On sentait la nouvelle planer dans l’air depuis un certain temps lorsqu’elle finit par tomber le 25 juillet 2035 lors du journal télévisé du soir. Le visage grave, le directeur général de l’OMS annonça le début d’une pandémie d’un autre genre : pour une raison inconnue, les gens avaient de plus en plus de mal à maintenir leur âme attachée à leur corps. Lorsque l’âme et le corps se séparaient, les personnes perdaient subitement connaissance. Pour l’heure, la plupart des personnes retrouvaient leur âme après quelques minutes à quelques heures mais un grand nombre d’entre elles décédaient.
Partout dans le monde, les hôpitaux étaient saturés à cause d’un nombre élevé de chutes et d’accidents de la route soudains. Les carrefours et autoroutes se retrouvaient bloqués quotidiennement par des véhicules dont les âmes de leurs conducteurs avaient quitté sans prévenir l’enveloppe charnelle. Le plus impressionnant, c’étaient les crashs d’avions de ligne. Par un malheureux hasard, il arrivait que les âmes du pilote et du co-pilote quittent leur corps au même moment. Dans ces cas-là, leurs âmes ainsi celles de centaines de passagers se perdaient à jamais. Les journaux télévisés aimaient faire sensation en faisant défiler en boucle ces images insupportables de bouts de ferraille, de câbles emmêlés, de valises éventrées et de réacteurs encore fumants. Plus personne ne voulait prendre le risque de monter dans un avion et le trafic aérien s’arrêta net.
Ce qui avait toutefois le plus touché les gens, c’étaient les décès de bébés, entraînés dans la chute de parents ou de nounous qui les portaient à ce moment-là. Personne ne voulant porter de bébés par peur de les tuer, beaucoup de nouveau-nés finissaient toutefois par mourir à cause d’une sévère carence sensorielle et affective. Le monde était en émoi. Le monde était en colère. Les populations demandaient aux autorités de comprendre ce qui était en train de se passer car la vie ne pouvait simplement pas continuer ainsi. Les experts planchèrent sur ce problème inédit dans l’histoire humaine.
Moi-même, j’avais connu cette expérience. Mon âme se détacha en pleine réunion de comité de direction. Nous devions présenter la stratégie de l’entreprise ainsi que les perspectives de croissance pour l’année suivante mais mon âme en avait décidé autrement. Je ne peux pas la blâmer car la réunion était d’un ennui quasi-mortel.
Je travaillais en tant que directeur des achats dans une entreprise dont le P-DG décidait de tout. Il ne supportait ni la contradiction ni l’innovation. Pour lui, tout changement était dangereux. Le pire, il ne s’en rendait même pas compte. Au bout de quatre années à ce poste, je dois dire que je m’étais désormais habitué à l’inertie et aux salamalecs de rigueur mais, au fond de moi, mon âme hurlait son insatisfaction. De plus en plus, j’allais au bureau à reculons, un nœud à l’estomac.
Ce jour-là, le directeur administratif et financier pérorait seul les directives dictées par le P-DG, devant un parterre attentif d’autres membres du comité parfaitement taillés pour le rôle du bon élève. Pas moi. Au beau milieu de ce monologue à rallonge, je mis discrètement mon téléphone sur mes genoux afin d’y noter la liste de courses que je devais faire avant de rentrer à la maison.
« Beurre, œufs, tomates, papier toilette, mousse à raser… ». Sortie de nulle part, la pensée de payer l’abonnement à la piscine du petit pour le troisième trimestre me frappa et m’empressai de la noter aussi avant que je ne l’oublie.
Brusquement, mon train de pensées cessa. C’était le noir complet tout autour de moi. Je hurlai mais ne put entendre aucun son. Ma vision revint et me voilà collé au plafond de la salle de réunion, en train de regarder les membres du codir s’affairer autour de mon corps inanimé. Mon âme venait de se désincarner ! Je descends pour voir ce qui se passait d’un peu plus près quand, à ma droite, une autre âme surgit soudainement.
- Monsieur Dufour, c’est moi, dit-elle.
Aucun son ne sortait de cette âme mais je pouvais en percevoir les pensées et les intentions. C’était Sarah, l’assistante du P-DG.
- On s’est détachés ! hurlai-je en panique totale.
- Calmez-vous, monsieur Dufour. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive et je sais comment on revient dans son corps.
- Comment ? Dites-moi ! Vite ! J’ai une femme et des enfants, nom de Dieu !
- Il faudra d’abord vous calmer parce que, dans un état pareil, vous risquez de vous perdre à jamais dans des méandres desquelles on ne sort jamais, dit-elle fermement.
Je contenais difficilement ma panique mais ses propos m’incitèrent à me calmer. Je voulais revoir mes enfants. Et ma femme, accessoirement, même si récemment elle n’était pas facile à vivre. Je mimais de profondes inspirations du mieux que je pouvais tandis que je lévitais au-dessus de mes collègues tout aussi paniqués. Le directeur financier, avec lequel je m’entendais comme chien et chat, en profitait pour me donner des gifles bien plus puissantes que nécessaire afin de me réveiller. Le salaud. La « voix » de Sarah me ramena à la réalité : ma priorité immédiate était de rattacher mon âme à mon corps.
- Maintenant, imaginez vos sensations lorsque vous vous trouvez dans votre corps.
- Je fais ça comment ?
- Le plus rapide est de vous concentrer puis de penser soit à votre plus grosse douleur soit à…
- A quoi ?! m’impatientai-je.
- A votre plus puissant orgasme.
Au vu de ma relation actuelle avec ma femme, j’oublie direct l’orgasme et choisis la douleur. Je repensai à cette nuit où je m’étais cogné le petit orteil contre le lit et au hurlement irrépressible que j’avais poussé. Le souvenir vivide de cette douleur inimaginable suffit pour que, quelques secondes plus tard, je retrouve mon corps. Sans délai, une autre douleur m’accueillit : le directeur financier, agenouillé à mes côtés, continuait à me gifler. En ouvrant mes yeux, je le fusillai du regard. Il se releva immédiatement et quitta la salle de réunion, certainement déçu de mon retour parmi les vivants.
Après avoir recouvert mes esprits, je m’enquis d’aller vérifier si Sarah était également revenue. Assise à son bureau, elle semblait concentrée à taper un document sur son clavier d’ordinateur. Lorsqu’elle me vit, elle esquissa un sourire qui m’encouragea à aller lui parler, de corps à corps cette fois-ci.
- Contente de vous revoir, M. Dufour.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Notre âme s’est détachée de notre corps, répond Sarah comme une évidence.
- Oui je sais bien mais qu’est-ce qui déclenche ce phénomène ? Vous savez ? C’est flippant quand même de se sentir à la merci de ce truc qui peut arriver à tout moment.
- Que faisiez-vous juste avant que votre âme ne se détache ? demanda-t-elle.
- Euh…rien de spécial…, répondis-je, évasif.
- Si, vous faisiez sûrement quelque chose, insista-t-elle.
- J’écrivais ma liste de courses sur mon téléphone.
- Pendant la réunion de stratégie annuelle ? dit-elle avec un regard amusé.
- Eh bien oui ! Et vous, vous faisiez quoi ?
- Moi, je jouais à un jeu sur mon téléphone.
- Pendant vos heures de travail ?!
Sarah garda le silence en me scrutant d’un regard pesant. Je me sentis instantanément stupide. J’étais sur mon téléphone. Elle était sur son téléphone. Match nul.
- Ok, oubliez ma remarque, ajoutai-je. Vous m’aviez dit que ce n’était pas votre première fois. Comment le détachement s’était déclenché les autres fois ?
- Pareil. Je faisais quelque chose sur mon téléphone. Tik Tok, Insta, Facebook, jeux, tout ça quoi.
- Alors le téléphone y est pour quelque chose ? Vous savez comment les autres âmes se détachent ?
- Non, je n’en ai aucune idée et ce n’est pas mon problème. L’essentiel, c’est que je sais comment revenir dans mon corps. Ils devraient dire au moins dire ça aux gens, à la télé.
Ce soir-là, une fois les enfants et ma femme endormis, je décidai de passer plusieurs heures à effectuer des recherches. En visionnant des dizaines de vidéos provenant de plusieurs pays, je remarquai que la plupart des gens tenait un téléphone à la main au moment de la séparation de l’âme avec le corps. Je tenais là quelque chose mais ignorais encore quoi exactement.
Le lendemain, j’entendis aux informations que la pandémie s’aggravait de plus en plus avec des millions de cas de détachement par jour ! Assis à côté de moi sur la table de la salle à manger, mon fils de treize ans ne put s’empêcher de remarquer :
- Papa ! Regarde, sur la carte du monde, ce sont surtout les pays les plus développés qui sont les plus touchés.
- Ah oui, tu as raison, dis-je tout intrigué.
Au lieu de prendre ma voiture pour aller au travail, je décidai de prendre le métro. Ligne une, direction la Défense. La rame dans laquelle je me trouvais était bondée. Je voulais mener une petite expérimentation. Je me mis à observer les gens et particulièrement ceux qui avaient les yeux rivés sur leur téléphone. A peine quelques minutes plus tard, l’horreur se produisit sous mes yeux : des dizaines et des dizaines de personnes s’effondrèrent, laissant échapper de leurs mains leur téléphone. Toutes celles qui lisaient ne leur était rien arrivé, à part qu’elles furent toutes saisies d’une panique incontrôlable. Des hurlements stridents fusèrent tout autour de moi, certains passagers s’étaient mis debout sur les sièges tandis que d’autres enjambaient les passagers évanouis et se précipitaient vers les portes fermées de la rame. Le métro roulait à vive allure et ne s’arrêtait plus aux stations prévues. Nous nous regardâmes tous avec des yeux exorbités. L’âme du chauffeur a dû se détacher aussi !
Les paroles de Sarah me revinrent à l’esprit. Les gens devraient savoir quoi faire. Sans plus réfléchir, je me mis au milieu de la rame et montai sur un siège. Sous le regard affolé de tous, je me mis à crier de toutes mes forces à l’attention des âmes des évanouis :
- Votre âme s’est détachée de votre corps ! Pour revenir, c’est simple ! Pensez à la pire douleur que vous n’ayez jamais ressentie ! Sentez-la comme si ça se passait en ce moment même ! Allez ! Sentez-la !!
Progressivement, la plupart des passagers reprenaient connaissance. Certains se massaient une bosse sur la tête, d’autres l’épaule ou un genou endolori. Tout le monde n’avait pas encore retrouvé son âme. Plusieurs passagers gisaient encore inconscients à terre. Le métro roulait toujours à grande vitesse, sans jamais s’arrêter et les hurlements reprirent de plus belle dans la rame. J’essayai de hurler plus fort pour me faire entendre :
- Silence !
Tout le monde me regarda comme si j’étais un illuminé. Je criai de plus belle :
- Pour retrouver votre corps, pensez à votre plus puissant orgasme et ressentez-en pleinement toutes les sensations physiques !
Quelques secondes plus tard, le reste des passagers inconscients s’éveilla et, miracle, la rame commença à freiner jusqu’à s’arrêter ! A ce moment-là, j’étais loin de me douter que cet épisode ferait le tour du monde et changerait à jamais notre façon de vivre.
*
Filmé par les caméras de surveillance du métro, la vidéo me montrant tout gesticulant dans la rame de métro devint virale. Je fus interrogé par les forces de l’ordre sur l’enchaînement des événements et partageai la théorie d’un lien probable entre l’usage du téléphone et le détachement de l’âme du corps. J’en donnai évidemment tout le crédit à Sarah. Nous fûmes tous les deux invités sur les plateaux de télévision et la théorie du téléphone prit de plus en plus d’ampleur parmi les experts.
Contre toute attente, une équipe de physiciens indiens fournit une explication qui nous plongea tous dans une profonde confusion. Ils révélèrent que ce que nous considérons être notre réalité était une simulation, gérée par un système.
Leurs récentes recherches avaient pu étudier différentes hypothèses dont celle d’une surcharge récente en données de ce système. Notre « monde » est tellement saturé d’informations qu’il débranche tout programme -en l’occurrence ici toute personne – qui ne sert pas pleinement son dessein. Or, lorsque quelqu’un fait défiler aléatoirement sur son écran des vidéos sur les réseaux sociaux, le système interprète cette personne comme un programme inutile pouvant en ralentir le fonctionnement et il le débranche.
Ce soir-là, assis avec ma femme et les enfants, nous regardions la diffusion mondiale des hypothèses offertes par ces scientifiques. Elles allaient au-delà de l’utilisation du téléphone. Toute personne non concentrée sur sa tâche du moment était susceptible d’être débranchée. Je repensai à la réunion stratégique et à ma liste de courses. Ainsi donc le système avait détecté mon manque de présence à mon environnement et jugé que…je ne servais à rien ! Cette nouvelle fit l’effet d’une bombe et ne tarda pas à susciter des réactions en tous genres.
L’OMS décida d’interdire tout bonnement l’usage du téléphone portable. En guide de protestations, des millions d’influenceurs sur divers réseaux sociaux utilisèrent sciemment leur appareil pour faire détacher leur âme et d’attirer l’attention sur leur cause. Plusieurs centaines de milliers d’entre eux ne purent retrouver leur corps. Une sélection naturelle de la simulation, je suppose. S’ensuivit plusieurs vagues de suicides par tous ceux qui ne voulaient plus jouer au jeu de la vie. Ces millions de morts suscitèrent un émoi tel dans les populations que naquit spontanément un mouvement mondial pour commencer à être plus présent et donner plus de sens à la vie.
De plus en plus de gens entreprirent de se mettre à la méditation, à la pleine conscience et aux exercices de respiration et d’ancrage. Beaucoup délaissèrent un métier qu’ils détestaient pour faire ce qu’ils aimaient vraiment. Le téléphone retrouva son dessein initial : émettre et recevoir des appels seulement. Le programme scolaire changea du tout au tout, incluant en priorité des cours sur les émotions, l’épanouissement personnel et la connaissance de soi. L’OMS déclara la pandémie du détachement des âmes terminée le 26 juin 2038.
Le monde comprit enfin que le problème, ce n’était pas le travail en lui-même mais le manque de sens qui lui était associé. Quant au choc collectif d’apprendre que nous vivions tous dans une simulation, une crise existentielle sans pareille s’ensuivit dans le monde entier. Le pire, c’était que nous n’avions pas de réponses à nos questions car, tout simplement, personne n’en avait.
Cela engendra une grande curiosité qui fit naître un nombre grandissant de pionniers désireux d’aller explorer l’envers du décor de cette simulation que nous appelons la vie. Une nouvelle frontière était née et suscita la convoitise de beaucoup. Les divers gouvernements réglementèrent le secteur afin d’assurer la sécurité des passagers une fois de l’autre côté.
Après ma démission, je décidai de profiter de cet engouement afin de créer ma propre entreprise. « Plonger les Yeux Fermés au Fond de Son Âme » : c’était le slogan de ma nouvelle agence de voyages.
FIN
Peut-être une description plus détaillée de l'"autre coté" serait-elle intéressante. Le passage dans l'autre monde est un peu succint.
Vous pouvez vous spécialiser en futurologie.
Pourquoi pas un jour transformer cette petite histoire en un grand roman.
Et pourquoi pas un film/./