Jeudi 9 avril 2026. 7h45. Cabo San Lucas, Baja California, Mexique.
La mer de Cortez, l’aquarium du monde de Cousteau. Valéria est tétanisée. Son corps tremble, sa bouche est sèche, ses mains sont moites. Ses yeux sont rivés sur ses pieds, nus, délicatement posés sur le sol blanc du hors-bord. Ils sont dix à y être installés. Huit touristes, comme elle, ainsi que Bill et Juan ; respectivement, le skippeur et shark handler et le guide, spécialiste de la faune aquatique locale. Valéria ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Ça ne devrait pas se passer ainsi ! Mais qu’est-ce que j’ai ? Toute sa vie, elle a attendu ce moment. Elle devrait ressentir une ivresse, un bonheur profond de vivre, enfin, son plus grand rêve. Elle devrait être transportée par l’extase de se trouver en communion avec cet endroit fantasmé depuis toujours. Il n’en est rien.
Juan, grand gaillard aux yeux rieurs, observe Valéria. Es extraño… Il est habitué aux exaltations des passagers. L’homme à la peau burinée par les heures à côtoyer le soleil brûlant s’interroge, soucieux de ne pas voir un large sourire sur ce si joli visage. Sus ojos deben brillar… En effet, son impatience de rencontrer les gardiens des océans devrait être visible, presque palpable. De leur côté, les autres passagers sont si excités qu’ils n’ont même pas perçu l’inquiétude de Valéria…
Juan : Valéria, how are you ? You don’t’ look well. Seasickness ?
Valéria : No, no, I’m just scared…
Non, évidement que non, elle n’a pas le mal de mer. Elle est juste totalement effrayée. Imaginez une petite fille, pleine de vie, nourrie de ses passions, à laquelle ses parents ont omis de raconter une partie de l’histoire…
Les murs de la petite chambre de Valéria sont couverts de posters. On devine à peine la tapisserie bleue, étouffée sous les orques, baleines à bosses et grands requins blancs, tout droit sortis des magazines Wapiti, soigneusement rangés sur l’étagère jouxtant son lit superposé. Pour ne pas abîmer les murs, elle a utilisé de la Patafix, cette pâte à modeler jaune bien utile pour éviter d’énerver son papa, peintre, tapissier et bricoleur, à ses heures libres. A neuf ans, Valéria se passionne pour le monde marin. Je ne sais pas d’où lui vient cette lubie… avance, souvent, Anne, sa maman qui, pour le coup, ne porte aucun intérêt au monde aquatique et émet même n’avoir jamais aimé l’eau, ne se sentant à l’aise que sur la terre ferme.
Depuis ses quatre ans, Valéria, singulière, porte un attrait particulier à cet élément. De fourrure vêtus, des poissons, des tortues, une énorme étoile de mer rose fuchsia gagnée à la foire, l’année passée, cohabitent dans ce petit univers, cette petite grotte sous-marine ; le refuge de Valéria. Jusqu’à ses sept ans, chaque samedi matin, Nageur, son dauphin, l’accompagnait à son entraînement de natation. Son papa, supporter, devait le garder sur ses genoux pour qu’il ne reste pas seul dans le casier. Valéria excellait. Rapide, agile et déterminée ; un vrai poisson, selon Mathieu, son entraîneur. Très vite, elle fut inscrite à ses premières compétitions. Jamais impressionnée face à des petites filles de deux ou trois ans son aînée ; son sang-froid impressionnait. De fil en aiguille, elle intégra l’équipe régionale dans la catégorie Avenirs puis Benjamins. Malheureusement, une blessure au genou droit stoppa net son ambition de performer en Junior. Sa première souffrance, ses premiers maux profonds… Le croyait-elle. Alors adolescente, pendant des semaines, elle se terra dans sa chambre. Alliant collège, séances chez le kiné et lectures. Elle plongea avec passion dans Vingt Mille Lieues sous les mers. Complice d’Aronnax, le narrateur, à la recherche d’un monstre marin s’avérant être le Nautilus. Puis, elle dévora les magazines Geo, transportée par les incroyables photographies ; portes grandes ouvertes sur le monde, abolissant les frontières crées par nos réalités quotidiennes.
Sa maman, inquiète de voir sa fille s’isoler, tentait de lui faire du bien, comme elle le pouvait.
Anne : Valéria, ce soir, il y a un reportage sur les baleines en Basse-Californie. On le regarde toutes les deux. On commandera une pizza.
Valéria : Ok mam’.
Sans grande conviction, Valéria se laissait porter par les quelques gentillesses offertes pas sa maman depuis son accident. Même aujourd’hui, à quarante-trois ans, elle ne se sent toujours pas proche de cette femme bien trop éloignée de ses convictions. Néanmoins, à ce moment, et grâce à elle, sa vie allait prendre une direction nouvelle.
20h48. L’huile piquante coule sur les doigts de Valéria. Elle se délecte de la mozzarella brûlante combinée aux pepperonis et aux grosses olives noires de Chez Nino. Apaisée par ce festin, le bleu céruléen de la mer la tire de son état de béatitude culinaire (une expression bien à elle). Captée par la sagesse des baleines bleues et grises accompagnées de leurs petits, par la malice des dauphins et par l’élégance et le magnétisme des épaulards, elle s’imagine à leur côté. Le très grand écran Samsung dernier cri à la qualité d’images saisissante – Merci papa pour ce cadeau de Noël commun – lui permet, c’est évident, de ressentir, plus intensément, leur force et leur puissance. Quelle majesté. Hypnotisée, Valéria se sent liée à eux, admirative devant tant de grâce et de beauté. Ses maux du corps et de l’âme s’effacent, l’espace d’une heure et demi, devant les paysages à couper le souffle de la Basse-Californie. C’est ça. Maintenant, c’est ça mon objectif. Un jour, j’irai là-bas. J’irai les rejoindre. Le besoin est instantané, instinctif, vital. Obligatoirement, dans cette vie, elle les rencontrera. 22h17, la décision est actée.
-La beauté nous sauve de tout - Quentin Sannié
La beauté venait de sauver Valéria.
Allez, ressaisis-toi. Respire. Un court moment, ses yeux se ferment. Une longue inspiration nourrit son corps ; une longue expiration nettoie ses émotions. Par trois fois, elle répète l’exercice. A l’instant où elle les rouvre, la terre ferme est loin. Éblouis par les reflets du soleil sur l’eau, paisible, ses yeux se plissent pour distinguer les massifs montagneux sur lesquels elle se promenait, seule, la veille, enjouée par son périple en mer du lendemain. Réflexion brève. Jamais elle n’avait été aussi loin du rivage. A dire vrai, jamais elle n’avait eu l’occasion de naviguer en plein océan. Exceptés ses quelques voyages en Europe, raisonnable et prévoyante, Valéria a priorisé les biens matériels aux évasions. La réalité de la vie ayant pris le pas sur les rêves de jeunesse. Effectivement, cette excursion de trois semaines, fruit de quinze ans d’économies, elle se l’est concédée après l’achat de sa petite Polo rouge roi d’occasion et de son F3, choisi sur plan, situé dans une résidence ultra-moderne de Toulouse, à proximité de l’hôpital de la Grave. Valéria, ça fait dix-neuf ans que tu mets de l’argent de côté et là, c’est bon, enfin, tu y es ! Vis le truc à fond ! La voix enjouée du skipper l’extirpe de ses pensées.
Bill : Now, we are in the Pacific Ocean. Let’s meet our friends !
L’excitation est palpable. Chacun scrute la surface de l’étendue bleue sur laquelle des milliers de petites étincelles naissent et meurent, accompagnant le rythme des rayons du soleil entremêlés aux clapotis de l’eau. Le paysage se suffirait presque à lui-même. Presque …
Juan : There ! Look !
L’impressionnant jet d’eau de plusieurs mètres émis par le souffle d’une baleine bleue saisit le petit groupe. Elle est là, toute proche, à une dizaine de mètre du zodiac. Et, surtout, elle n’est pas seule.
Bill : The all family is here ! Look at the babies !
S’en suit une deuxième, puis une troisième. Elles sont en tout et pour tout sept adultes et trois jeunes de quelques mois. Discrètement, un petit curieux s’approche du bateau. Petit… Sachez que le baleineau mesure environ sept mètres et pèse 2,5 tonnes lorsqu’il vient au monde. Et, chaque jour, il peut consommer plus de 500 litres de lait et gagner 90 kg. Accolé à l’embarcation, juste à côté de Valéria, il a sorti le bout de son nez hors de l’eau. Joe et Camille, respectivement à la droite et la gauche de Valéria, émerveillés, se ruent, bras tendus, au plus près de lui, pour tenter de le toucher. La mère du petit, probablement, passe sous le Zodiac. Les touristes immortalisent le mammifère d’environ vingt-sept mètres de long pour cent trente tonnes. Le spectacle est impressionnant. Il faut dire que la baleine bleue aussi appelée aussi rorqual bleu est le plus gros animal vivant à notre époque.
La sensation éprouvée au contact des cétacés est indescriptible. Mélange d’émerveillement et d’admiration, mais également d’appréhension et de vertige. Un sentiment quelque peu similaire à l’émotion ressentie face au monument à Victor-Emmanuel II de la mystérieuse Rome, aux quatre-vingt-trois mètres de l’impressionnant General Sherman siégeant au cœur de la Giant Forest située dans la Sierra Nevada en Californie ou aux soixante-seize mètres de long de l’imposant Boeing 747-8 en station sur le tarmac de l’aéroport international de Pékin. Somme toute, cette magnificence nous replace face à notre condition. Êtres terrestres, l’univers aquatique nous happe tout entier ; cet univers, celui des océans et de ses gardiens qui font le choix d’honorer les Hommes allant à leur rencontre.
Les baleines entourent le Zodiac et animent en Joe, Camille, Lola, Paolo, Bill, Andréa, Ruben, Lin et Tao le même trouble que l’étourdissante mélodie d’un Va, Pensiero de Verdi. De leurs profondeurs jaillissent un condensé de puissantes émotions, décuplées par la toute-puissance du Chœur des Esclaves aux voix meurtries par leur patrie perdue. Les larmes montent aux yeux et roulent sur les visages délestés de leurs tensions, tant l’honnêteté et la pureté du moment sont profondes. Mais Valeria reste dénuée d’émotions. Observatrice statique ; figure de marbre. Dans son inconscient, elle serait une Ondine sortant des eaux. Il n’en est rien. Parfaite antithèse, elle est une statue voilée, certes, mais n’a rien en commun, à cet instant, avec la nymphe émergeant de son royaume aquatique vers le monde des mortels immortalisée par le français Ives Chauncey Bradley, en 1859. Valéria porte le voile des émotions cachées, des non-dits, des secrets invisibles dissimulés sous la surface. Tout comme ces muses inanimées à la délicatesse des courbes quasi organiques, Valéria nous invite à contempler son histoire énigmatique. Derrière tout mal se cache une explication. Et sa réaction, ici, dans ce vaste parc marin de l’UNESCO, est le fruit d’un secret inavoué.
Une crainte parfois ancrée en nous ressurgit. Elle ne prévient pas.
La peur nous retient. Valéria en avait déjà fait l’expérience, comme tout un chacun. Parfois, nos rêves, nos espoirs, nos envies sont fondés sur des châteaux de cartes qui, au moment opportun, se révèlent à nous. Selon Kafka : Il n’existe que des contes de fées sanglants ; tous sont issus des profondeurs du sang et de la peur. Dans une certaine mesure, parfois, oui, car nous ne connaissons pas toujours l’intégralité de l’histoire…
Comment Valéria aurait-elle pu être au fait de l’accident de bateau vécu par sa maman ? Alors enceinte de quatre mois, le dailyboat de son ami Jacques avait chaviré, en pleine mer ; la faute à leur jeunesse, à leur fougue et à leur imprudence. Partis naviguer le soir, leur petite embarcation, tout comme la brise soulève la feuille morte déposée sur le sol, fut retournée par des vents violents. L’histoire fut enfouie par les anciens amants : à l’annulaire d’Anne, la bague en or blanc de son futur époux.
Valéria s’était donc déjà rendue en pleine mer… Ce moment aurait dû être le plus intense de sa vie, mais, c’est ici même que les souvenirs terrifiants, propriétés de sa maman, faisaient surface. C’était le moment. Tout s’explique donc. Les secrets de familles… Les liens transgénérationnels… Tous, nous sommes construits avec et grâce à eux. Nous sommes conscients de leur existence ou non. Ils sont alors fruits cueillis d’une volonté, d’un apprentissage. Au sujet de Valéria, le fardeau de sa maman serait l’enclume à jeter à la mer. Le découvrirait-elle ? Ferait-elle le choix de s’en délester ?
- Chacun est prisonnier de l’histoire de son passé dont il faut se délivrer - Freud