumigène blanc. À leur côté, les deux intérieurs volaient sur la tranche avant d’effectuer de larges tonneaux, rapidement imités par les extérieurs gauche et droit qui encadraient la formation. Les épaisses fumées bleues et rouges se torsadaient, se mélangeaient et laissaient entrevoir un peu de mauve. Puis, les intérieurs reprirent leur place et, après un « coup de palette », leurs fumées colorées devinrent blanches. Les extérieurs tournèrent encore sur eux-mêmes et rejoignirent sur le ventre la formation.
L’énorme nuage tricolore se répandit très lentement, et l’équipe en profita pour faire quelques boucles blanches en diamant à six, avant d’être rejointe par les deux solos qui revenaient à l’assaut. Les huit Alpha Jet disparurent à l’horizon, et il fallut une bonne minute pour le point central et les mécanos avant de les revoir.
– Tu les vois ? demanda un technicien à son collègue.
– Non… Ah, attends. Si, je crois que j’arrive à les distinguer. Là-bas, tout au fond.
Huit petits points noirs venaient dans leur direction, dans un grondement sourd mais de plus en plus, parés pour le final.
– La fumée top ! annonça la voix du leader, et les panaches tricolores jaillirent aussitôt des pods fumigènes. Et pour un éclatement final en trois tops…
La formation s’éleva au zénith…
– Top, top et top ! Éclatement !
Et la Patrouille de France se dispersa dans tout le ciel, comme la roue d’un paon vaniteux.
Quelques minutes plus tard, les Alpha Jet perdirent de l’altitude pour se rapprocher de la piste, le train sorti. L’un à la suite de l’autre, Caroline en tête, ils se parèrent pour l’atterrissage et se posèrent un à un, dans un grincement de roue et un léger rebondissement, sur la piste en macadam. Puis ils roulèrent tranquillement (« roulage pépère espacé » plus précisément), dans l’ordre croissant, jusqu’au parking.
Les pilotes levèrent la visière de leur casque et se garèrent un à un, toujours dans l’alignement le plus parfait. Les mécanos, qui avaient repris leur place, communiquaient par signe avec leur pilote. Mains sur la tête, ils tendirent les bras droits devant eux pour leur indiquer d’avancer jusqu’à l’endroit où ils devaient stationner. Une fois la roue avant des appareils bien calée dans un support en fer, les moteurs coupèrent et les cockpits s’ouvrirent. Très vite, sans le vacarme assourdissant des Alpha Jet, le silence et le calme retombèrent sur le parking. Les mécanos accoururent vers les appareils pour accueillir leur pilote.
– Ça va ? s’enquit celui de Caroline, alors qu’elle s’extirpait péniblement de son appareil, puis sautait à terre. Tout s’est bien passé ?
Elle ôta son casque et hocha la tête, légèrement épuisée mais comblée, et le mécanicien la laissa reprendre ses esprits pendant qu’il partait s’occuper de l’Athos. Un autre sous-officier bien attentionné vint lui apporter une bouteille d’eau qu’elle s’empressa de boire après l’avoir remercié. Voler dans une combinaison tout en effectuant des figures assez complexes représentait un exercice physique éreintant. Caroline n’osait penser à la saison estivale, durant laquelle la chaleur allait compliquer le vol. Les spectateurs souriraient très certainement en voyant les combinaisons bleu ciel trempées à cause de la transpiration.
Après avoir noté leurs remarques relatives au vol sur leur feuille de contrôle, les compagnons de Caroline vinrent la rejoindre sur le tarmac, et ils purent échanger leurs premières impressions sur le vol, tout en se dirigeant vers l’escadron.
– Dis donc Jef, remarqua le second solo, c’est ton estomac qu’on vient d’entendre là ?
Les pilotes éclatèrent de rire. Même Jef, qui devait bien reconnaître qu’il avait une faim de loup. Rien de plus normal après un tel vol, où tous avaient perdu un peu de poids. Heureusement, l’énorme montre qu’ils portaient tous au poignet indiquait dix heures quarante-cinq. C’était tout juste l’heure du casse-croûte, avant le débriefing du vol. Au menu : tout ce qu’il y avait de plus gras. Pain, jambon, fromage. Ils avaient besoin de reprendre des forces.
Ils regagnèrent par la suite la salle de briefing, où vint les rejoindre le remplaçant avec la cassette vidéo qui retraçait le vol depuis le point central. Ils passèrent quarante minutes à commenter et critiquer le vol dans les moindres petits détails. Le box arrière était particulièrement mieux placé pour faire remarquer au box avant les améliorations à effectuer pour une formation encore plus parfaite.
Pendant ce temps, une joyeuse bande quitta le hangar, menée par une petite blonde au chignon frisé (« Allez, bougez-vous les gars, j’ai la dalle ! Et aujourd’hui, je gère les cafés, je vous préviens ! »), et sauta dans la vieille camionnette à l’effigie de la Patrouille de France pour aller ravitailler leur estomac. Les pilotes ne pouvaient pas en faire autant. Le débriefing terminait à peine, que le briefing du deuxième vol commença aussitôt. Il valait mieux enchaîner tant que c’était encore chaud. Tant pis, le déjeuner serait pour plus tard. La musique repartit donc, et une demi-heure plus tard, les pilotes quittèrent l’escadron, la tête déjà dans les nuages, et se dirigèrent vers le parking où les attendaient les huit Alpha Jet.
Le deuxième vol se déroula à l’identique du premier si ce n’était qu’il eut lieu lors de la pause déjeuner des militaires de la base aérienne. Par ce temps très ensoleillé où bon nombre profitaient de la terrasse pour boire le café, la Patrouille de France participait elle aussi aux conversations en rasant de près le mess sous-officier.
– Bordel, mais je peux parler oui ?! s’écriait une sergent-chef dans le vacarme des moteurs chaque fois que les huit Alpha Jet passaient au-dessus de sa tête et lui coupaient la parole.
La mauvaise foi mise de côté, tous se délectaient de ce spectacle, leur petit gobelet à la main, et suivaient du regard les appareils qui montaient jusqu’au zénith, faire une boucle en diamant, et redescendre petit à petit vers Salon-de-Provence, les panaches colorés à leur suite. Après vingt minutes d’entraînement dans le ciel, la patrouille nationale se dispersait à nouveau dans un éclatement final.
Les Alpha Jet sortaient leur train et pointaient vers la piste pour un atterrissage en douceur. Roulage jusqu’au parking, extinction des phares, stationnement aligné, moteurs coupés, ouverture des cockpits, échange avec les mécaniciens… et voilà que c’était déjà deux heures de l’après-midi, l’heure du déjeuner.
Si l’escadron se situait tout au bout de la base aérienne, plus près de Lançon-de-Provence que de Salon, le mess officier se trouvait à l’opposé, à moins d’un kilomètre du mess sous-officier et de l’entrée. Les pilotes sautèrent donc dans leur voiture et s’y rendirent tous ensemble. Le mess ressemblait à un petit palais moderne à la façade couleur sable orangé. L’intérieur était somptueux, raffiné et élégant ; et les murs topaze, les lustres, les immenses fenêtres au bout arrondi ainsi que les lourds rideaux faisaient souvent baver d’envie les sous-officiers. Le restaurant disposait aussi d’une terrasse, d’un bar, d’un patio avec jardin et fontaine, devant lequel passèrent les pilotes affamés.
La salle de réception était presque totalement déserte. Tous les officiers avaient terminé leur déjeuner et repris le chemin de leur unité. Ne restaient que les serveurs, dans leur élégant uniforme noir et blanc, qui se pressaient autour des tables pour les nettoyer. En voyant cette équipe bien connue à la combinaison kaki, ils se redressèrent pour les saluer et les invitèrent poliment à s’installer à la table qui leur était réservée dans une salle à part. À peine furent-ils assis que quelques serveuses s’empressèrent de venir leur proposer le menu et prendre leur commande. Privilège d’officier.
Mais là encore, le temps était limité et la pause déjeuner ne devait pas dépasser trois quarts d'heure, malgré toute la détente et la convivialité qu’elle apportait. De retour à l’escadron une fois le café savouré, le briefing du deuxième vol les attendait. Répéter, perfectionner, sans relâche.
Par la suite, après avoir décortiqué minutieusement le vol d’avant le repas, les pilotes eurent le loisir de vaquer à leurs affaires professionnelles pendant une demi-heure. En effet, si la Patrouille de France comptait dans son équipe de soutien des secrétaires et un officier de relations publiques qui contribuaient fortement à son développement, les pilotes ne restaient pas en retrait de ce qu’il se passait dans l’escadron. Chacun avait ses responsabilités et son propre bureau à gérer.
Bien que ce fût l’État-Major qui acceptait ou non les manifestations où la PAF était invitée, c’était Caroline, en tant que leader, qui choisissait et dessinait la trajectoire des Alpha Jet. Elle transmettait le tout aux deux pilotes chargés des opérations, qui contrôlaient le trajet sous tous les points de vue avec l’aide de secrétaires. Deux autres s’occupaient de la logistique, c’est-à-dire, les moyens mis en œuvre pour effectuer la tournée. Le Transall, l’avion qui servait de nounou à la PAF et qui transportait les appareils de rechange, le matériel et le personnel, était bien entendu de la partie. Les pilotes restants géraient les ventes, les relations publiques avec le lieutenant en charge, et les traditions.
Ces dernières tenaient un rôle important au sein de l’escadron. Par exemple, le stage d’oxygénation à Val d’Isère chaque année était devenu une coutume et faisait partie intégrante de l’entraînement hivernal. Fin octobre, il y avait aussi la « Der » de la série, là où les trois pilotes qui se trouvaient sur le départ réalisaient une dernière fois la série devant la famille, les amis, les mécaniciens, et la garde au drapeau constituée par les trois nouveaux pilotes qui rendaient les honneurs. Après le dernier vol, pilotes et mécaniciens formaient une haie d’honneur pour les pilotes sortants, et le leader passait le flambeau à son charognard lors d’une cérémonie où discours et émotions étaient au rendez-vous. Une autre tradition voulait qu’à la Saint-Eloi, la fête des mécaniciens, les nouveaux pilotes fussent déguisés en stroumphs, surnom qui leur était donné. L’entrée officielle dans la Patrouille de France était validée par le remplaçant au sol lorsque les pilotes parvenaient à réaliser une parfaite boucle à huit en formation diamant. Cette étape ultime réussie, il remettait enfin aux Stroumphs l’insigne et le casque de la PAF qui attestaient leur appartenance à la patrouille nationale.
Fin de la parenthèse.
La journée type en période hivernale touchait presque à sa fin, mais il restait encore une heure à meubler avant de pouvoir rentrer chez soi et retrouver le confort d’un foyer. Les pilotes revêtirent à nouveau leur survêtement Adidas ainsi que leurs baskets, prirent leur voiture et se rendirent au gymnase pour leur séance de sport collectif.
– Oh non, pas encore ! s’écria Caroline, alors que ses camarades se dirigeaient déjà vers un ballon de football et les dossards qu’ils enfilèrent presque immédiatement.
– Mais euh ! supplièrent-ils en faisant la moue.
– Neuf fois sur dix, c’est du foot ! On ne peut pas changer pour une fois ?!
Sauf qu’ils ne voulurent pas changer de programme pour cette fois-ci, et promirent à leur leader de pratiquer un autre sport le lendemain. Cette dernière étape de la journée mettait l’accent sur la cohésion de l’équipe. Et même si neuf fois sur dix, c’était le foot qui était choisi comme l’indiquait Caroline, il n’aurait pas été envisageable de faire l’impasse dessus. Le sport collectif restait essentiel, tout comme le reste.
Et puis, finalement, l’horloge finit par annonce la fin de journée. Il était dix-sept heures. Les pilotes cessèrent leur partie de football après un ultime but du second solo, ôtèrent leurs dossards et quittèrent à pas lents la salle de sport. De retour à l’escadron, ils se séparèrent. Certains comptaient prendre leur douche sur place avant de regagner leur famille, d’autres, comme Caroline, préférèrent se réserver ce moment réconfortant de retour chez eux.
La leader passa à son bureau prendre ses affaires, puis ferma la porte à clés. Elle traversa le couloir, toujours sous le regard de ses aînés accrochés au mur, et s’arrêta pour passer la tête à travers la porte entrebâillée de la salle de repos. Le charognard se préparait un dernier café derrière le bar, les intérieurs se disputaient le nom d’un ourson en peluche qui leur servait de mascotte (« On avait dit Capitaine PAF ! – N’importe quoi, il s’appelle Athos ! ») et les autres se préparaient eux aussi à partir. Caroline sourit devant ce joyeux tableau – cette deuxième famille – et attira l’attention de ses camarades.
– À demain ?
Demain.
Demain serait pareil qu’aujourd’hui. Les pilotes se retrouveraient, répéteraient le même emploi du temps que la veille, les mêmes figures dans le ciel, mais en mieux. La Patrouille Acrobatique de France ne devait la perfection de ses enchaînements et sa renommée mondiale qu’à ces hivers où elle répétait inlassablement les mêmes gestes, la même musique, rectifiait le tir, recommençait encore et toujours.
Vu d’en bas, pour les spectateurs qui levaient les yeux au ciel chaque été, tout paraissait si facile pour cette équipe extraordinaire. L’émerveillement ne les quittait pas une minute, de la marche au pas militaire des pilotes vers les Alpha Jet, jusqu’à la rencontre de ces ambassadeurs tricolores avec eux. Ils acceptaient remerciements et compliments des foules du monde entier, en échange d’un sourire modeste et de beaucoup de reconnaissance.
Et tout cela durerait.
Aussi longtemps que des panaches bleu blanc rouge colorieraient nos plus beaux cieux.
« Nous peindrons votre ciel en bleu, blanc et rouge avec tout notre cœur et notre détermination »
Je n'avais encore rien lu de toi depuis les "Graines de comédiens" et je dois avouer avoir trouvé ton style aguerri et de plus en plus maîtrisé. Le temps a passé depuis et tu n'as pas perdu ton temps à améliorer tes mots. J'ai vraiment, vraiment apprécié ma lecture et l'univers aérien dans lequel tu m'as embarquée.
À travers ce texte, on devine tout le travail, la passion et la fascination qu'il t'a demandé. Grâce aux termes précis, au jargon, aux descriptions fidèles, la "danse" et la "musique" de leurs figures, je me suis vue emmenée au cœur même d'une journée d'entraînement d'un groupe dont la cohésion et l'harmonie sont la survie de tous. C'est vraiment très bien rendu. Je m'y croyais vraiment. Je crois l'avoir vécu aussi intensément que toi lorsque tu les as visité, que tu les as admiré sur place ou sur le site internet et leurs vidéos. Tu peux être fière d'avoir su rendre aussi intense que ton vécu ce récit qui n'est pas en effet un reportage, mais qui en comporte autant de précisions et de justesse que pourrait l'être celui d'un journaliste d'investigation, en y apportant ta petite touche de charme.
Je ne sais pas quoi dire d'autre sinon que je te remercie pour ce bon moment de lecture et aussi d'instruction. Je n'en savais pas autant sur cette escadrille de prestige, même si j'ai pu les admirer en vrai par deux fois dans les années 80.
Biz Vef'
Oui, c'est vrai que de l'eau a coulé sous les ponts depuis Graines de comédiens (bientôt deux ans que je suis passée à autre chose), je me suis efforcée à peaufiner mon style, même si parfois j'en souffre.
En tout cas, un grand merci à toi, parce qu'en effet, ce n'était pas facile et si j'ai pu rendre fascinant tout ça, et bien c'est que j'aurai accombli la mission que je m'étais donné alors ! :) Encore plus s'il y a un rendu réel derrière, ça le fait plaisir, parce que j'ai vraiment exploité à cent pour cent tous les souvenirs que j'avais pu observer pendant trois mois. :)
Encore une fois, merci beaucoup Vef ! ^^ En espérant que tu puisses les revoir en meeting en pensant à moi ! ^^
Bisoudoux.
Clo
*w*
On retrouve là ta façon si particulière de rendre vivant, authentique et très réeltes récits. Celui-ci l'est d'autant plus qu'il se base sur des évènements et une organisation qui existe bels et bien. Je n'ai pas noté de passage long ou ennuyeux. Tout était intéressant, tout était super instructif et si réaliste que je me suis crue sur la piste, la nuque tordue pour voir ces avions et leur pilotes faire ces acrobaties aériennes. L'esprit de leur équipe incroyable m'a aussi beaucoup émue !
Trop drôle le coup du magnet du Charognard qui a la queue cassée ! Et que dire de l'état des pilotes au réveil le matin, où quand ils décident de jouer au foot !
Et puis Caroline est sensationnelle dans son rôle de leader...
J'ai aussi été touchée par ta note d'auteur en début de texte à ce jeune Pierre. On sent que tu as écrit tout ça avec ton coeur, et c'est vraiment une franche réussite. Tu craignais que tes descriptions soient bâclées, moi je n'ai pas du tout été gênée. J'étais trop absorbée par cette formidable découverte de la PAF dont j'ignorai encore l'existence il y a 20 minutes.
C'est du beau, du très beau travail ! Tu peux être fière de toi !
Bravo, bravo bravo !
Enjoy, et merci pour avoir partagé ça avec nous,
Spilou
Pour info, le magnet du charognard est VERITABLEMENT cassé, je l'ai vu de mes propres yeux ! x)
Quant au reste, j'ai inventé les dialogues et situations d'après ce que je savais de l'équipe, et je pense qu'ils ont d'ailleurs des délires beaucoup, beaucoup plus importants et mémorables que ceux que j'ai évoqués là. Je suis restée assez modeste sur le sujet car je n'étais bien entendu pas avec eux 24/24h. lol
En tout cas, merci, merci beaucoup, ce texte me tenait tout particulièrement à coeur !
Bisoudoux.
Clo