Nouvelle

Notes de l’auteur : Il s'agit d'une histoire courte, jetée pour faire disparaitre cette idée qui ne cessait de revenir dans mes pensées.

Le ciel se gâte et pourtant, aucun de nous n’esquisse le moindre le mouvement. Nous savourons nos bières en terrasse, un large parasol cramoisi et orné d’un logo criard nous protège. Claude prend un plaisir fou à raconter les mésaventures de ses patients à l’hôpital et Marc, bien qu’il sourît, semble vouloir se cacher derrière son verre.

Je les regarde sans les voir dorénavant, leurs visages remplacés par une image qui ne cesse de me hanter. Je ferme les yeux, je l’y vois encore. Là, ce regard tendre, un sourire espiègle et une fossette au menton, il me poursuit jusque dans le sommeil. Ce souvenir d’un inconnu s’agrippe à chaque pensée et à chaque instant, telle une mélodie entêtante, il revient encore et encore.

Mes amis rient, ils changent de sujet. Les patients de Claude sont un sujet amusant mais de courte durée, il y a plus prenant. Jeux, mangas, les deux garçons de presque trente ans, ont bien d’autres sujets à abordés. Leur conversation s’anime subitement.

Tandis que je vois sur leur visage, un regard bleu qui ne me quitte plus.

 

Dans mon minuscule appartement, se jalousent l’espace le lit, le placard et un coin cuisine. Le minimum vital où s’entassent la vaisselle, le linge à repasser et quelques monticules de livres.

Je ne sais rien de ce visage. S’il m’habite, ou plutôt me squatte, je ne me souviens pas de l’endroit où je l’ai vu, ni de son nom. Une certitude seulement, ce visage est important. Parfois, le souvenir s’éloigne, il se refuse à venir de lui-même. Alors, il me manque. Mon cœur se serre, ma gorge se noue.

Claude sort des toilettes, il évince une pile de linge et aussitôt fait l’étoile sur le couvre-lit.

— Ah ! J’ai trop mangé !

Je sors deux bières du top. Claude décapsule la sienne sur la micro table-basse en fer forgé qui orne un coin de la pièce.

— ça va Julia ?

Assise près de la fenêtre, je lui souris faiblement.

— T’as presque pas ouvert la bouche ce soir. Tu veux m’en parler ?

Claude est comme ça, il a l’air distant et à ne se soucier de rien, mais il remarque les petits détails. Je lui fais signe que non. Je n’ai pas envie d’en parler. Il s’approche.

— Ton truc là, ta peau est rouge autour, c’est normal ?

À son regard, je sais qu’il parle de mon implant. Je passe une main derrière mon oreille gauche. Je sens le contact familier d’une chips de métal lisse, il est chaud.

— Non, je…

Je l’enlève, non sans une grimace de douleur. La peau au-dessous est irritée. Claude grimace à son tour. Il trouve dans le placard une vieille boîte. Le petit malin connaît cet appartement aussi bien que moi, puisqu’il sait où se trouve mes bandes, mon désinfectant et même le petit kit de suture qu’il m’a donné il y a des années avec un « au cas où » amusé.

Il entreprend de nettoyer l’inflammation et d’y appliquer une épaisse couche de crème.

— Depuis quand c’est comme ça ?

— Je ne sais pas. Je n’avais pas remarqué.

— Tu sais, ce truc, on a eu plusieurs accidents à l’hôpital. Des gens qui venaient avec des implants qui leur avaient en partie détruit l’os. Tu ne devrais plus l’utiliser…

L’implant n’est autorisé sur le marché que depuis quelques mois. La multinationale l’ayant développé en a vendu quelques centaines tout juste. Ils sont hors de prix et pour le moment, ils sont toujours en phase de test en population générale.

À vrai dire, je n’arrive pas à me souvenir de comment je l’ai eu. Je n’ai pas les moyens d’en acquérir un. Même si je les avais, je n’aurais pas dépensé cette fortune pour ça. Je n’aime pas l’idée d’être un cobaye.

Il faut tout de même avouer qu’il a quelques utilités. Traduction instantanée, calcul mental, GPS… Des gadgets, certes, mais des gadgets utiles.

L’implant dans ma main a déjà refroidi. J’imagine qu’il n’est pas conçu pour chauffer.

— Tu devrais le rapporter et expliquer l’incident. Je vais te faire une ordonnance et un compte-rendu. Ils vont te rembourser.

Claude a fini par se décider à rentrer chez lui lorsque sa bière fut vide. Je l’ai remercié sur le pas de la porte et il s’est encore inquiété.

— Julia, si ça ne va pas, tu sais que tu peux m’appeler quand tu veux, d’accord ?

— Tout va bien. Je dois juste être fatiguée.

Il n’était pas convaincu, une bise et le voilà parti. Il avait l’air vraiment inquiet. Lui qui est si jovial d’ordinaire, ça me ficha un coup au cœur. Ou bien serait-ce plutôt la faute de ces deux yeux bleus qui me fixent depuis l’intimité de mes pensées…

 

Le lendemain, après un thé de circonstance, je m’apprêtais à mener une guerre. Car, pour restituer l’implant, je devais d’abord retrouver les preuves d’achat. Mon capharnaüm étant ce qu’il est, la tâche s’avéra plus ardue que je ne l’imaginais. Comment peut-on entasser autant de choses dans un si petit espace ?!

La soirée bien avancée, enfin je trouvais dans l’une des caisses dissimulées sous le lit, un épais dossier. Dedans s’y trouvait un contrat de plusieurs centaines de pages, des garanties signées, des certificats… Aucune facture. Je ne devais pas l’avoir depuis si longtemps que ça, peut-être que la société pourra retrouver la facture pour moi ?

C’est tout de même fou d’avoir oublié un moment aussi important ! Acheter ce genre de babiole quand on gagne si mal sa vie, ce devait être un évènement. Avoir oublié ce moment spécial me rendit nerveuse. J’appelais Claude. Il décrocha dès la première sonnerie.

— Salut, Julia, ça va ?

— Oui oui.

J’entends son copain parler à ses côtés.

— Je suis désolée de te déranger.

— Non, vas-y. T’as besoin de quelque chose ?

— J’ai retrouvé le dossier de l’implant et, en fait, j’aimerais bien que tu m’accompagnes pour aller le rendre.

— Ouais. On fait ça samedi après-midi ?

— T’es pas de garde ?

— Si toute la nuit, mais si tu me laisses le temps de dormir, je peux t’accompagner après.

— Ok. À samedi alors.

Il m’embrassa virtuellement et raccrochait.

Même avec le soulagement d’avoir de l’aide pour le rendre, je ruminais l’existence de cet implant. Autre chose semblait ternir mes pensées, le souvenir du regard bleu m’ayant quitté depuis des heures, je guettais son arrivée. Il ne vint pas. Le sommeil finit par se présenter à sa place, je l’acceptais avec amertume.

 

Dans le bureau de l’agent commercial, Claude expliqua avec vigueur que l’implant était responsable d’une affection. Prise en charge à temps, ajoutait-il avec insistance. Qui sait quel dégât il avait fait à mon cerveau d’ailleurs ! Je ne l’avais jamais vu ainsi.

L’implant se positionne juste derrière l’oreille, sur une plaque d’os le séparant du cerveau. C’est grâce à ça qu’il fonctionne. Et c’est précisément ce que Claude ne supportait pas. La dangerosité d’un appareil accroché à un organe vital.

Lorsque le chargé d’affaires ouvrit mon dossier, il fut surpris de ne pas y trouver la facture, lui non plus.

— C’est étrange, la facture est en annexe du contrat normalement.

Il chercha encore, sans jamais mettre la main dessus.

— Je vais voir si notre comptabilité peut sortir un duplicata, fait-il aimable. Vous voulez bien attendre quelques instants ?

Claude le regarda partir avec satisfaction avant de me jeter un œil curieux.

— Julia, t’as vraiment pas l’air dans ton assiette, tu sais ?

— Je me demande si je ne couve pas un truc. J’ai été comme ça toute la semaine. Un genre de fatigue bizarre.

— Tu dors bien ces temps-ci ?

— Oui, normalement. Ce n’est pas le nirvana, non plus, mais ce n’est pas si mal quand on est seul.

— Va falloir te trouver un mec…

— Non merci ! Avec mon job, un mec ce serait ingérable.

— Personne n’est fait pour vivre seul.

— Moi, ça me convient.

Il fait une moue, avec ce regard dont il a secret. Ce regard n’est que pour moi. Il me le réserve et il dit plein de choses avec lui. Que je devrais être moins butée, que je devrais changer de métier, que je ne devrais pas lui répondre, après tout, il est médecin, il a forcément raison… Entre autres choses.

Le commercial revient, il a un paquet de feuilles dans les mains. Si ça, c’est une facture, je commence à comprendre pourquoi je ne l’ai plus. Comment aurais-je pu stocker autant de papier dans mon microappartement ?!

— Je dois vous dire qu’on n’a pas retrouvé de facture. En fait, vous appartenez à une autre étude.

— Comment ça ? lançais-je, surprise.

— Votre implant est d’une autre gamme que ceux que nous vendons actuellement. Vous disposiez de la traduction en temps réel ?

— Oui, c’est même celui que j’utilise le plus. Mon secteur est Paris.

L’homme blêmit à cette mention. Il compris à cette seule expression quel était mon métier. Même si je choisis en cet instant de le mettre sur le compte de mon imagination, j’ai pensé que cet homme en savait plus qu’il ne le laissait entendre.

— Vous avez bien fait de le ramener, dit-il soudain. On va vous rembourser bien entendu. Il dirige vers moi le tas de feuilles. Paraphez et signez, vous voulez bien ?

Je pensais que ce serait plus difficile alors, j’ai paraphé et j’ai signé. En quittant le bel immeuble d’affaires, Claude fulminait.

— Ce n’est pas normal qu’ils s’en tirent si bien avec ce genre d’étude… Ce truc aurait pu te tuer !

— Écoute, il m’a remboursé presque un an de salaire alors, franchement, je suis vivante et nouvellement riche. Je n’en demande pas plus.

Finalement, Claude m’abandonna quelques minutes plus tard. Il rejoignait son homme pour dîner en ville. Je le remerciais encore et il me fit promettre de rentrer me reposer. Ce que je ne fis pas, bien entendu. Le samedi soir, il y a toujours un tas de boulot…

 

Les yeux bleus me surprirent au beau milieu d’un rêve. Le visage à peine bronzé, une tignasse claire, le front court, les pommettes saillantes… le visage tout entier s’accrochait à un corps. Un homme jeune, pull blanc. La laine épousait son dos, il me regardait, tourné dans ma direction. Nous étions au milieu d’une allée marchande. À quelques pas devant moi, ses yeux bleus ne voyant que moi dans la foule. Je me réveillais en larmes. La sensation de manque me faisait suffoquer. Un souvenir tout entier se rappelait à moi et il me transperça le coeur.

En me réveillant de nouveau au milieu de la journée, ce n’est pas Claude que j’appelais cette fois, mais un collègue. Auguste travaillait sur le secteur nord de Paris, en duo avec Titia, il décrocha.

— Salut, Julia, t’es sur haut-parleur, me dit-il d’emblée. Ça va ?

J’entendais des bruits de lutte.

— Salut Julia, me lançait une Tita de passage.

— On est un peu occupés, me dit Auguste.

— Je rappelle plus tard ?

Il refuse aussitôt en riant.

— T’inquiète, on est tombé sur des faciles. Ils sont un peu nombreux, c’est tout.

Parce qu’il est de coutume de prévenir ses collègues quand on se balade sur leur secteur, j’espérais que Titia et Auguste puissent m’apporter des réponses.

— J’ai quelques soucis de santé, commençais-je.

Le silence qui se fit en disait long. Nous avions une profession dangereuse et les retraités étaient jeunes. D’ailleurs, retraité étant un joli mot pour désigner ceux que la lutte a brisée.

— En fait, c’est surtout ma mémoire récente qui pose problème. Je voulais savoir… Je suis passée dans votre secteur récemment ?

L’allée marchande, je l’ai reconnue. Elle se trouve aux galeries de Saint-Denis, un centre commercial à demi enterré, un genre de super bunker bâti pour protéger les gens. Des constructions comme celle-là, toutes les grandes agglomérations du monde s’en sont dotées. De ça et d’un réseau efficace de gens comme moi qui s’occuper d’éliminer le problème dès que la nuit tombe…

— Bien sûr ma belle, me dit Titia qui semblait avoir récupéré le téléphone. T’es venue il y a dix jours. On s’est promenés à Saint-Denis avec Auguste et Hadrien.

— Hadrien ?

Un nouveau silence. J’entends le bruit du métal qui s’entrechoque.

— C’est quoi comme problème de mémoire ?

Sa question me paraît étrange et pourtant… Deux yeux bleus me regardent intensément.

— J’ai oublié quelques trucs et…

Qui mieux que Titia et Auguste pourraient comprendre. Avec tous les coups qu’on se prend chaque soir, évidemment qu’ils peuvent imaginer ce que c’est. Nous frayons avec les ombres, ça laisse des traces.

— Je vois un visage. Sans arrêt, des yeux bleus et…

Elle me coupe.

— Une fossette au menton et des cheveux blonds clairs ?

Je suis stupéfaite et elle l’entend.

— Pas super grand, mince ? ajoute-t-elle.

— Comment…

— Passe demain, d’accord ? On sera levés vers quatorze heures.

J’acceptais. Ma vision obstruée par un visage en surimpression. Des yeux bleus qui ne voient que moi et un sourire solaire.

 

Avoir l’air lessivé, avec quelques bleus, quelques contusions, c’est le lot commun dans la profession. Auguste me servit un thé à mon arrivée. Lui et Tita terminaient de dévorer une quantité astronomique de calories. Nous étions des trous noirs à calories… J’avais moi-même pris plaisir à dévorer ma ration au réveil, deux heures plus tôt.

— Je vais être honnête, me dit Auguste. T’as une mine horrible.

J’ouvris des yeux ronds et Tita lui filait un coup de coude qui aurait cassé des côtes à n’importe qui d’autre.

— Quoi ! C’est vrai. On dirait qu’elle est passée sous un train…

Le regard noir que lui jeta Titia ne changea rien. Auguste persista. Je me gardais de rire. Car il avait raison, je n’avaisquasiment pas dormi et les nuits précédentes n’étaient pas si fameuses. Les combats récents ayant aussi laissé quelques traces. Pour finir, je ressemblais à un patchwork délavé.

— Bon, ma belle, me dit Tita très concentrée. Raconte-moi un peu. T’as quel genre de trou de mémoire ?

— Tu me grondes et derrière, direct, tu lui balances ça, maugréait Auguste en pleine mastication.

Elle le fit taire d’un dernier regard d’avertissement.

— Je m’en suis aperçue cette semaine. En fait, j’avais un implant.

Elle n’a pas l’air de comprendre, alors je continue :

— Les nouveaux implants qu’on met derrière l’oreille.

— Oui, tu l’avais déjà quand t’es venue. C’est lié ?

— Et bien…

La question n’est pas idiote du tout.

— Je n’en sais rien. En fait, il y a quelques jours, j’ai remarqué qu’il provoquait une inflammation et quand j’ai été pour le rendre…

— T’as bien fait, ces trucs c’est de encore de la surveillance et...

Titia fit taire Auguste d’une claque sur le bras.

— Désolé. Vas-y, continue.

Je devais aller à l’essentiel ou nous n’en aurions jamais terminé.

— Je ne me souvenais plus de l’avoir acheté.

— Genre, t’as dépensé trente mille crédits et tu ne t’en souvenais pas ? fait Auguste en ouvrant des yeux surpris.

— Je ne me souvenais pas depuis quand j’avais ce truc, en fait.

Les deux me regardaient ébahis à présent.

— En plus, je vois un visage depuis des jours. Il est constamment dans mes pensées. Comme si…

— Hadrien, dit Tita.

Je ne suis pas convaincue, alors elle sursaute et commence à fouiller dans son smartphone.

— Tiens !

Elle me tend l’appareil. La seule vision de la photographie qu’elle me présente me fit perdre le souffle. Je n’ai jamais eu si mal à l’intérieur qu’en cet instant. Les larmes roulaient sur mes joues et s’échouaient sur mes bras. Je vis ce visage souriant et ce fut comme une explosion. Une main sur mes reins, il est penché sur moi. Cet homme incarnait un « nous » dont j’avais oublié la seule existence. Je n’étais pas seule, j’étais avec lui.

Auguste me prit l’appareil et regarda à son tour. Titia s’est levée, elle passait ses bras autour de mes épaules.

— Je ne sais pas qui c’est, lui dis-je en sanglotant.

— Bien sûr que si, tu le sais. Ton corps tout entier le sait.

Je sais seulement qu’il s’appelle Hadrien et qu’il avait lui aussi un implant derrière l’oreille.

 

Auguste et Titia m’emmenèrent dans tous les lieux que nous avions visités lors de notre dernière sortie avec mon fantôme aux yeux bleus. Nous y sommes allés des dizaines de fois, encore et encore, jusqu’à ce qu’ils n’en peuvent plus.

Alors, j’ai embarqué Claude, puis Marc, puis tous les deux pour qu’ils se tiennent compagnie. Je n’avais que ces indices pour le retrouver.

Des semaines s’étaient écoulées, mon état n’avait fait qu’empirer. J’étais officiellement hors combat, mes collègues se partageant mon secteur jusqu’à ce que je sois remise sur pieds, ou bien officiellement déclarée en retraite.

Je passais le plus clair de mon temps à chercher. Chaque jour, je ne voyais plus que ce visage dans cette allée, ce regard lumineux qui cherchait le mien. Comme toutes les autres fois, arpenter l’allée de long en large n’avait rien fait ressurgir. Et comme toutes les autres fois, j’étais au bord de la rupture.

Claude m’entraîna avec lui.

— ça suffit pour aujourd’hui, dit-il. Rentrons.

Je n’en pouvais plus de chercher ce visage. J’avais tout essayé, même de contacter la société des implants. Ils ont refusé de me recevoir. Après la quatrième visite, on me prévint que si je revenais, la police s’occuperait de moi. Ne me restait que cette allée. Une allée pleine de monde et sur leurs visages, je ne voyais que lui.

J’étais hantée.

Je refusais de quitter le centre commercial.

— Je reste encore un peu.

— Non Julia. Il est temps de rentrer. Tu ne peux pas continuer comme ça.

Dans les vitrines rutilantes, mon reflet était méconnaissable. J’avais perdu du poids, j’avais le teint gris et des cernes me mangeaient le visage. J’étais malade. Un seul souvenir me faisait pourrir sur pieds.

Je refusais encore, essayant de m’échapper à sa prise, mais Claude tint bon. Ce n’était pas difficile de me retenir, je n’avais plus de force. En d’autres temps, je l’aurais plié en quatre sans la moindre difficulté, quand bien même il fait quarante kilos et vingt-cinq centimètres de plus.

— Tu ne le retrouveras pas comme ça. dit-il sans sourire.

Et je fondis en larme.

— Tu ne sais pas ce que c’est. Comment pourrais-tu comprendre… Je suis seule. Sans lui, je n’ai rien.

Il avait un nouveau regard à poser ce moi. Claude me laissa là, après avoir eu pitié de moi.

Je n’avais plus qu’un souvenir pour me hanter. Des yeux bleus devenus un poids qui m’attiraient vers le fond.

 

Je fus déclarée inapte quelques semaines plus tard. L’Ordre me désigna une famille d’accueil pour se charger de moi. Des bénévoles, souvent d’anciennes victimes voulant rendre service. Elles étaient deux. D’un âge avancé, elles gardaient en elles la vigueur de vivre. Aula et Marcia me reçurent chez elles avec toute la douceur dont elles pouvaient faire preuve.

Elles me parlaient chaque jour. Elles cuisinaient pour moi. Chantaient, dansaient… Tout pourvu que je quitte la prison de mon esprit.

De mon côté, je ne parlais plus et j’étais entrée dans une forme de catatonie. La seule raison pour laquelle j’étais chez Aula et Marcia plutôt que dans un hôpital psychiatrique, c’était par respect. J’étais une vétérante. Pour tout le monde, c’est le combat qui m’avait cassée.

Personne n’était allé raconter à mes médecins que la seule chose que je vois dorénavant, ce sont ces yeux bleus qui me dévisagent sans arrêt. Comme une chanson qui ne cesse de recommencer et dont je n’ai jamais su me défaire.

 

Un an s’est écoulé depuis le retrait de mon implant. Aula et Marcia ont gardé leur enthousiasme et même si elles n’ont jamais réussi à obtenir de moi la même vigueur, elles continuaient leur vie à deux.

Ce matin-là, elles me laissèrent seule, comme tous les dimanches, car c’est jour de marché. D’ici leur retour, je devais seulement me contenter de ne pas faire de bêtise. Facile, je ne faisais rien, sinon attendre.

Marcia me demanda avant de partir de bien vouloir ouvrir si un livreur passait. J’acceptais en silence, je pouvais bien faire ça pour elle.

La matinée s’annonçait ensoleillée. Je m’asseyais dans un fauteuil face à la fenêtre et faisant mine de regarder les pommiers en fleurs, je voyais encore et toujours mon fantôme aux yeux bleus.

Son souvenir ne me faisait plus défaut, je le ravivais à chaque instant. Sans lui, je ne savais plus comment respirer, mon cœur cessait de battre, mon sang faisait machine arrière. Je ne voyais plus que ces yeux bleus au quotidien, comme la seule chose qui me maintenait en vie.

On sonna au portillon. Je tendis l’oreille et le bruit de la clenche se refermant me confirma que le livreur était entré dans la cour. L’instant d’après, on frappa à la porte.

J’avais espéré que le livreur déposerait le colis de Marcia et s’en irait, mais il insista. Je me levais lentement, incapable de lui crier de m’attendre pour ouvrir, je fis ces quelques pas de mauvaise grâce. Peut-être n’aurait-il pas la patience de m’attendre et qu’il finirait par s’en aller. Mes jambes protestèrent de douleur. Sûrement car mon corps ne me supportait plus depuis un moment.

Je fis sauter la chaîne et tourner la clef dans la serrure. J’ouvris, faisant entrer dans la cuisine le soleil matinal et l’odeur du pollen. Les oiseaux faisaient tout un tintamarre au-dehors, un chien dans le quartier aboyait au loin. Devant moi, un jeune homme a l’air fatigué. Il tenait à la main une photographie cornée. Il était bouche bée et son regard était dévorant.

Il me fallut une seconde pour comprendre que je ne voyais pas un souvenir souriant. Mais des yeux bleus. Les vrais. Un regard intense s’accrochait à mon visage.

Hadrien m’attira dans ses bras, il avait le souffle court tandis que mon visage par-dessus son épaule, je réapprenais à respirer. Ma gorge fermée, noyée de larmes, je me tenais à lui comme une femme ivre. Et je cherchais l’air tout autour.

Je voyais le ciel bleu, les nuages flous, le parfum de sa peau tandis que nous quittions enfin le fond de la mer.

 

Sa main brûlante dans la mienne, nous attendions impatiemment le retour des juges. Lorsqu’ils entrèrent dans la salle d’audience, la foule dense qui nous accompagnait se leva comme un seul homme. Après quelques mots solennels, le président et ses assesseurs annoncèrent enfin la sentence.

La société était condamnée à indemniser les victimes de ses implants. Des milliards de crédits allaient pleuvoir. Et pour nous, dont on avait effacé la mémoire pour couvrir une étude illégale sur la manipulation du cerveau humain, la société était doublement condamnée. Dissolution immédiate, les dirigeants étaient condamnés à des peines de prison exemplaires, l’intégralité de la documentation de la société serait rendue publique, hormis les données privées des victimes.

Enfin, on nous rendrait nos souvenirs. Cette victoire concluait des années de bataille judiciaire. Dans le tribunal, des centaines de personnes pleuraient de joie et de tristesse. Le deuil commençait pour ceux qui ont perdu des proches.

Je me suis déjà posé la question. Que serais-je devenue si Hadrien ne m’avait pas retrouvée ? Lui qu’ils ont envoyé, amnésique, dans un hôpital à l’autre bout du pays, que serait-il devenu ?

Hadrien est persuadé que la photo qu’il a reçue par courrier venait d’une personne prise de remords. Sans cette personne, tout ça n’aurait jamais eu lieu. En y pensant, je frissonne.

Aula et Marcia nous attendaient au café en face du tribunal. Elles nous étreignirent avec force en nous voyant arriver. Depuis quelque temps déjà, elles ne faisaient plus de remarque sur cette façon dont nous nous tenions l’un accroché à l’autre en permanence. Elles n’en pensaient pas moins… Mes tantes nous avaient accueillies sans difficulté tous les deux et puisque nous étions les enfants qu’elles n’avaient jamais eues, notre bonheur faisait le leur à présent.

— Aller, les jeunes ! Je suis affamée, dit Aula en prenant son sac à main.

— Évidemment qu’elle l’est, c’est moi qui cuisine aujourd’hui, fit Marcia en riant.

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Akiria
Posté le 23/04/2022
Alors je suis là grâce au Discord. Je découvre cette histoire, belle histoire et ce suspens juste qu'au bout. Je suis contente que ça finisse bien lol.
Akiria
Posté le 23/04/2022
*jusqu'au bout
Dodonosaure
Posté le 24/04/2022
Merci pour ton commentaire Akiria !
C'est quand même bien quand ça se finit sur une bonne nouvelle ^^
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