Vendredi 19 avril 2024. 22h07. Nancy, bar La Plantation.
Tablée de six. Bière, vin, rhum arrangé. Écoute, confidences, rires. Jade, Marie, Loïc, Kenza, Paul et Arnaud, 28 à 41 ans, échangent. Ça parle fort, c’est gai. Mode, politique, sexe, environnement… Les sujets sont variés ; sages ou osés, parfois surprenants. Les langues sont déliées. Kenza rit à gorge déployée. Arnaud parle trop fort. Marie passe son tout nouveau baume à lèvres Typology toutes les trois minutes sur sa bouche déjà trop rose boisé. Tous sont proches depuis quelques années déjà. Nul tabou, nulle gêne. Ils croient bien se connaître mais… :
Jade : Hier, je suis allée courir 2h30 ! J’ai battu mon record !
Kenza : Non mais tu m’as dit que tu es allée faire deux footings la veille aussi. T’exagères pas un peu côté sport en ce moment ?
Paul : Oui, j’avoue, ça fait deux mois que tu ne fais plus que ça… C’est la première fois qu’on te revoit tous ensemble…
Jade : Alors quoi. C’est un problème ? C’est mieux que de fumer des pétards matin, midi et soir. Hein Arnaud !
Kenza (à l’oreille de Paul) : Tu sais, depuis que sa maman est hospitalisée, elle va mal…
Paul à l’oreille de Kenza : Oué, c’est son exutoire mais elle m'effraie un peu parfois.
Jade : Oh ! Les messes basses !
Marie : On s’inquiète juste pour toi. On sait que tu vis un moment difficile. Moi aussi, j’ai extériorisé avec le sport et l’alimentation pendant des années. Tout le monde sait où ça m’a menée…
Energie bienveillante autour de la table. Le piano de Nat King Cole ronronne juste derrière. Jade baisse les yeux. Elle se connaît. A 38 ans, elle a appris de la vie. Néanmoins, depuis l’accident, elle met un pansement sur ses maux et a besoin de faire sortir ce qu’elle a en elle via le footing, mais pas que. Elle est secrète. Le soir, seule chez elle, il lui arrive de boire un verre, voire deux ou trois. Avant-hier, elle a même fini une bouteille de Bourgogne. Elle a honte. Personne ne doit le savoir. Pas même sa meilleure amie, Marie. Son unique confidente. Elle le sait pertinemment, dans la bande, elle est la seule à cacher ses traumatismes. Elle ne veut pas en parler. Son père qui l’a abusée. Son ex petit ami qui l’humiliait… Tout ça est gravé en elle. Dans son corps, dans son cœur, au fond de son âme. Loïc et Paul lui ont conseillé d’aller voir leur thérapeute. Marie a une sophrologue incroyable avec laquelle elle a avancé à pas de géant mais Jade ne veut pas. Elle est bloquée. Elle aimerait, pourtant, car elle ne voit pas d’issue, uniquement des échappatoires. Moments de détente, de répit, d’oubli d’un mal être démultiplié dès le lendemain au réveil. Au fond, elle aime cultiver ses maux, ses angoisses, ses peurs. Du coup, elle s’est passionnée, dès le lycée, pour la littérature. Son credo, le XVIIIe siècle et ses poètes maudits. Mallarmé, Corbière, de Villiers de l'Isle-Adam, Rimbaud…
Jade : « La seule chose insupportable, c’est que rien n’est supportable. »
Loïc : Encore ton Rimbaud !
Jade : Oui, encore ! Je le comprends. Je me sens auprès de lui lorsque je le lis !
Loïc : Alala Jade, sors le nez de tes livres un peu, retire tes baskets et sociabilise-toi à nouveau. Tu nous manques !
Marie : Mais oui, nous on veut te voir sourire, danser, oser. On veut retrouver notre Jade !
Cinq paires d’yeux se tournent vers la jolie brune aux yeux vairons. Regards scrutateurs. Voix en suspens. Jade se sent, une fois de plus, toute petite et fragile ; antithèse de la force et du courage qu’elle dégage au quotidien.Elle est si femme, si sensuelle, si énigmatique. Elle a du chien. Elle plaît. Mais, en ce moment, c’est trop dur, elle est débordée. Débordée par l’angoisse de la mort. Sa maman alitée, elle se sent inutile, frustrée, incomprise. Elle ne se reconnaît pas. Alors, ces entités sournoises qui la fréquentaient entre ses 22 et 27 ans viennent à nouveau la titiller. Elle aimerait les exorciser mais elle en est incapable. Le sport, l’alcool, la cigarette qu’elle a reprise… Elle aussi.
Arnaud : Je sais que je ne suis pas un exemple de vertu mais franchement Jade tu es trop excessive quand t’as des coups durs ! J’arrive pas à te suivre. Sois un peu plus détente ! Enfin essaie.
Kenza : C’est bon arrête. Elle est comme ça. Elle fait comme elle peut.
Jade se recroqueville encore un peu plus sur la banquette pourpre en simili cuir élimée. Pensive : « Excessive. Je suis excessive. Je sais que je suis excessive. Mais je ne sais pas faire autrement. Je suis ainsi… »