Nouvelle n°4 : « C’est votre plus grande vertu » - Anna & Joachim

Vendredi 10 janvier 2025. 18h07. Université d’Aix-en-Provence - Marseille. Amphithéâtre 2C. Une bande de copains. Léa, Rémi, Anouchka, Edouard, Lorenzo, Joachim et Anna. 

Throwback. Rentrée des classes 2018. Anna arrive tout juste de Toulon. La liane blonde, franchement pas à l’aise, est figée au milieu de la cours. Mais qu’est-ce que je fais là ? Son regard inquisiteur sonde ses futurs camarades. La cata … Vous l’aurez compris, aucun risque de sortir de son retrait délibéré. Pourtant, d’ordinaire, Anna est plutôt avenante. Ça va pas le faire… Les minutes passent, elle s’est presque mise à compter les secondes. Elle se sent bête, à côté de la table de ping-pong, toute seule. Son menton se baisse, une tristesse presque palpable s’empare d’elle. Jenny Humphrey de Constance-Billard parachutée au lycée Saint-Charles de Marseille. Mais ici, c’est plus Eastpack, Nike et Lacoste que Prada, Proenza Schouler et Marc Jacobs. On se fait à tout, se répète-t-elle, souvent. Enfin, à tout… Anna a plus l’habitude à l’esthétique qu’aux joggings et chaussettes de tennis blanches. Bien, qu’en soit, elle n’ait rien contre. Ce n’est juste pas son truc. En compagnie de sa solitude, ses pensées la ramènent à sa rentrée au lycée privé Mirabeau, un an plus tôt. Vraiment, c’était parfait, là-bas… Une douce nostalgie la gagne. Sans conteste, elle s’y sentait si bien. Tout y était agréable, propre, les profs étaient incroyables. En plus, les classes se limitaient à dix élèves. Un bonheur, en soit, pour elle qui aime étudier. Vous vous en doutez, elle s’était préparée à ce quasi choc culturel. Cette année, ça va être différent… Déjà, si j’arrive à rencontrer quelqu’un de cool, ce sera bien ! Instinctivement, son regard se tourne vers la droite, en direction du large portail métallique par lequel les quelques retardataires s’engouffrent, sans réelle hâte. Instantanément, ses yeux verts, éteints, s’illuminent, à nouveau. Joachim est grand. Vraiment grand, même. D’abord surprise, elle est, très vite, intriguée. Ces cheveux !  La coupe du beau métis l’interpelle. Le pourtour de son crâne est rasé. Des dreads sont attachées en un chignon étudié. Elle adore. Joachim tient un livre à la main. De loin, son format laisse penser à un roman. En plus, il lit ! De vous à moi, constater que certains jeunes gens se plaisent encore à la lecture est rassurant. Une légère allégresse gagne Anna, surprise par cette future rencontre pleine de promesses. Joachim se sent observé. Dans ce cas de figure, deux choix s’offrent à nous :

1° Soit on ose regarder qui nous épie

2° Soit on n’ose pas

Pour lui, c’est l’option numéro 1. En effet, la timidité ne fait pas partie de sa palette émotionnelle. C’est plutôt aplomb, témérité voire imprudence. Son courage, mêlé à sa gentillesse, seraient, bientôt, les garde-fous d’Anna. Ils ne le savaient pas mais, tous deux, s’apprêtaient à intégrer la classe de m. Grasco et allaient, très vite, ne plus se quitter.   

- La grande différence entre l'amour et l'amitié, c'est qu'il ne peut y avoir d'amitié sans réciprocité - Michel Tournier

Don de soi, patience, empathie, trois vertus de Joachim. Mais, sa plus grande vertu, Mme Marchand allait lui dévoiler. Cette vertu qu’il n’osait, jusqu’alors, pas reconnaître. 

Sept en plus tard. Vendredi 10 janvier 2025.

Anna : Enfin ! Quel bonheur ! Je rentre direct, je plonge dans mon bain et je me prépare. J’ai réservé pour 20h30 au Rowing.

Joachim : Ok, ok. Y’aura Lo et Rémi ?

Anna : Oui !

Joachim : A tou….

Joachim n’a pas le temps de répondre à sa meilleure amie. L’intrépide jeune femme a déjà disparu dans la foule d’étudiants, pressés de s’enfuir de cette obligation qui, franchement, à l’entente générale, est lourde, la veille de weekend. L’air las, le jeune homme, d’ordinaire plutôt allègre, s’éternise à descendre les marches. Dernier des soixante-sept jeunes gens présents au cours de droit européen fixé de 16 à 18 heures. Il lève les yeux vers le petit bureau marron à la teinte passée, penaud sur une estrade bien trop vaste pour lui. Tiens, mme Marchand est encore là. Bizarre ça…

Mme Marchand, maître de conférence à la faculté d’Aix depuis toujours. On ne lui donne pas d’âge. Je pense 63 – Non ! Elle a bien 70 ! Personnalité racée à la longue chevelure blanche attachée en une natte épaisse. Été comme hiver, elle vêt un tailleur bleu marine parfaitement coupé. Par temps froid, son vison noir agrémenté de gants en cuir aux revers de fourrure ne la quittent jamais. Une redoutable élégance. Redoutable, car elle est, presque, d’un autre temps ; d’un temps où la prestance était de mise. Héroïne hitchcockienne dans Sueurs froides ou femme mure exfiltrée de Mad Men ; je vous laisse le soin de l’imaginer, selon vos (p)références. 

Le père de Joachim suivait déjà ses cours : c’est une femme, comment dire, stricte… Euh, dure. Enfin elle est juste mais, avec elle, tout le monde file droit. Joachim l’aime bien. L’année passée, elle l’a aidé à comprendre et à approfondir certaines notions. Il lui est reconnaissant. En effet, les droits bancaire, financier et monétaire européen et international préservaient leurs zones d’ombres avant ses éclaircissements. C’est d’ailleurs la seule professeure à prendre du temps pour ses élèves en dehors des cours. Leur carrière sera exigeante, leurs responsabilités, certaines. C’est pourquoi elle estime la détermination de celles et ceux qui s’investissent. Et Joachim veut réussir.

Tout comme Anna et Anouchka, il a de l’ambition. Il doit dépasser sa condition. Observer son père peiner en bleu de travail, les mains couvertes de cambouis, l’a profondément marqué. Sa destinée aurait dû être tout autre que de réparer des moteurs dans le quartier de La Timone, au cœur du 10em arrondissement. Malheureusement, après trois ans sur les bancs de la fac, ses projets furent abrégés. A vingt-deux ans, par manque d’argent, rejoindre l’entreprise familiale devint une obligation. Sa maman élevait ses trois frères, plus jeunes. Grâce à son coup de ciseaux, elle gagnait de quoi faire plaisir à ses enfants, de temps en temps. C’est tout. Une vie de famille simple et formatrice, tout compte fait, assez classique.

Ce faisant, à seize ans, une rage de réussite naquit au plus profond de Joachim. Il se devait de performer, là, à cette croisée des chemins où la vie avait décidé pour son papa. Joachim allait s’extraire ; ses parents seraient fiers. Et, surtout, il allait réaliser le rêve de son père. Son master, il le validera avec mention. C’est son cheval de bataille, son objectif réaliste et réalisable. En somme, Joachim sera utile et aura une position. Il ne peut en être autrement.

Mme Marchand : Monsieur Nuvolli.

Instant bref. Les regards se croisent. Joachim baisse les yeux, troublé par la prestance de Mme Marchand.

Mme Marchand : Monsieur Nuvolli. J’ai jeté un œil à votre dernier commentaire d’arrêt. Vous avez affiné votre méthodologie. Néanmoins, monsieur Nuvolli, vous devez être plus critique à présent. Montrez qui vous êtes. Montrez votre force et votre détermination.

Courte réflexion.

Joachim : Madame, effectivement, vous avez raison. Merci d’avoir pris le temps de lire mon devoir. Mais je manque encore de confiance, parfois. Je crois que je me mets trop la pression. J’ai peut-être peur, au fond, de ne pas être aussi bon que je le souhaiterais.

Mme Marchand : Vous savez, Joachim, vous avez cette aptitude : vous êtes maître de vous. Bien que, parfois, vous vous sentez vaciller, vous êtes le seul à le savoir car, à l’extérieur, c’est imperceptible. Et cela, c’est votre plus grande vertu. Cet atout vous permettra d’avancer et de garder les pieds sur terre. Ne pas dévoiler ses émotions est fondamental si vous voulez réussir, et vous allez réussir. J’ai confiance en vous.

Toute réponse serait superflue. A cet instant, l’écoute suffit. 

Joachim : Merci madame.

Joachim la regarde, à présent, fixement. Il la salue et, ragaillardi, s’empresse de sortir de l’amphithéâtre pour rejoindre sa bande de copains.

Mme Marchand : Toute vertu est fondée sur la mesure, Joachim. Vous savez faire.

Pour certaines et certains, l’entrée dans l’âge adulte requiert d’apprendre à se connaître. Se connaître, un complexe sujet. Chacun de nous évolue, chemine, au quotidien, vers le plus, vers le moins. Et, apprendre de notre route, de ce que nous avons en nous, de ce que nous avons autour de nous est une clé à notre développement. Tels des alchimistes, transmuter les « échecs » et les peines en victoires. Nous découvrir, découvrir autrui ; nous accepter, accepter l’autre, tel qu’il est, comme il est ; respecter les chemins de chacun. Nous avons notre propre manière de nous élever moralement et d'acquérir de nouvelles connaissances. Et, nous pouvons choisir de prendre pleine conscience de nos vertus car, cette conscience sera la clé à une réalisation certaine.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez